Par Gabriel Lacoste.
Salut à toi, héros moderne. Tu crois avoir bâti une société meilleure depuis maintenant plus de cinquante ans au Québec. Tu t’es trouvé un bon boulot dans une salle de classe ou un média et tu racontes à nos enfants ta belle histoire. Ou bien tu travailles pour le gouvernement. Tu te vois comme un de nos sauveurs qui, sautant dans la mêlée, ira aux barricades pour défendre le contrôle de l’État sur notre santé, notre éducation, notre entraide, notre justice et notre portefeuille contre les riches qui veulent s’en emparer. Voilà ton rôle.
Et si je te racontais une autre histoire ? Et si je te disais qu’en voulant devenir notre sauveur, toi, le héros moderne, tu es devenu notre persécuteur et que tu ne sais plus trop ce que tu fais ? Il se peut que tu n’aies pas envie de le savoir. Voici deux pilules ; une bleue et une rouge. À toi de choisir.
S’associer contre l’oppresseur
Le héros prend son origine dans une contestation des hiérarchies traditionnelles au profit des exclus. Le héros de tes grands-parents, c’était le messager de Jésus qui diffusait sa bonne nouvelle selon laquelle tous les exclus au cÅ“ur pur seront sauvés par des miracles. Tu as aimé cette histoire, mais tu la trouvais un peu vieillotte. Une soutane, ça fait ringard. Tu es alors devenu moderne en changeant le nom des lieux et des personnages. Tu attribues à ton peuple les mêmes pouvoirs salvateurs qu’à Jésus, puis tu t’en fais le « représentant ».
Tu t’associes politiquement à d’autres pour émanciper les femmes, les pauvres, les travailleurs, les marginaux, les minorités culturelles, les peuples opprimés, du patronat, de la finance, de l’Église, de la majorité anglophone, de l’homme blanc, de la police et des codes de vie bourgeois. Tu suspectes la liberté économique d’être complice des puissants, car tu les vois comme plus habiles à tirer leur épingle du jeu des échanges impliquant de l’argent. Tu les vois marchander autour de l’assemblée du peuple et tu te dis que, le jour où, tel Jésus, le peuple entrera dans le temple pour les y chasser, le monde sera meilleur.
Au-delà de ces symboles accrocheurs, tu crois que les exclus sont mieux défendus derrière une bannière politique que seuls dans la jungle des marchés, la main protégeant leur portefeuille et choisissant librement ceux avec qui ils veulent échanger. Ta croyance a pourtant une faille logique : si nous sommes vulnérables seuls en situation d’échange, nous le sommes tout autant en situation d’association politique. Si les échanges contiennent des mécanismes de domination, l’association politique en contient elle aussi, même enveloppée dans des discours de justice sociale et de solidarité populaire.
Et si je te racontais que les nouveaux privilégiés de ton système réussissent à camoufler cette nouvelle domination en nous racontant l’histoire de ton héroïsme ? Et si c’était toi qui agissais de la sorte ?
Nous libérer pour notre bien
Toi, le héros moderne, tu idéalises le socialisme démocratique. Tu vises l’égalité. Selon toi, « liberté » ne signifie pas nous laisser prendre des décisions par nous-mêmes et vivre avec les conséquences. Non, car tu estimes que nous sommes sous l’emprise de différents « déterminismes sociaux » qui nous poussent à agir contre nos intérêts au profit d’une classe dominante. Nous, les consommateurs, sommes influencés par des publicités mensongères. Nous, les femmes, sommes endoctrinées par une culture patriarcale machiste. Nous, les pauvres, agissons parce que nous avons été privés d’un milieu de vie stimulant. Ceux qui ont eu la chance d’être mieux placés que nous à la naissance peuvent donc nous exploiter plus facilement. Nous qualifier de libre est une erreur.
Tu te vois alors comme celui parmi nous qui s’est libéré « réellement ». Tu t’autorises à nous imposer politiquement des mesures de « correction » visant à nous libérer ainsi de nos chaînes pour notre bien.
Ton discours cache une nouvelle forme de domination dans laquelle tu es au centre. Tu iras travailler en missionnaire dans ces programmes gouvernementaux munis d’instruments de contrôle sur nous. Nous, les clients de services essentiels, devenons tes « usagers » et sommes obligés de te payer et de recevoir tes services à ton tarif selon tes exigences. Tu peux désormais faire valoir ton propre plan « éducatif » à l’encontre du nôtre. Nous, les étudiants, devons suivre plus de cours que nous le voulons sous prétexte de nous former à la citoyenneté. Nous, les pauvres, pouvons être amenés à nous faire imposer des « conseillers » qui nous contrôlent et nous sermonnent moyennant un cadeau monétaire qui encourage notre dépendance.
