Par Charles Boyer.
Qu’est-ce qui gouverne et motive les relations entre les États en général, et les guerres en particulier ?
Cette question fait l’objet de l’ouvrage de John Mearsheimer, The Tragedy Of Great Power Politics. Malheureusement, celui-ci n’est toujours pas traduit en français. Il est néanmoins écrit dans un anglais académique simple, clair et direct et devrait donc être lisible du plus grand nombre. On ne saurait trop le recommander.
Notons que John Mearsheimer est, depuis la parution de ce livre, devenu célèbre en dénonçant la défense obstinée d’un État du Moyen Orient par les États-Unis, défense qu’il lie à l’action de groupes de pression, et qui selon lui va à l’encontre des intérêts stratégiques propres des USA. Le livre dont nous parlons ici, et la suite de cette recension, ne porte pas sur ce point précis.
Quelle est la thèse de The Tragedy of Great Power Politics ?
L’ouvrage défend un modèle que l’auteur présente comme ayant un mérite explicatif et prédictif supérieur aux modèles concurrents. Les modèles concurrents les plus traités sont, d’une part, le réalisme classique, qui ne voit pas les États comme ayant une inclinaison à attaquer, et qui considère la guerre comme ayant des résultats négatifs pour toutes les parties prenantes, et d’autre part le libéralisme.
Le libéralisme nous dit que le libre échange et souvent la démocratie, amènent la paix, et explique la guerre par la nature mauvaise des régimes qui la font. On connait la théorie selon laquelle jamais deux démocraties réelles ne se sont déclaré la guerre. Les libéraux auront donc une réaction négative face à cette thèse. Cela ne les soulage pas pour autant de la tâche de l’invalider.
La méthode du livre est de passer en revue tous les conflits significatifs du monde entier depuis les guerres révolutionnaires françaises jusqu’à la fin du XXe siècle. À ce titre, quoi qu’on pense de la thèse, il s’agit d’un ouvrage historique passionnant par sa dimension. Cela seul en justifie déjà la lecture.
Le nom donné à son modèle par Mearsheimer est le réalisme offensif. De quoi s’agit-il et quels en sont les éléments essentiels ? Le modèle part de deux constats : premièrement, le système international des relations entre États est anarchique, c’est-à -dire qu’il n’existe pas d’autorité s’exerçant sur elles. En d’autres termes, ils ne se plieront pas aux instructions de l’ONU – ou autres – quand elles ne conviendront pas à leurs desseins ; deuxièmement, les intentions d’un État ne sont pas accessibles aux autres.
Étant donné ces conditions, et leur objectif étant leur propre survie, les États ont alors peu de choix quant aux options qui s’offrent à eux.
Ces deux constats posés, il en découle selon Mearsheimer que les États en situation de grandes puissances, ou prêts de le devenir, n’ont pas d’autre choix que de chercher à maximiser cette puissance. Cela suppose entre autres qu’ils déclencheront des guerres quand ils estimeront qu’elles pourront servir ce but de maximisation. Dans l’intérêt de l’étude, l’auteur donne un modèle de la puissance qui semble très parlant (quoique probablement ponctuellement dépassable par une technologie militaire) : la puissance est définie comme la combinaison de la population et de la force économique.
À cela, Mearsheimer ajoute un élément modérateur : le pouvoir de blocage de l’eau. Une mer à traverser annule les possibilités d’invasion et affecte donc les relations entre les États et la possibilité d’exercer la puissance.
Quelles règles émergent-elles du réalisme offensif ? Voici ce qui en découle.
- Les grandes puissances ont tendance à vouloir devenir la puissance hégémonique de leur région. L’histoire européenne du XIXe siècle a ainsi été, pour une large part, celle du transfert de cette ambition de la France à l’Allemagne, au fur et à mesure de son union.
- Si apparait une puissance hégémonique mondiale, alors son intérêt stratégique est d’empêcher l’émergence d’une puissance hégémonique régionale dans toute autre région du monde. Notons que c’est la situation actuelle des États-Unis d’Amérique. Notons aussi que c’est unique dans l’histoire, et que l’on peut donc se demander si cette conclusion de Mearsheimer n’est pas la simple observation du seul cas existant. Ce mécanisme éclaire d’un nouveau jour l’intervention américaine dans la Deuxième Guerre mondiale, mais aussi dans la guerre froide. Les relations actuelles Chine/États-Unis seraient aussi à analyser sous cet angle.
