Par Philippe Silberzahn
J’ai déjà abordé à plusieurs reprises la théorie de la rupture développée par Clayton Christensen, l’un des meilleurs spécialistes de la question. Dans un billet précédent, j’expliquais que si l’on a tendance à opposer innovation incrémentale et innovation radicale, Christensen avait montré que la véritable opposition est en fait entre innovation continue, c’est-à -dire conforme au modèle d’affaire de l’entreprise, et innovation de rupture, qui nécessite un modèle d’affaire différent (voir le billet sur l’opposition continue/rupture). On peut en effet avoir des situations d’innovation radicale se conformant assez bien avec le modèle d’affaire existant, et qui donc sont assez bien absorbées par les acteurs en place. Le succès des opérateurs télécom fixes dans la téléphonie mobile ou dans Internet est un bon exemple.
Christensen a développé sa théorie en s’intéressant à plusieurs industries et notamment au secteur de la santé. Selon lui, l’innovation de rupture est un agent de transformation d’une industrie, et elle repose sur trois leviers :
- Un développement de la technologie et du savoir en général du domaine qui deviennent de plus en plus accessibles
- De nouveaux modèles économiques
- Un nouveau réseau de valeur
Examinons en détail ces trois leviers :
1. Un développement de la technologie et des connaissances
Le développement des connaissances dans un domaine se traduit généralement par un développement technologique correspondant. Ceci a deux effets. D’une part, la technologie est un moyen de condenser la connaissance et de la concrétiser explicitement en un objet tangible. Le micro-processeur, par exemple, condense la connaissance accumulée par plusieurs siècles d’efforts de l’homme pour calculer avec une machine. D’autre part, la technologie est un moyen de diffuser cette connaissance sous forme utilisable. Le processeur permet l’invention de l’ordinateur personnel, ouvrant la diffusion au plus grand nombre de ce qui auparavant était réservé aux grandes entreprises et aux gouvernements. La technologie qui simplifie et qui rend moins cher est donc un facteur de démocratisation. Grâce à celle, ce qui autrefois nécessitait un spécialiste ou une grande infrastructure peut être fait par tout un chacun.
2. De nouveaux modèles économiques
Pour que cette démocratisation soit possible, cependant, il faut que les modèles économiques correspondants soient inventés. Avant l’ordinateur personnel, les ordinateurs étaient souvent loués et partagés. Ils étaient gérés et utilisés par des spécialistes, par lesquels on devait passer pour les utiliser. Christensen distingue trois types de modèles d’affaire :
Fournisseur de solution : Les fournisseurs de solutions sont formés et structurés pour diagnostiquer et résoudre des problèmes uniques et complexes. Ce sont par exemple les consultants, sociétés de service, avocats, etc. Les hôpitaux et les médecins ont émergé historiquement comme des fournisseurs de solutions, en cohérence avec l’aspect intuitif de la médecine. Typiquement, les fournisseurs de solutions s’engagent sur les moyens, non les résultats, et sont donc payés en honoraires.
Processus à valeur ajoutée : Un modèle de processus à valeur ajoutée consiste à transformer un actif en un actif ayant une valeur supérieure. Ce sont par exemple les restaurants, fabricants de voitures, etc. Typiquement, les acteurs à valeur ajoutée s’engagent sur le résultat, et non pas sur les seuls moyens, car leur approche industrielle et leur focalisation sur un problème très précis et très maîtrisé leur permet de garantir celui-ci.
Facilitateur de réseau : À la base, un facilitateur de réseau organise l’échange entre participants en créant de la valeur à partir de la notion de mutualisation. Une assurance ou une mutuelle sont des exemples typiques de ces acteurs. Ils se rémunèrent sous forme de cotisations payées par les membres du réseau directement ou indirectement.
3. Un nouveau réseau de valeur
Le troisième élément de rupture est la création d’un nouveau réseau de valeur autour des trois modèles économiques que nous venons de décrire. Les recherches de Christensen ont montré depuis longtemps que la principale difficulté des innovateurs est qu’ils tentent souvent de forcer une innovation de rupture dans un réseau de valeur existant. Inévitablement, celui-ci absorbe l’innovation comme des sables mouvants.
Par exemple, lorsque Sony a introduit son poste radio à transistor dans les années 60, l’entreprise japonaise a d’abord tenté de le faire distribuer par le réseau dominant, celui des détaillants, qui vendait déjà les postes à lampe. Or ce réseau tirait sa valeur non de la vente du poste, mais du remplacement des lampes. Le développement des transistors supprimait cette source de revenus.
À la place d’un poste cher qui consommait régulièrement des lampes, on avait un poste peu cher, donc à faible marge, qui ne consommait que des piles, peu chères également. Le changement de modèle d’affaire induit faisait que le réseau de valeur, centré autour du détaillant-réparateur, ne pouvait accepter le produit. Sony s’est donc tourné vers les grands magasins, alors en plein développement. Au contraire des détaillants, ceux-ci étaient capable de tirer parti de produits moins chers avec une plus faible marge, compte tenu des volumes qu’ils vendaient. Sony a ainsi créé un réseau de valeur propre, différent de celui des postes à lampes, sans les détaillants, sans le réseau de service après-vente, mais avec les grands magasins. Comme le montrent beaucoup d’exemples, notamment ceux de Ford et Edison, la création d’un réseau de valeur est souvent ce qui distingue un inventeur d’un innovateur qui réussit à diffuser son invention. Elle montre bien la différence qui existe entre mettre au point une nouvelle technologie et réussir à la diffuser.
Le modèle de Christensen centré sur les trois leviers – évolution technologique, modèle d’affaire, réseau de valeur – est donc très utile pour aborder les ruptures d’une industrie. Il est à cet égard regrettable qu’aucun des travaux de Christensen ne soit encore traduit en France, hormis récemment Le gêne de l’innovateur.
Lire aussi : mon billet sur l’application du modèle de Christensen au secteur de la santé et mon billet sur l’opposition continue/rupture.
C’est que ces travaux sont fascinants. J’espère qu’ils sont enseignés en école de commerce (en anglais ou en français dans ce cas peu importe).
Il y a au moins un bouquin de Christensen publié en Français : le gène de l’innovateur.
Interessant qu’on comence à regarder l’apport de Christensen, connu depuis plus de 15 ans aux US. Il est un des piliers de l’approche des startup américaines.
très intéressant
Je pense qu’il y a pas mal d’exemples qui montre les erreurs stratégiques des entreprises et on pourrait les lister ici.
La 1ère qui me vient à l’esprit puisque je viens d’entendre sa pub c’est la CAMIF.
C’était à l’origine une centrale d’achat pour les instits et les profs avec achat sur catalogue façon Redoute et livraison à domicile, surtout pour les meubles et l’électroménager. Ils testaient les équipements comme 60M de consommateurs et donnaient des notes. Ca faisait un peu club.
Elle n’a pas résisté aux nouveaux canaux de distribution et au goût de leur clientèle qui a évolué et au rapport qualité/prix qui était inutilement élevé : ça ne sert à rien d’avoir un lave vaisselle qui dure 20 ans quand celui sorti 5 ans après consomme moitié moins d’eau et d’électricité. Idem pour les meubles quand on aime bien changer son intérieur avant les 20 ans de garantie. IKEA est le standard chez les profs maintenant.
La Redoute justement : ça aurait pu être l’Amazon hexagonale mais ils ont oublié de vendre de tout et ont mis un moment avant d’avoir un catalogue en ligne et un email de contact.
Rien d’étonnant qu’ils soient passés à coté d’Internet puisque le PDG de France Telecom de l’époque avait dit que Internet ça ne marchera jamais !