La France n’appartient pas aux Français

L’unique appartenance admissible à un groupement humain se fonde sur la libre décision de s’organiser en suivant des processus abstraits et toujours ouverts.

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République (Crédits : melina1965, licence CC-BY-NC-SA 2.0), via Flickr.

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La France n’appartient pas aux Français

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Publié le 17 mars 2014
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République (Crédits : melina1965, licence CC-BY-NC-SA 2.0), via Flickr.
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« J’aime trop mon pays pour être nationaliste. » Albert Camus

 

On a déjà pu lire dans Contrepoints tout le mal que l’on pouvait penser de l’insulte faite à la raison qu’est le nationalisme, cette forme d’inculture qui imprègne toutes les cultures, comme le rappelle Mario Vargas Llosa. Pourtant, il semble presque inconcevable qu’en ce début du XXIe siècle – alors même que nous commémorerons le centenaire du désastre sans nom que fut la Première Guerre mondiale – il faille encore combattre cette perversion exaltée de la conscience nationale, selon la définition d’Isaiah Berlin. Le pire, c’est que l’on ne peut même pas parler de renaissance du nationalisme car il semble que jamais il ne mourut.

La naissance de l’idée qu’une population donnée pouvait être personnifiée et sa présentation comme doctrine cohérente remontent, comme on le sait, à la fin du XVIIIe siècle en Allemagne au travers des conceptions de Volksgeist et de Nationalgeist forgées par le poète et philosophe Johan Gottfried Herder. Par la suite, cette idéologie anthropomorphique qui causera tant de misères dans le monde se nourrira philosophiquement des écrits du monarchiste ultramontain de Maistre, mais aussi de ceux de Hegel, Fichte, Schelling ou Maurras. De même que des travaux de List dans le domaine économique. En faisant du culte de l’État nation l’hypostase politique par excellence, Hegel inspirera aussi bien la droite radicale que la gauche, non seulement en Allemagne mais un peu partout à travers l’Europe. Et si l’on étudie la notion du droit qu’en avait Fichte – précurseur des « faux droits » – on s’aperçoit qu’elle était fondée sur des critères socialistes et qu’elle ouvrit la voie au national-socialisme. Schelling, disciple des deux précédents, décrivait quant à lui avec emphase l’individualité de la nation tout en la refusant aux individus. Alors que Maurras plaçait par-dessus tout les « intérêts supérieurs » de la France tout en excluant de la nation française protestants, juifs, francs-maçons, et « métèques ».

Non seulement ses fondements théoriques, mais également toutes ses concrètes applications historiques font que le libéral ne peut qu’abhorrer le nationalisme. Il y a, bien sûr, les guerres provoquées par cette philosophie mortifère, depuis l’annexion de l’Alsace-Lorraine par la Prusse jusqu’aux derniers événements en Ukraine, en passant par la guerre du Pacifique ou le désastre yougoslave. Mais aussi la culture artificiellement barbelée, le provincialisme abrutissant des esprits, le narcissisme troglodyte, l’intolérance stupide envers l’autre langue, l’autre race, l’autre histoire, l’autre religion, ou encore le dirigisme économique. Mais surtout, surtout la force que les nationalistes doivent impérativement user, au travers de l’État, pour imposer aux individus leur politique interventionniste et leur programme de « construction » ou « sauvegarde nationale ». Car telle est la contradiction fatale qui mine le nationalisme : l’identité nationale serait soi-disant un devenir naturel, mais il faudrait sans cesse la préserver au sein d’une communauté enfermée, endoctrinée, contrôlée et menée à la baguette.

Et pourtant, l’idée de nation n’était pas hostile, au début, à la liberté. Au contraire, dès lors que la nation est bien perçue pour ce qu’elle devrait être – selon la vision qu’en avait Ernest Renan dans son discours « Qu’est-ce qu’une nation ? » – à savoir une étape du processus historique d’évolution politique où le monopole de la force est distribué selon des divisions territoriales en diverses juridictions souveraines afin d’éviter les risques d’un gouvernement universel. De fait, comme l’analysait Hannah Arendt, l’établissement d’un gouvernement mondial, loin de créer un « citoyen du monde », signifierait la fin de la citoyenneté.

Cette évolution politique était née, aux XVIIIe et XIXe siècles, en réaction à l’absolutisme politique de l’Ancien Régime, quand les possessions des princes ne connaissaient pas de frontières et les individus passaient arbitrairement d’un joug à l’autre selon les caprices dynastiques ou le hasard des guerres. Alors, la nation représentait l’association politique d’individus libres, en remplacement de la communauté traditionnellement structurée autour d’une lignée royale ou d’une religion ; et patriote signifiait avoir l’esprit ouvert. L’idée de nation n’était pas dirigée contre l’étranger mais contre le despote, qui tyrannisait également cet étranger. Malheureusement, au fil du temps, ce nationalisme libéral, pacifique, qui n’était pas hostile aux gens, mais seulement aux princes se transforma en ce nationalisme militant, exclusif et liberticide que nous connaissons depuis. Qu’il est loin le temps où Renan rejetait la création ex nihilo de la nation comme catégorie mentale, admettait volontiers que celle-ci n’était pas indissoluble, prophétisait une série d’hécatombes sous forme d’actions et réactions provoquées par le principe national et concluait : « L’homme n’est esclave ni de sa race ni de sa langue, ni de sa religion ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. »

Définitivement, le libéral n’est pas nationaliste.

