Les secrets de John McAfee : technologie et politique (2/2)

À l’occasion de la mort de John McAfee, republication d’un entretien fleuve avec l’entrepreneur et militant libertarien tenu en 2014, dont voici la deuxième partie.

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Les secrets de John McAfee : technologie et politique (2/2)

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Publié le 26 juin 2021
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Les lecteurs du site Slashdot ont pu questionner John McAfee, l’éditeur des antivirus du même nom, sur son passé. Comme à son habitude, John a répondu dans une franchise totale, évoquant sa vie romanesque, Google, Intel, et ses relations tumultueuses avec les États et les politiques.

 

Lire la première partie de l’interview : Les secrets de John McAfee 1/2 : drogue et corruption

Petit génie de la Silicon Valley, visionnaire informaticien, John McAfee est l’inventeur du célèbre antivirus qui porte son nom. Originaire de Grande-Bretagne, il commence sa carrière à la NASA en 1968. C’est dans les années 1980, alors qu’il travaille chez l’avionneur Lockheed, qu’il s’intéresse pour la première fois aux virus informatiques.

Il fonde la société spécialisée McAfee Associates en 1987, s’y consacre à temps plein en 1989 et en démissionne cinq ans plus tard, en vendant l’intégralité de ses parts pour plusieurs milliards. Sa vie est un véritable roman : alcool, drogue, périples en Amérique latine, puis il s’isole dans un bunker protégé par une milice privée surarmée au Belize pour consommer de jeunes bombas latinas du cru. Il finit par être expulsé du pays, accusé à tort ou à raison dans des affaires de trafic de drogue ou de meurtre.

Les secrets de John McAfee

Question : Boston George travaille-t-il toujours à votre biographie ? Avez-vous déjà songé à faire de votre vie un film ? Qui aimeriez-vous voir dans votre rôle, à part Charlie Sheen évidemment ?

McAfee : George, comme vous le savez sans doute, est toujours en prison. La prison est un environnement qui déteste la précipitation, et les projets s’y établissent sur une durée aussi longue que possible, de façon à ce que la quantité écrasante de temps dont dispose chacun puisse être totalement consommée. Je m’attends à ce que le livre sorte à peu près en même temps que George sortira, ou dans quelques années, s’il devait en être le seul auteur. Toutefois, il y a plusieurs auteurs, chacun fait une partie, et je m’attends à ce que le livre sorte prochainement.

La Warner a déjà annoncé un film. Le scénario est basé sur l’ebook de Josh Davis. Une histoire intéressante. Josh Davis a été approché par Conde Nast Media en juin 2012, qui lui a demandé s’il voudrait écrire quelque chose sur moi qui pourrait devenir un film.

C’était six mois avant le meurtre de Gregory Faul. Josh a accepté et Wired Magazine, dont le propriétaire est Conde Nast, a été choisi comme support pour le reportage. Josh m’a appelé et m’a demandé une interview pour un article dans Wired, que j’ai accepté. S’il m’avait dit qu’ils en feraient un film, j’aurais dit non. Personne de sain d’esprit ne pourrait dire oui. Les films ont besoin de certaines choses pour avoir du succès. Si votre histoire ne les a pas, alors ils doivent être inventés ou devinés.

Josh est venu passer deux semaines au Belize, et deux jours avec moi. Ces deux jours sont devenus « une bonne part d’une année » dans le CV de Josh. Il se présente maintenant comme « expert en John McAfee ».

Impact Future Media fait aussi un film. Je collabore activement avec eux, essentiellement parce que le patron de la société, François Garcia, est Argentin, et que j’ai trop peur de lui pour ne pas collaborer. C’est un type sympa, mais pas le genre de personne que vous voudriez emmerder.

Pour ce qui est de qui pourrait prendre mon rôle, je crois que nous serons tous d’accord : Morgan Freeman est le choix le plus évident.

Question : Considérez-vous Google, dans l’état actuel des choses, comme une « bonne entreprise » ? Je vous le demande dans le contexte des révélations concernant le niveau des intrusions dans GMail, la controverse des bus Google, le ratage des Google Glass, la déclaration « seuls les criminels veulent une vie privée », Larry Page refusant de donner à des œuvres de charité, les changements d’interface de Google Maps… Vous qui étiez dans la sécurité, en appliquant votre expérience et vos récents problèmes publics, faites-vous « confiance » à Google ?

