Par Philippe Silberzahn.
Cet article est le premier d’une série consacrée à l’Effectuation, la logique utilisée par les entrepreneurs experts dans la création de nouvelles entreprises et de nouveaux marchés.
Imaginez que vous souhaitiez inviter des amis à dîner. Comment allez-vous élaborer et préparer ce dîner ? Il y a deux approches possibles. La première consiste à réfléchir au menu, à décider des plats et à dresser la liste des ingrédients et ustensiles nécessaires. Une fois cela fait, il faut aller faire les courses pour acheter le nécessaire, revenir et faire la cuisine après s’être organisé : je fais le dessert d’abord car il doit rester 24h au frigo, je ferai les côtelettes au dernier moment après l’apéritif, etc. Dans cette approche, les ressources (ingrédients) sont déterminées par le but fixé initialement (menu, préférences des invités, etc.). L’approche est dite « causale » car une fois les effets (buts) déterminés, on peut agir sur les causes (ressources), c’est-à -dire ce qui produit les effets escomptés.
La seconde approche consiste à ouvrir le frigo, regarder ce qu’il y a dedans, et faire avec. Contrairement à l’approche causale, les buts sont déterminés par les ressources disponibles. Si on a des tomates dans le frigo et des pâtes dans l’armoire, on fera des pâtes sauce-tomate. Si on a des pommes de terre, on partira sur autre chose. L’approche est dite « effectuale » parce que l’on peut agir sur les effets (buts) mais pas sur les causes (c’est-à -dire les ressources, qui sont le point de départ). Il vous manque certains ingrédients ? Demandez à vos amis de les apporter. Ce que chacun se propose d’apporter en plus de ce que vous avez déjà déterminé ce que sera, au final, le repas. L’approche correspond au vieil adage « un tiens vaut mieux que deux tu l’auras », c’est-à -dire qu’on fait avec ce que l’on a maintenant plutôt que d’imaginer ce que l’on pourrait faire si l’on avait autre chose.
L’approche causale correspond à la démarche stratégique classique, qui consiste à définir des buts pour ensuite trouver les ressources nécessaires à leur accomplissement. Elle correspond également à la manière de penser qui nous a été enseignée depuis toujours : commencer par définir nos objectifs pour ensuite étudier comment les atteindre. Rappelez-vous lorsque l’on vous demandait, dès le plus jeune âge « Que veux-tu devenir plus tard ? » Cette question est en effet problématique. Quand un enfant a dix ans, comment peut-il imaginer son métier futur sachant que de nouveaux métiers s’inventent chaque année ? Poser cette question, c’est engager l’enfant à choisir un métier qui existe déjà et qui est bien identifié – médecin, pompier, comptable plutôt que de lui permettre d’imaginer ce qui pourrait être. La première fois qu’on m’a posé cette question, le PC n’existait pas. Il faudrait donc interdire de poser cette question, et plutôt demander « Que feras-tu dans les prochains mois qui sera intéressant ? » et d’ajouter « avec qui comptes-tu le faire ? »
L’approche effectuale est celle qui est le plus souvent utilisée par les entrepreneurs. Ceux-ci partent des moyens à leur disposition pour définir de nouveaux buts : que puis-je faire avec ce que j’ai ? Même si, par définition, les entrepreneurs ont souvent peu de moyens, ils en ont toujours et souvent ceux-ci sont insoupçonnés. Hors une grosse levée de fonds, les entrepreneurs disposent de trois types de ressources : 1) La personnalité de l’entrepreneur (qui va l’orienter dans telle direction plutôt que telle autre), 2) Sa connaissance (expertise de base), et 3) Ses relations (qui vont constituer son vecteur).