Même s’il semble que le sentiment d’appartenance à un groupe soit un refuge chaleureux, une nécessité humaine même, ni la terre ni la culture, ni quoi que ce soit d’autre ne peut servir de colonne vertébrale en faisant référence à une improbable identité nationale et justifier, en vue de maintenir des traits préétablis, la violation de libertés élémentaires et fondamentales des individus qui composent la nation. Herder errait complètement quand il assurait que les yeux de l’âme individuelle devaient être conscients de la reconnaissance de l’âme collective. Et le défenseur des droits naturels en général et de la liberté en particulier ne pourra jamais admettre que les relations entre individus soient soumises à de vaporeux et inquiétants concepts d’« esprit national » ou de « communauté nationale ». Comme il s’opposera également à ce que l’autonomie individuelle – l’unique base légitime de l’organisation politique – soit expropriée au profit d’une prétendue rationalité d’un État qui en plus de penser faussement pouvoir disposer de l’information suffisante et précise pour diriger nos vies, finit toujours par inventer une symbolique sans le moindre fondement rationnel.

Et pourtant, il se trouve encore des libéraux ou prétendus tels qui, même s’ils rejettent l’idée de la nation comme une entéléchie supérieure, font entrer par la fenêtre les miasmes mentaux du nationalisme au travers de la « volonté populaire », via les concepts de souveraineté, de représentation démocratique ou même de copropriété. Ce mécanisme s’observe, par exemple, dans la problématique de l’immigration.

Ainsi, certains soutiennent que tant qu’existera un État-providence, le gouvernement élu par la population doit mener une politique migratoire sévèrement restrictive. Et empêcher l’entrée sur le territoire des immigrants au motif que la population préférerait habiter dans des environnements culturellement homogènes. À partir de postulats libéraux, il est impossible de souscrire à cette vision qui implique que l’État pourrait faire usage de la force contre des individus qui n’ont agressé personne, ni attaqué aucune propriété privée. Alors que la présence d’un immigrant devient légitime dès lors qu’il possède une propriété sur le territoire, ou qu’un natif est disposé à l’avoir comme employé, client ou locataire. L’État, quand bien même il appliquerait la volonté de la majorité de la population, n’a aucun rôle à jouer ici ; et, en cas contraire, il violerait les droits naturels aussi bien de l’immigrant que du national qui voudrait avoir des relations libres et volontaires avec lui (principe de non-agression, liberté de circulation, droit à disposer librement de sa propriété, etc.)

On se rappellera que l’idée de souveraineté – qui était liée à l’origine à l’absolutisme hobbesien et passa ensuite à la « volonté populaire » et, par délégation, à une interprétation du gouvernement représentatif lié au système démocratique – a préoccupé des auteurs comme Benjamin Constant ou Herbert Spencer. Constant rappelait que les individus possèdent des droits individuels indépendants de toute autorité sociale ou politique, que toute autorité qui violait ces droits devenait illégitime et que même la volonté de tout un peuple ne peut rendre juste ce qui est injuste. Dans The Man versus the State, Spencer, lui, estimait que si la fonction du libéralisme avait consisté dans le passé à établir des limites au pouvoir des rois, aujourd’hui le travail du vrai libéral était de limiter les pouvoirs du parlement, c’est-à-dire du peuple lui-même. Car, comme le résumait Bertrand de Jouvenel, le passage de l’autorité du prince vers le peuple signifia la construction d’une souveraineté sans limites ni règles, dont nos ancêtres ne pouvaient avoir la moindre idée.

La souveraineté est ainsi devenue un concept cher au nationaliste, qui refuse de comprendre que les droits des individus ont prééminence sur l’autorité, dont la mission est de veiller à la sauvegarde de ces droits. Dans le meilleur style orwellien, le nationaliste en arrive même à considérer la sujétion comme la manifestation consubstantielle à la souveraineté.

D’autres personnes développent un argumentaire un peu plus sophistiqué, mais qui convainc tout aussi peu, tournant non pas autour des idées de souveraineté ou de démocratie mais de celle de copropriété. Selon cette vision, la propriété publique d’un pays appartiendrait aux contribuables qui en seraient les copropriétaires. Et donc, l’État devrait procéder comme s’il était un administrateur de la propriété des contribuables, en fixant des normes d’usage en accord avec les préférences de ceux-ci. Ce qui fait que, revenant au cas de l’immigration, si la majorité des contribuables s’opposent à l’arrivée d’étrangers sans restriction, l’État pourrait limiter l’accès des immigrants aux propriétés publiques, restreignant ainsi de fait l’immigration sur le territoire.

