Par Patrick Aulnas.
Au cœur des interactions déterminant le devenir d’une civilisation se trouve le politique. Il interagit nécessairement avec l’économique, le social, le juridique et l’institutionnel. Quant à l’aspect éthique, il est indissociablement lié au politique qui porte les valeurs déterminant la vision de l’avenir et les modalités de l’action. Cinq concepts politico-éthiques constituent la base intellectuelle du déclin de la France au début du XXIe siècle : l’idéologie, le dogmatisme, le repli sur les acquis, l’hédonisme et la démagogie.
2. Pragmatisme et dogmatisme
La récupération d’analyses théoriques et leur réduction à des dogmes par les partis politiques a été principalement le fait du socialisme eLisibilitét du communisme, beaucoup moins du libéralisme.
Le socialisme est un dogmatisme, le libéralisme est un pragmatisme. Le marxisme sera ainsi revisité par Lénine qui le réduira dans ses écrits à un bréviaire à vocation utilitariste pour militant politique. Il en fera un véritable dogme. Bien que moins sujet à de telles dérives, le libéralisme n’en est pas totalement à l’abri. Des adeptes d’une totale déréglementation ont essayé de théoriser leur position (Ludwig von Mises, Friedrich Hayek, par exemple). Mais leur influence concrète a été moins importante que celle du dogmatisme socialiste.
Le dogmatisme socialiste
Pourquoi le dogmatisme est-il plutôt du côté du socialisme ? Parce qu’il est nécessaire, lorsqu’on propose « un autre modèle de société », de disposer d’une véritable doctrine permettant de justifier un tel saut vers l’inconnu. Les arguments théoriques doivent se décliner en slogans politiques et en promesses de lendemains qui chantent pour les électeurs. Là se situe l’explication de l’influence concrète d’un dogme : il cherche à faire rêver, il promet un monde meilleur que l’on peut construire assez facilement en utilisant quelques préceptes simples. Bref, si les « justes » gouvernaient, la société se rapprocherait vite de l’idéal recherché. Le pragmatisme est intrinsèquement moins attractif puisqu’il ne propose qu’une adaptation progressive de l’existant. Il fait difficilement rêver le peuple.
L’influence idéologique du dogme marxiste perdure jusqu’à la fin du 20e siècle, même dans les sociétés démocratiques occidentales. Son influence latente prend la forme de revendications en faveur d’un interventionnisme étatique accru dans le domaine socio‑économique. L’a priori intellectuel invoqué est que l’État est plus juste que le marché. En réalité, bien entendu, l’argument éthique (davantage de justice) n’est qu’un prétexte pour conquérir le pouvoir : pour les leaders politiques socialistes ou communistes il s’agit de prendre le contrôle de secteurs importants de l’économie, par exemple le secteur bancaire en France en 1982. Le contrôle des banques est essentiel pour disposer des sources de financement permettant d’instaurer un « nouveau modèle de société ». Évidemment, on ne bouleverse pas le monde par décret, et on sait ce qu’il est advenu de ces grands projets irresponsables : retour en arrière complet au bout de quelques années.
Le dogmatisme, motivé par la quête du pouvoir, non par le progrès social
Ainsi, le socialisme a, en pratique, toujours été une manière de s’évader du réel pour proposer des réformes plus ou moins inadaptées aux nécessités de l’époque. L’argument du progrès social est-il vraiment convaincant ? Sans doute pas, puisque tout dépend en définitive de la croissance économique. Si la croissance est forte, la production supplémentaire entraînera nécessairement une augmentation de la consommation, et donc du niveau de vie. Des variantes redistributives peuvent être constatées entre les États fortement interventionnistes et les autres (par exemple États-Unis et France, ou les pays scandinaves). Mais chacun peut constater que l’essentiel n’est pas là : la croissance génère toujours une augmentation du niveau de vie de l’ensemble de la population. La politique peut plus ou moins affiner la répartition, mais si l’interventionnisme est trop appuyé, elle risque de dérégler le mécanisme productif.