1. Qui je suis : on l’ignore souvent, mais le point de départ d’un projet entrepreneurial est l’individu et sa personnalité, pas l’idée. L’idée émerge d’un individu et d’une situation donnée : une rencontre, une frustration, un étonnement, une difficulté ou un problème à résoudre. Par exemple, Mohamed Yunus a démarré Grameen Bank, le pionnier du micro-crédit au Bengladesh, parce qu’il s’étonnait qu’un groupe de fermiers n’arrive pas à emprunter… 27 dollars. À partir de cet étonnement initial, il a rencontré des banques, des responsables politiques et des activistes et peu à peu, au travers de son action et de ses rencontres, l’idée d’une banque consacrée au micro-crédit a germé.
2. Ce que je connais : La connaissance constitue la seconde ressource principale de l’entrepreneur. Un ingénieur récemment licencié mettra à profit ses connaissances de l’industrie pour imaginer une nouvelle activité. Il ne s’agit pas nécessairement d’expertise. Même un individu sans éducation formelle dispose d’un stock de connaissances spécifique et souvent très riche. Pour reprendre le cas de Grameen, l’activité principale de la banque dans ses premières années fut ainsi de financer des micro-activités de location de téléphone mobile lancées par des femmes du Bengladesh.
3. Qui je connais : L’appui sur un réseau est la troisième ressource de l’entrepreneur. Ici il ne faut pas comprendre réseau au sens statique de réseau d’anciens élèves d’une même école, mais au sens d’une construction dynamique. Ainsi, lorsqu’un entrepreneur veut savoir si son idée a un intérêt, plutôt que de réfléchir seul dans son bureau, il a tendance à aller en parler autour de lui et voir les réactions que cela suscite. L’idée est dès lors de susciter des engagements pour développer le nombre de parties prenantes au projet. Par exemple, on montrera le produit à un client potentiel et on cherchera à ce que celui-ci s’engage sous la forme d’une pré-commande. On demandera à un partenaire potentiel de nous prêter un local ou de nous mettre une machine à disposition. La démarche consistera donc à se demander « Qui je connais qui peut m’aider ? » Une connaissance qui s’engage par une aide, même minime, voire symbolique, apporte des ressources au projet et peut elle-même introduire une nouvelle connaissance.
« Qui je suis », « ce que je connais » et « qui je connais » constituent ainsi les trois types de ressources fondamentales sur lesquelles l’entrepreneur base le développement de son projet. Ainsi, le point de départ d’un projet n’est pas une idée brillante, mais bien la personnalité de l’entrepreneur qui va développer une idée par des interactions avec un réseau qui va se constituer progressivement. Comme dans l’exemple du frigo, ce vers quoi le projet se dirigera au final dépendra des parties prenantes qui s’y engageront. Ainsi, l’entrepreneur n’essaiera pas de deviner l’avenir, mais le construira avec ces parties prenantes.
Pour une introduction générale à l’Effectuation, voir mon précédent billet.
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Sur le web.
Merci M. Silberzahn pour cette explication à la fois simple et claire de deux logiques que nous utilisons chaque jour sans le savoir, à la manière de M. Jourdain. L’entrepreneur est en effet celui qui regarde ce qu’il a et essaie d’en faire quelque chose, pour lui, pour les autres, pour la société, pour gagner sa vie, pour des clients, des consommateurs, et aussi pour le plaisir de construire et de partir à l’aventure. Je crois même que le bon entrepreneur (celui qui parviendra à réaliser ses projets) est celui qui saura faire des allers-retours entre logique causale et effectuale, à utiliser cette bascule mentale pour débloquer des situations qui sous un certain angle semblent fermées.
Vous le soulignez avec raison : il n’est pas nécessaire d’avoir de hautes connaissances ; je crois que le mélange d’expériences et de savoirs glanés ici et là dans l’existence crée des hommes suffisamment originaux, suffisamment uniques dans leurs visions et leurs façon de faire pour que chacun puisse être entrepreneur, pour que chacun ait quelque chose d’original à aller échanger avec les autres.
Une question alternative que l’on pourrait poser aux enfants au lieu de l’impossible « que veux-tu faire plus tard » est « qu’est-ce que tu aimes, maintenant ? ». Et d’encourager et cultiver ces penchants dès le plus jeune âge.
Merci !