- Selon cette thèse, la guerre n’a rien à voir avec la nature des régimes politiques qui y prennent part. Ainsi, la Deuxième Guerre mondiale ne serait pas une lutte contre le nazisme, ou du nazisme contre le communisme, etc., mais bien la tentative d’une puissance de devenir la puissance hégémonique de sa région du monde, et la réaction des autres contre cette tentative.
- La taille des puissances, et la possibilité d’émergence d’une puissance hégémonique, dictera les alliances entre puissances.
Quelques remarques et questions clés découlant de cette thèse :
- La thèse du choc des civilisations de Huntigton serait invalide : il n’y a pas de tendance à la création de grands blocs régionaux ou culturels unis.
- La longue paix en Europe depuis les deux guerres mondiales n’est pas le fait de l’UE « prix Nobel de la paix » mais bien d’une combinaison de présence américaine et de danger nucléaire. Si la thèse de Mearsheimer est juste, alors le jeu des grandes puissances européennes doit reprendre un jour. Le livre date de 2001 et on ne peut, pour le moment, lui donner raison sur ce point.
- Le renvoi du chef des services secrets américains en Allemagne, geste d’une grande rareté, est-il un incident anecdotique, ou marque-t-il un retrait prédictible de l’alliance atlantique ?
- Quoi que chacun pense de cette thèse, il semble clair que M. Vladimir Poutine, président de la Fédération russe, s’y conforme d’assez près. Cela explique comment il perçoit les gestes d’ouverture de l’Union européenne dans les pays voisins du sien, non pas comme des avancées pacifiques, mais bien comme de menaçantes tentatives de gains de puissance. Quoi qu’on en pense, il est essentiel de comprendre ce point de vue.
- L’application d’une part forte de capitalisme tout en brimant les autres libertés, comme la liberté d’expression par exemple, semble, du point de vue d’une puissance régionale comme la Chine, être une stratégie rationnelle de maximisation de puissance, ce que ne peut prétendre être le contrôle des naissances. Ainsi, par exemple, la Chine prend-elle de l’avance sur l’Inde au plan économique, mais du retard quant à sa population, le bilan net restant nettement favorable à la puissance chinoise. À l’inverse, pour prendre un autre exemple, la captation de l’économie russe par ses services secrets et leurs amis, freine la croissance et ne va donc pas dans le sens de l’optimisation de la puissance.
- Dans le cadre des relations Europe/Russie se pose la question de savoir comment un groupe d’États peut espérer coller au modèle libéral, quand une des grandes puissances (potentielle, pour l’instant, dans le cas de la Russie) applique de son côté le réalisme offensif.
- La conception que la France a traditionnellement de l’Union européenne, comme d’un levier multiplicateur de sa propre puissance, est-elle si éloignée de ce que prédit la thèse ?
- Le projet de fédéralisme européen est appelé à échouer – encore une fois, si le pouvoir explicatif du réalisme offensif est fort.
- Quels effets ont des mesures démographiques, comme par exemple décourager les naissances, ou de décroissance, comme par exemple interdire à la France d’explorer son gaz de schiste, ou l’endettement, sur les capacités d’un pays à se défendre – puisque c’est de cela qu’il s’agit quand on parle de puissance ? Dans le même ordre d’idées, où va le zèle des pays européens qui mettent en place, seuls au monde, des politiques faisant exploser leurs propres coûts énergétiques, et handicapant donc leurs économies ?
- Que pensent les personnes stratégiquement en charge de notre défense de ces remarques et questions ?
Nous n’avons pu donner ici qu’un aperçu très partiel du contenu de The Tragedy Of Great Power Politcs. Qu’on le trouve antipathique ou non, cet ouvrage semble incontournable, et on peut garantir qu’il apportera à ses lecteurs un enrichissement culturel et intellectuel important.
Selon le degré de justesse, ou au contraire d’erreur, de cette thèse, les politiques à préférer et à adopter peuvent être radicalement différentes. Il convient donc d’y prêter l’attention qu’elle mérite.
— John J. Mearsheimer, The Tragedy of Great Power Politics, W. W. Norton & Company, 2001, 576 pages.