L’interventionnisme a davantage de rapport avec la lutte pour le pouvoir qu’avec la justice : octroyer par le droit davantage de pouvoir économique aux dirigeants politiques revient évidemment à priver le marché et les dirigeants d’entreprises privées de ce même pouvoir. Une telle évolution est souhaitable lorsque le marché à lui seul maintiendrait des inégalités d’accès à la consommation qu’une société développée ne peut pas tolérer pour des raisons éthiques : par exemple, l’accès aux soins de santé.
Mais les sociétés occidentales sont allées beaucoup plus loin dans ce domaine, rigidifiant ainsi leur fonctionnement par la réglementation et la mise en place de structures coupées des réalités économiques, au moment précis où la globalisation aurait nécessité une écoute attentive des évolutions du monde et une réactivité forte. Cette distance par rapport au réel, créée par la sphère politique, pour des raisons largement électoralistes, est une des bases intellectuelles du déclin.
Le dogme keynésien, instrument d’une vision courtermiste
Les travaux de l’économiste anglais John Maynard Keynes ont également été fortement réduits à un dogme budgétaire simpliste par les dirigeants politiques.
Alors que la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1936) est une œuvre complexe, on en retient essentiellement une recette simple : en cas de récession, il convient de mettre en œuvre une politique contracyclique en augmentant les dépenses publiques financées par l’endettement (et non pas par des prélèvements obligatoires supplémentaires). Nul doute qu’une telle politique peut se révéler efficace pour créer une demande s’il existe un potentiel d’offre disponible du côté des entreprises. Mais elle a parfois été utilisée à contretemps, générant ainsi des flux d’importations et déséquilibrant la balance commerciale. Aujourd’hui encore, alors que les déficits publics sont devenus insoutenables, certains n’hésitent pas à invoquer le dogme keynésien (pas la pensée de Keynes) pour proposer à l’État de s’endetter encore davantage en vue d’une très improbable relance.
Pour tout économiste digne de ce nom, seule la politique de l’offre a un sens sur le long terme. Il s’agit bien évidemment de configurer une offre performante dans un univers concurrentiel, c’est-à-dire une offre répondant à une demande réelle ou potentielle solvable. La relance keynésienne consistant à susciter artificiellement de la demande par l’interventionnisme public ne peut avoir qu’un caractère conjoncturel. Le débat politique actuel en France relève donc de l’insuffisante compréhension de cette problématique, mais aussi sans doute de préoccupations électoralistes de court terme. On invoque une pensée réduite à un dogme parce qu’on a personnellement intérêt à imposer la mise en œuvre du dogme. Ce faisant, les structures obsolètes perdurent et le pays décline.
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À suivre.
Lire la première partie de la série : Déclin français : les déterminants politiques et éthiques (1) L’idéologie
Cette citation de Peter Sloterdijk d’adresse au peuple français :
« Il faut retenir comme un axiome l’idée suivante : dans la situation globalisée, aucune politique voulant équilibrer les souffrances humaines ne sera possible si elle se fonde sur le ressentiment contre l’injustice passée. (…) Il est bien plus important désormais de déligitimer l’alliance antique et fatale entre l’intelligence et le ressentiment afin de faire place à des paradigmes fondés sur une sagesse de la vie décontaminée de son venin et capable de faire face à l’avenir. Ses critères ne sont pas particulièrement neufs -John Locke, le penseur et précurseur de la bourgeoisie anglaise libérale, l’a exprimé en 1689 dans une langue simple : il s’agit des droits fondamentaux à la vie, à la liberté et à la propriété. »
Peter Sloterdijk in Colère et temps. Page 316-317
que la France disparaisse, que le gouvernement disparaisse, qu’elle se fonde dans l’union commerciale Trans-Atlantique ; et tout ira pour le mieux.
Les gouvernements français, quelque soit leur prétendue couleur politique, ne peuvent absolument rien, si ce n’est gêner l’économie. Moins de France, plus de commerce : voilà la recette.
Ok, et on fait comment ?