McAfee : Bonté divine, quelle question. Avant tout : je ne fais confiance à rien ni personne. Je ne suis pas cynique, je suis juste vieux et j’ai vu beaucoup de choses. Je fais confiance aux hommes pour être humains, ce qui veut dire que toutes les faiblesses de l’humanité existent en chacun de nous. Et tout le monde a un prix. Pour certains, ça peut ne pas être de l’argent.

Ça peut être sa fille ou sa femme, c’est pourquoi les barons des cartels aiment tant kidnapper les membres des familles. Si quelqu’un vous envoie l’oreille de votre fille, alors pour avoir l’autre oreille, avec votre fille attachée au bout, vous pourrez avec joie trahir tous vos amis. Si ce n’est pas ça, peut-être est-ce votre réputation, ou votre boulot, ou la torture, ou même votre vie. Tout le monde a un prix. C’est toujours quelque chose. Si l’on accepte ces deux axiomes, alors clairement, on ne peut faire confiance à personne.

Les entreprises, c’est encore pire. Elles ont toutes les faiblesses des humains (après tout, elles sont composées d’humains) et aucune de leurs vertus. Elles sont filles du profit, et le profit est amoral.

Google est-il bon ou mauvais ? Bon, parce que toute l’information du monde est désormais au bout de mes doigts, grâce à Google. Mauvais, parce qu’il veut me pister et envahir ma vie privée pour faire plus de bénéfices. Bon, parce qu’il a simplifié le monde qui nous entoure, et permis une efficacité inimaginable. Mauvais, parce qu’il collabore avec des agences qui n’ont pas nos intérêts à cœur. Bon, parce qu’il a créé de nouvelles industries époustouflantes. Mauvais, parce qu’il contrôle le classement de ces industries et qu’il utilise ses propres croyances pour modifier ce classement. Bon, parce qu’il me permet de prendre mes propres décisions concernant les événements plutôt que d’avoir à me reposer sur les journaux ou d’autres médias. Mauvais parce que la distribution de ces informations peut être, et est, organisée de façon à ce que telle ou telle autre opinion soit mise en évidence. Etc. Bon pour les actionnaires de Google. Mauvais pour les actionnaires des concurrents. Bon pour les agents immobiliers qui louent ou vendent à Google l’espace dont ils ont besoin pour leurs bureaux. Mauvais pour les autres parce que les loyers montent. J’espère avoir répondu à votre question.

Question : Pourquoi n’avez-vous pas demandé à Intel de changer le nom des produits après le rachat de votre société ? Si vous ne vouliez pas être associé avec ces logiciels, vous auriez pu demander d’en changer le nom il y a des années. (NdT : John McAfee, dans une vidéo remarquée de 2013, a qualifié l’antivirus McAfee de « pire logiciel au monde » ; il avait démissionné de la société qui porte son nom en 1994)

McAfee : Je l’ai fait.

Question : Vous auriez un conseil à donner à Peter Norton pour supprimer son nom du second pire logiciel au monde ?

McAfee : Oui. Qu’il se fasse pousser la barbe.

Question : L’enquête a-t-elle avancé concernant l’incendie qui a ravagé votre résidence au Belize ? Continuez-vous à croire que les services de l’État y étaient impliqués ? Puisque vous n’avez été accusé de rien pour le meurtre (de Gregory Viant Faull, son voisin sur l’île de Ambergris Caye), y retourneriez-vous ?

McAfee : L’incendie n’a donné lieu à aucune enquête. Enquêter dans l’idée de résoudre des affaires criminelles est une idée nouvelle qui n’a pas encore retenu l’attention des autorités au Belize, et dans toute l’Amérique centrale en fait. Les enquêteurs de la police s’occupent surtout de relever auprès de la population des indiscrétions de façon à pouvoir demander de l’argent en échange de leur silence – Un bel art complexe qui a atteint son zénith aux États-Unis sous l’égide de J. Edgar Hoover.

Ce qui se passe, et qui semble marcher raisonnablement bien, est que quand un crime est commis, une personne au hasard dont chacun pense que sa place est en prison se trouve arrêtée. Parfois plusieurs. S’il n’a pas un alibi en béton, comme servir une peine dans une autre prison au moment des faits, ou bien donner un concert avec des centaines de spectateurs au même moment, alors il est mis en accusation et va généralement en prison. Il y a des exceptions pour les proches et les amis des puissants qui ne sont jamais accusés de rien en aucune circonstance, même si une ville entière les a vu commettre quelque chose d’illégal, y compris un meurtre. Les juges locaux reçoivent des directives sur les affaires en cours par la personne la plus puissante de la ville, et ça semble marcher efficacement et sans bruit. Dans le cas de l’incendie qui a ravagé ma propriété, une femme, une de mes voisines, a été arrêtée. C’est une gentille dame qui a refusé de céder aux avances du représentant local d’un parti politique, et a été punie pour l’exemple. J’ai refusé de participer à l’accusation, et elle a été relâchée.