Mais cette thèse est parfaitement fallacieuse. Tout d’abord, la propriété publique n’appartient ni à la population nationale ni même aux contribuables. Ainsi, les Français ne sont pas copropriétaires des installations publiques françaises. Cette vision des choses est parfaitement farfelue et ne repose sur aucune réalité politique, sociale et encore moins juridique. De fait, si cette idée de copropriété avait le moindre fondement réel, un Français devrait pouvoir monnayer sa part de copropriété et la vendre à un compatriote ou même à un étranger, dès qu’il quitte définitivement le territoire. Ce n’est, bien évidemment, pas le cas car la « copropriété nationale » existe aussi peu que le prétendu « contrat social ».

Mais même si l’on accepte, momentanément, cette hypothèse de « copropriété nationale », cette dernière ne justifie pas pour autant le viol des droits d’une partie des « copropriétaires » qui désireraient engager des travailleurs immigrés ou leur fournir un logement. De la même manière que la copropriété d’un immeuble ne peut justifier, sous prétexte de gestion des parties communes, la violation du droit d’un des copropriétaires de louer ou de vendre son bien à qui il le souhaite, notamment à un étranger dès lors que ce dernier remplit les conditions exigées pour tout national. Et pour revenir à l’immigré, pour qu’il puisse intégrer la nation, on lui demandera qu’il renonce exactement à la même chose que l’on demande aux Français de naissance : ne pas attenter aux libertés et aux droits naturels des gens, ni plus, ni moins.

En résumé, un Français a le droit de décider qui peut vivre, travailler ou acheter sur sa propriété, mais il n’a aucun droit pour décider qui peut vivre, travailler ou acheter en France. La France n’est pas une copropriété. La France n’appartient pas aux Français.

Pour progresser dans la voie du renforcement des fondements de la société ouverte chère au libéral, il faut faire usage de critères indépendants et faire preuve d’une attitude socratique face à la connaissance. Il est impératif de conserver une méfiance permanente face au pouvoir politique en vue de permettre le déplacement de l’axe des débats et des idées vers de meilleures positions favorisant la défense des droits naturels de l’individu dans un processus évolutif qui ne connaît pas de fin. C’est pourquoi, comme l’enseignait Popper, sont extrêmement pernicieux les historicismes qui prétendent nous révéler les inexorabilités de la société humaine. L’expérience nous montre que le nationalisme, comme historicisme, mène toujours au collectivisme, à l’étatisme et à la limitation de la liberté. Tout autant que le socialisme, il est l’ennemi définitif du libéralisme. Et même si l’idée de nation fut à l’origine un beau concept libéral, il n’y a aucune logique à vouloir le conserver aux dépens de la liberté, de l’indépendance des idées ou de l’esprit critique. La seule manière pour un libéral d’adhérer à nouveau à l’idée de nation, c’est de se rappeler, en oubliant les chimères de « destin national » ou de « copropriété nationale », que la nation n’est pas une création de l’esprit, encore moins la concrétisation déterministe d’une loi historique inexorable. Mais qu’elle est un processus évolutif qui donne bien lieu à une réalité : une association politique – qui n’a aucune assurance de durer immuablement dans le temps et l’espace – d’individus sur un territoire donné et bordé de frontières qui servent seulement à indiquer jusqu’où s’étend la juridiction de l’autorité en charge de protéger leurs droits naturels. La nation n’est pas une limite pour les cultures, ni les peuples. Et, comme l’explique si bien Renan, elle n’existe que si elle est plébiscité chaque jour, de la même manière que l’existence de l’individu est une perpétuelle affirmation de la vie.

Aujourd’hui, le programme politique du libéral doit être l’impertinence ; et la liberté, sa seule nation. Car si la tradition est bien une réalité dont il faut tenir compte, il faut le faire comme le préconisaient Popper et Hayek : à l’instar d’un texte archaïque qu’il faut lire et relire, soumettre à la discussion rationnelle et à la transformation permanente. Tout ce qui est « nous » doit être sans cesse remis en question. L’historicisme nationaliste qui prétend que les actes des individus doivent être jugés à l’aune d’un contexte préétabli doit être rejeté sans appel. Et, pour le libéral, l’unique appartenance admissible à un groupement humain se fonde sur la libre décision de s’organiser d’une manière non pas basée sur l’idée de nation ni même de « copropriété nationale » mais en suivant des processus abstraits et toujours ouverts. C’est seulement en maintenant ce cap et en redoublant d’efforts en faveur d’une société ouverte que nous pourrons dire avec Borges que « viendra un autre temps où nous serons cosmopolites, citoyens du monde comme disaient les stoïques et que disparaîtra cette chose absurde que sont les frontières ».

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