Nous te voyons aussi compliquer les échanges économiques au point de repousser ceux parmi nous qui se risqueraient autrement à augmenter nos opportunités.Nous, les consommateurs, payons plus cher pour un service parce que tu as cru bon d’imposer toutes sortes de mesures coûteuses à telle ou telle industrie. Nous, les personnes âgées, sommes à la merci d’une bureaucratie moins humaine que ne l’était la solidarité de nos enfants. Nous, les épargnants, sommes systématiquement taxés pour stimuler la consommation et dépossédés de fonds nécessaires à notre retraite au profit d’une pension hors de notre contrôle. Tu intimides les décideurs dans des secteurs stratégiques de la production en nous en refilant les coûts dans nos taxes ou en détournant des investissements qui nous seraient utiles ailleurs. De ton côté, tu peux avoir des conditions de travail qui font l’envie d’une autre part de la population, sécurité d’emploi et fonds de pension garantis.
Tu nous infantilises. Nous serions selon toi « inaptes » à prendre des décisions par nous-mêmes. Tu dépeins la liberté économique comme la liberté du riche de nous arnaquer. L’envers de cette affirmation, c’est que nous n’avons supposément pas la capacité de négocier nos prix tout seuls, de demander des certificats, d’en appeler à un intermédiaire librement choisi pour nous protéger ou de faire le tour des marchés du travail pour trouver la meilleure offre. Nous aurions besoin de ta supervision et nous sommes donc à la merci de démagogues comme toi qui s’autoproclament nos « représentants ».
Contrairement à tes idées reçues, la division fait parfois la force. Si nous choisissons un représentant commun pour nous procurer des films auprès de l’industrie cinématographique, nous avons moins de chance d’avoir ce que nous voulons et plus de chance de nous faire arnaquer. Si nous y allons séparément, nous diversifierons l’offre et la différence de nos expériences nous informera efficacement sur ce que nous pouvons obtenir. Ce qui est vrai du cinéma l’est de l’éducation, de la santé, de la sécurité, de l’entraide et de la justice. Si nous étions libres d’acheter nos services aux plus offrants, nous pourrions faire le tour de toutes sortes de modèles éducatifs, de méthodes pour certifier notre compétence sur le marché du travail, de types d’assurances santé, et ainsi de suite. Nous pourrions comparer les prix et inciter ainsi les marchands à faire preuve de débrouillardise et d’économie pour nous séduire.
Toi, le héros moderne, tu arrives avec tes gros sabots et uniformises l’offre de ce qui nous est essentiel. Tu nous enlèves l’opportunité de découvrir laquelle des options est la meilleure pour nous en ne nous présentant que la tienne. Nous t’obéissons alors aveuglément, car nous ne connaissons plus rien d’autres que toi. Tu révèles ainsi ta figure de persécuteur habillé de valeurs sacrées. Tu nous dépossèdes de notre dignité à choisir par nous-mêmes et tu te sers au passage en croyant bien faire.
Ton esprit juvénile
Mes discussions avec toi m’ont désenchanté et enlevé l’espoir de te convaincre par la raison. Je ne t’écris pas cela parce que je te crois idiot ou vicieux, mais parce toute cette histoire ne se joue probablement pas dans ton cerveau, mais dans tes tripes. Ton socialisme démocratique a été bâti par des jeunes adultes et cette donnée devrait te mettre la puce à l’oreille concernant les ressorts qui te font agir. La jeunesse mène habituellement un combat épique contre le mal en sautant dans l’action avant de comprendre ce qui se passe et je te suggère que c’est que tu fais depuis plus de cinquante ans.
Cette pulsion est dangereuse. Lorsqu’elle agit en toi, tu n’écoutes plus les autres, mais les obliges à aller vers ta vision sans envisager que tu puisses faire partie du problème plus que de la solution. Tu peux en venir à croire qu’il y a des violences légitimes. Ridiculiser des opinions, attaquer l’intégrité morale de tes adversaires, bloquer des salles de classe, traiter les autres d’attardés ou te réunir en bande pour exiger de saisir le fruit de notre travail pour te le donner prend les allures du civisme. Tu rallieras de façon déloyale les gens derrière ta cause. Tu agiteras des mots et des noms comme des épouvantails en accusant ton adversaire d’être derrière le « néo-libéralisme de droite ». Tu seras convaincu que les faits sont devant nous et que seuls des êtres mal intentionnés peuvent les nier. Au fond, c’est normal. Tu combats le mal et les enjeux sont si grands que tous les moyens sont bons pour triompher, non ?