Article publié initialement le 13 juillet 2014
J’ai l’impression que le principal défaut de cette thèse est qu’elle considère l’action des chefs d’état comme rationnelle d’un point de vue stratégique…
Question qui va droit au coeur du sujet et qui en appelle d’autres, comme, quelle est la part du chef d’état dans les actions d’un État, sur la longue durée aussi ? Et encore, à quel point peut-on être d’accord sur le fait qu’un État a pour objectif de préserver sa propre survie ?
Bonnes questions.
Si sur la durée nos chefs d’état ne suivent pas (à minima) un plan stratégique je pense que nous serions déjà dans la merde. Je pense que c’est aussi ce qui fait que l’on est allié à Israël et au monarchies du golf malgré le fait que ce soit impopulaire.
On voit aussi que certaines opérations sembles plus décidées en fonctions de considérations politiciennes, comme celle en Centrafrique qui ne nous apporte absolument rien.
Sinon je doute du fait que les politiciens cherchent vraiment la puissance internationale, ou tout du moins que cela passe avant tout, du moins en occident ou l’on sabote nous même notre puissance. Comment expliquer cette désastreuse politique énergétique autrement ?
Toujours ce biais libéral de surestimer l’influence des personnes. Non que l’influence individuelle soit nulle, évidemment mais les états sont des organisations où les individus sont soumis à des règles, écrites ou coutumières, qui notamment fixe quel type d’individu gravit les échelons jusqu’au sommet.
Et se sont des organisation soumises à une très forte pression de sélection : les états qui ne sont par organisés en vue de leur survie disparaissent, tout simplement. Parfois avec déplacement de frontière, parfois sans.
Merci de nous avoir dresser ce long résumé de l’ouvrage. Il est visible qu’il vous impressionne !
Paru en 1996, l’ouvrage de Huntington (The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order) … fort contesté par les démocrates US et nos gauches occidentales… précèdait de 5 années la concoction 2001 de celui de John J. Mearsheimer.
Pour l’observateur de géopolitique que je suis – entre autres – la posture et le titre adopté par ce brillant théoricien ne m’apprennent rien de nouveau. Rien, vraiment ?
A vrai dire j’apprécie le nombre de considérations sur lesquelles il étaye sa thèse.
Couplant votre résumé au C.V. de cet auteur (passé par West Point avant de virer vers ScPo après qq. années d’époque Vietnam…) : http://en.wikipedia.org/wiki/John_Mearsheimer… j’en tire un sentiment mitigé. Ses convictions politiques personnelles de prof. fixent assez clairement l’inclination de sa théorie.
Ouvrage publié au moment de la 2e guerre d’Irak, il serait très utile qu’il -Mearsheimer- le révise sur une vison du monde multipolaire plus perceptible aujourd’hui.
– Ajoutant la montée d’un l’Islam hétéroclite mais radicalisant… et des « printemps arabes » , face à Israël et au ventre mou qu’offre l’U.E. de tous les non-enegagements.
– Ajoutant l’influence qu’a gagnée une quarantaine d’Etats NON hégémoniques sur les positions politiques insufflées par une foutitude d’organes supra (ONU, Conseil de l’Europe, blabla).
– Ajoutant la montée des émergents et leur appétit vers des accès à l’énergie (vitale pour leur développement)
– Ajoutant l’imbécillité des mesures onusiennes en matière climatique et environnementalistes qui handicapent l’Occident face aux grandes puissances émergentes.
– Ajoutant enfin le fait CULTUREL indéniable qui perdurera dans un monde dit ouvert.
Etc., etc.
Merci des commentaires qui devraient suivre encore.
« Notons aussi que c’est unique dans l’histoire, et que l’on peut donc se demander si cette conclusion de Mearsheimer n’est pas la simple observation du seul cas existant. »
C’est justement mon avis… Le monde unipolaire de la sortie de la guerre froide est un peu une aberration historique.
C’est inédit dans l’absolu, mais pas de manière relative. Le monde romain antique était unipolaire. Dire à l’époque que Rome n’était qu’une puissance « régionale » n’a aucun sens dans la mesure où, en définitive, il y avait plusieurs « mondes », qui ne sont devenues des régions qu’avec la globalisation.