Évidemment, que l’État était impliqué. Et évidemment, je n’y retournerai jamais.

Question : Qu’est-il arrivé à votre compagne Samantha ? Pourquoi n’a-t-elle pas quitté le pays avec vous, pour fuir les autorités ?

McAfee : À peine quelques jours après mon départ du Guatemala, elle s’est joyeusement engagée dans la tâche monumentale de séduire tous les hommes, et toutes les femmes du sud du Guatemala. L’objectif était extravagant, et compte tenu de la densité de la population dans la région, avait une faible chance d’être atteint, à mon avis. J’ai fait les calculs pour elle, mais elle a continué sa besogne inlassablement, sans répit. Elle me divertissait avec ses histoires, et ses phrases d’accroche outrageusement efficaces. Donc pendant qu’elle s’amusait, j’ai contacté avocat sur avocat pour lui obtenir un visa, mais sans succès. Au final, nous avons mutuellement convenu d’abandonner, et, avec courage et persévérance, elle a tenté les mêmes procédures en visant le district d’Orange Walk. Il y a une petite chance qu’elle y arrive. Après que ce soit fini avec elle, je me suis fait tatouer son nom sur mon épaule, et dans mon dos le nom d’une inconnue que j’ai rencontré dans le magasin de tatouage, et que je n’ai pas revu depuis.

Question : J’ai vu hier dans USA Today que vous étiez en cavale parce qu’un cartel de la drogue avait mis plus de 600 000 dollars sur votre tête. Si vous êtes sorti du trafic et de la consommation de drogue dans les années 1980, pourquoi les cartels continuent-ils à s’intéresser à vous ?

McAfee : Pour vous, et pour tous ceux qui ont choisi de ne pas lire l’article de USA Today (je ne vous en veux pas, moi aussi je ne lis que les manchettes des journaux), voici la réponse :

Si j’ai choisi de ne plus m’occuper de drogue, le Belize n’a pas fait le même choix. Mon problème avec l’État n’est pas la drogue, mais le fait que j’ai découvert la corruption généralisée de toutes les sortes à travers tout l’État. L’État est étroitement associé aux cartels, mais n’a que peu d’influence hors du Belize. Demander au cartel de les aider est une solution raisonnable pour eux.

Question : C’est une observation plus qu’une question, mais n’hésitez pas à commenter (surtout si vous avez des informations sur le sujet). Peu après vos mésaventures au Belize, j’ai noté une vague de publicités à la radio, vantant le Belize comme havre fiscal et un endroit où prendre une retraite paisible pour qui a une richesse substantielle, et qui essayait de leur vendre du terrain. Ces publicités m’ont frappé. Puisque leurs autorités en avaient après vous, est-ce que Belize a souffert d’une chute brutale d’intérêt en tant que havre de paix pour les riches retraités, ou peut-être d’un exode de ceux qui y étaient déjà ?

McAfee : Belize a engagé un cabinet de gestion des crises touristiques, et parmi d’autres choses ils ont acheté en masse de l’espace publicitaire dans les journaux et les télévisions pour changer leur image.

De plus, ils ont initié une rumeur selon laquelle je serais une bonne chose pour le Belize, puisque depuis que je fais les gros titres des journaux, l’immobilier grimpe dans le pays… On a pisté la source de ce communiqué de presse, et on a trouvé Remax Belize.

C’est tout ce que j’en sais.

Question : John, j’ai passé une semaine à faire de la voile avec des amis à Belize l’an dernier pour les vacances d’été, l’endroit est adorable ! On s’est retrouvés à faire de la voile avec un skipper qui avait travaillé pour vous, et il m’a dit que vous vous étiez bien amusé ensemble ! On n’a pas passé beaucoup de temps avec lui, mais il nous a fait une forte impression, à moi et à mes compagnons de voile. Malheureusement, il est récemment mort, comme je pense que vous l’avez entendu. Bon, c’est un peu à côté du sujet, donc j’en arrive à ma question. Je me demandais sérieusement quelles sortes de technologies votre nouveau produit contient. Est-ce qu’il utilise des technologies existantes comme Tor, ou est-il basé sur un nouveau protocole ? Si c’est quelque chose de nouveau, est-ce que la technologie dépend de nœuds de sortie comme Tor, ou du nombre d’utilisateurs pour brouiller les informations d’identification ? Dans tous les cas, comptez-vous en publier l’aspect logiciel sous une licence libre ?