Tu t’enfonces pourtant dans la pensée magique. Tu crois que nous agitons la liberté économique comme une baguette qui solutionne tous les problèmes, mais permets-moi de te renvoyer la critique. À t’écouter parler, l’argent est une poudre de perlimpinpin. Il y en a beaucoup à un endroit et peu ailleurs. Tu présumes que lorsque l’argent des super riches sera entre nos mains, nous aurons davantage de médecins, de meilleures écoles, plus de temps pour nos loisirs et ainsi de suite. Par magie, l’argent va faire jaillir ces services. Il n’y aura pas de conséquences imprévues. Tu en as eu la vision dans une boule de cristal qui a la forme d’une théorie inspirante.
Sous le règne de Mao, des héros chinois ont eu l’idée de tuer les oiseaux afin de sauver la nourriture qu’ils « pillaient ». Par la suite, ils ont affronté des invasions de sauterelles, puis des millions de personnes sont mortes de faim. Tu modifies un élément majeur d’un système complexe et tu enclenches une réaction en chaîne imprévisible, car tu n’en comprends pas la totalité. Nos interactions volontaires fonctionnent de la même manière. Les milliards d’un super-riche et son mode de vie luxueux sont comme les oiseaux de Chine. Ils servent à quelque chose et tu n’en comprends pas l’utilité. En cherchant à les déplacer comme un gérant d’estrade, tu débranches les réseaux subtils que nos interactions ont tissés autour de nous.
Tu agis de la sorte depuis maintenant plus de cinquante ans en espérant qu’un miracle se produise pour résoudre tous les problèmes. Et si ce mal venait de tes tentatives de rafistoler le monde sans le comprendre ? Et si tu faisais la même chose que les Chinois avec les oiseaux et que la seule raison pour laquelle nous ne sommes pas confrontés à une catastrophe aussi grande, c’est que tu as eu la décence d’y aller plus prudemment dans tes expériences d’ingénierie du monde, mais que, au final, c’est la même histoire qui se déroule à petites doses ?
Ta blessure narcissique
Si, à cet instant même, tu envisages la possibilité que j’aie raison, tu devrais, selon toute vraisemblance, en être étourdi. C’est normal. Tu as trouvé l’énergie pour agir dans ce monde en te racontant une fable dont tu étais le héros. Découvrir qu’il ne s’agit que d’un mirage, puis contempler dans un miroir les sources du problème font mal. Si tu t’es construit une carrière autour de cette fable, tu peux craindre pour ta position si le monde cessait de tourner autour de ton idée. Tu ne peux donc te convertir à notre idéal de liberté économique qu’en vivant une blessure narcissique. Tu seras donc tenté de nier virulemment par tous les moyens possibles le contenu de cette lettre que je t’adresse. Je ne t’écris pas cela en étranger qui se croit supérieur à toi, mais comme un frère qui est passé par le même chemin que toi. Je sais ce que tu vis, car je l’ai vécu moi aussi et j’en ai été désabusé. Je te ferai deux remarques pour t’encourager à nous suivre.
Premièrement, cesse de regarder la niche que le pouvoir politique protège pour toi et tourne ton regard vers les barrières qu’il met entre toi et les autres. Tu peux te sentir emprisonné dans un rôle décevant. Dis-toi alors qu’en situation de liberté économique, il deviendrait beaucoup plus facile de le quitter pour un autre qui correspondrait mieux à tes ambitions. Deuxièmement, découvrir ses erreurs est une occasion de partir sur de nouvelles bases et désormais, un monde rempli d’opportunités insoupçonnées s’ouvrira à toi. Tu n’as peut-être aucune idée du potentiel que tu possèdes, car tu n’as jamais eu la liberté d’en faire l’expérience, trop préoccupé que tu étais à combattre pour la main qui t’a guidé toute ta vie. Prends le risque de te remettre en question, tu te rendras compte qu’un nouveau monde est possible…
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Article originalement publié sur Le Québécois Libre.
excellent article que je vais m’empresser de diffuser autour de moi !
Belle démonstration que l’Etat, qui prétend être LA solution, est devenu LE problème.
Comme l’évoque l’article, il y a bien une prétention religieuse à s’assimiler au Sauveur chez ces prétendus serviteurs (qui se servent dans la gamelle). Cela explique d’ailleurs leur opiniâtreté ingénue.
Or, cet accaparement symbolique, ce détournement du messianisme est une « profanation ». Jésus, lui, disait que son Royaume n’est pas de ce monde: voilà qui le différenciait de Barabbas, Hérode ou Ponce Pilate!
N’est-ce pas le paradoxe de la Modernité que d’avoir progressivement mais obstinément relégué la distinction entre spirituel et temporel, en instituant progressivement une religion d’Etat étatiste, alors même qu’elle a promu le concept de laïcité?
Si Jésus devait à nouveau se servir du fouet, aujourd’hui, ce ne serait sans doute plus des marchands qu’il chasserait du temple, mais toutes sortes « d’acteurs sociaux »…