McAfee : Le capitaine s’appelait Freddy Waite. Le meilleur skipper qui n’ait jamais pris la mer. Il pouvait raconter des blagues toute la journée, et plus les conditions étaient difficiles, plus il s’amusait. J’ai peut-être passé mille heures à la barre avec Freddie, à parler ou juste à être assis avec lui en silence. Il a été mon capitaine à plein temps pendant quatre ans. C’était un triste jour pour moi, quand il est mort.

Pour ce qui est de la technologie, à ce point, pour des raisons de concurrence, nous ne pouvons pas en parler. La rumeur selon laquelle ce serait un don des extraterrestres est toutefois complètement fausse. Mais notre première application dédiée à la préservation de la vie privée est sortie sur Google Play il y a trois jours. Elle s’appelle DCentral1. Avec DCentral1, vous pouvez voir à quelles informations les applications installées ont l’autorisation d’accéder. Une seule pression lance un scan qui note les applications selon leurs privilèges accordés. Ce qui permet de dire quelles applications vous écoute en accédant au micro du téléphone, quelles applications vous observent en utilisant la caméra et les fonctionnalités vidéo, quelles applications lisent vos e-mails et vos SMS, quelles applications envoient des messages ou des e-mails sans vous en prévenir, etc. Vous allez être scandalisés par les résultats d’un simple scan, je peux vous le garantir. Vous pouvez personnaliser la valeur de chaque permission et obtenir un score adapté à vos préférences. Vous pouvez déterminer à quelles applications vous voudrez continuer à faire confiance après le scan. Et si vous le souhaitez, celles en qui vous n’avez plus confiance seront désinstallées.

Avec DCentral1, notre but est d’offrir plus de liberté aux utilisateurs en éveillant leur conscience. L’information est la monnaie de l’âge digital, et il importe de savoir quelles informations vous laissez derrière vous, et à qui. DCentral1 est disponible gratuitement pour Android, et nous espérons proposer pour iOS dans un avenir proche !

Question : Un spyware émis par le gouvernement peut-il survivre dans la nature ? On a vu de grands efforts de la part d’entreprises de vendre des malwares contenant des dispositifs de keylog ou de pistage à différents gouvernements, utilisant des défauts des systèmes d’exploitation des consommateurs. Face aux efforts concernant la qualité des antivirus autour du monde et à la montée des analyses de comportement en réseau et en temps réel, qui est en train de gagner le jeu, les dissidents ou les espions ?

McAfee : Comme toujours, la bataille penche d’abord d’un côté, puis de l’autre. Si votre question est « Y aura-t-il un gagnant au bout du compte ? », la réponse est non. Les mêmes outils sont disponibles de chaque côté, dès qu’un côté vole des nouveaux outils de l’autre côté ; aucun des côtés ne peut donc durablement garder le dessus. Les white hats (Ndt : hackers bien intentionnés) ont l’avantage du nombre, du soutien mutuel et de la possibilité de coopérer ouvertement. Les dark hats (NdT : hackers mal intentionnés) ont l’avantage d’un anonymat relatif et du soutien perpétuel de tous les gens déçus partout dans le monde.

Question : Et la politique ? Des gens du GOP (NdT : le Grand Old Party, c’est-à-dire le Parti Républicain) vous ont-ils contacté au sujet d’Obamacare, ou bien utilisent-ils votre nom sans votre autorisation ? Vous ont-ils proposé de vous présenter à une élection, ou votre position sur Snowden les a-t-elle refroidi ? Imagineriez-vous de vous présenter comme candidat d’un tiers parti ?

McAfee : L’avocat du « House Ways and Means Commitee » (NdT : le comité de la Chambre des Représentants chargé de l’élaboration des lois fiscales) m’a contacté pour me demander si je voulais les aider. J’ai répondu non. Je ne veux pas faire campagne, je ne veux pas être élu, quel que soit le mandat. Je préfèrerais me clouer le pied.


Sur le web. Traduction : Benjamin Guyot pour Contrepoints.

Article publié initialement le 14 mai 2014.

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