Par Louis Nayberg et Jean Sénié.
Habitué des saillies antilibérales, socialiste imperturbable et thuriféraire d’un (ultra ?) souverainisme de gauche, Jacques Sapir signe une énième charge sur son blog affilié au site de Marianne. L’objet du grief est simple : le libéralisme, ancien principe d’émancipation, contient en lui de multiples acceptions qui l’ont transformé en une théorie de la domination. Le tout étant élégamment habillé sous une rhétorique doucereusement organiste où comme « pensée qui fut vivante, il s’est incarné de manières très différentes tant dans le temps, que dans les différents espaces politiques et culturels où il s’est développé ». Toutefois, placé sous le signe de l’évidence, le raisonnement de Jacques Sapir n’a rien d’un truisme et soulève plusieurs difficultés, qui vont bien plus loin qu’un simple constat du « triomphe du libéralisme ».
La première difficulté soulevée par l’article est celle, indépassable, de la définition du libéralisme. Malheureusement, dès ce premier paragraphe, l’auteur utilise le vieux paralogisme de l’homme de paille en créant une idée partielle et critiquable du libéralisme.
Une définition contestable
Jacques Sapir le reconnaît lui-même, définir le libéralisme relève d’une gageure : chacun peut loger derrière ce terme commode les idées qu’il veut. Si celui-ci est souvent assimilé à sa déclinaison sur le terrain de l’économie, il recouvre en fait différents champs, en particulier la philosophie, la morale et la politique. Par ailleurs, faisons remarquer à l’économiste que la maxime emblématique du libéralisme économique est conjuguée à l’impératif : « laissez faire les hommes, laissez passer les marchandises », car ce n’est pas un principe intangible de politique économique, mais une demande de confiance dans la capacité des individus à coopérer et à créer ensemble.
Si la définition donnée par Jacques Sapir est, par certains aspects, intéressante, elle n’en demeure pas moins insuffisante.
La diversité historique et géographique des « libéralismes » est amplement documentée ; néanmoins l’auteur a raison d’insister sur un dénominateur commun. Pourtant, il est réducteur de définir le libéralisme comme « l’accomplissement par la libre activité des individus de leurs potentialités et le rôle de la raison scientifique pour notre compréhension du monde ».
Remarquons, au passage, l’absence du simple mot « liberté » dans son paragraphe, si ce n’est pour évoquer la liberté de conscience… De même, il est flagrant de ne voir aucune référence à la philosophie dont est issue le libéralisme. Si l’évocation du principe de liberté, présenté comme la clé de voûte du système de pensée libérale est pertinente, en revanche est surprenante l’absence de son corollaire, à savoir l’exigence de responsabilité qu’elle entraîne.
Par ailleurs, la distinction entre sphère privée et sphère publique est fondamentale, mais elle se fonde sur le droit à la propriété privée1, ce que semble dénier Jacques Sapir.
Les facettes oubliées du libéralisme
Même s’il entend proposer une définition synthétique, on est surpris par l’absence de toute notion de tolérance, consubstantielle au libéralisme2. Bien entendu, insister sur ce point reviendrait à ne pas peindre le libéralisme comme tout noir, et donc ne pourrait servir l’entreprise de dénigrement de l’auteur.
Néanmoins, John Locke n’a pas écrit la Lettre sur la Tolérance pour rien. L’auteur fait pourtant référence à la liberté de conscience. Pourquoi dans ce cas avoir choisi la formulation de « rôle de la raison scientifique pour notre compréhension du monde » plutôt que de parler de tolérance impliquant une liberté de conscience absolue. C’est bien entendu pour se réserver une critique facile du libéralisme comme doctrine voulant résumer le monde à un simple livre de probabilités.
Par ailleurs, si le rôle de la raison est essentiel pour comprendre la philosophie libérale, il ne faudrait pas croire que la science en tant que telle en constitue l’alpha et l’oméga. En effet, les méfaits du scientisme et du positivisme ont ainsi été clairement établis par de nombreux auteurs libéraux.
Il apparait clairement que Jacques Sapir choisit une définition partielle du libéralisme, qui vise des fins partiales. Il revendique d’ailleurs emprunter sa définition à John Dewey, philosophe américain promoteur du « nouveau libéralisme », soit d’un courant essayant de théoriser un hypothétique social-libéralisme. On aurait pourtant imaginé qu’un critique du libéralisme, même enclin à vouloir en sauver certains aspects, soit un juge qui problématise. Mais ce scrupule ne semble pas effleurer Jacques Sapir.
De faux problèmes
Cette définition lui permet d’identifier des « contradictions ».
Pour lui, il y a tout d’abord une différence entre individualisme méthodologique et libéralisme. Or cette opposition, expédiée en une simple phrase, est loin d’aller de soi. En effet, on peut suivre Catherine Audard lorsqu’elle fait du libéralisme un mouvement profond de confiance dans l’individu3. L’opposition parait ainsi forcée. Par ailleurs, on aimerait que l’auteur développe les raisons qui le poussent à affirmer que « le passage de l’individu à l’individualisme implique en réalité la confusion de ces deux espaces car il postule que l’action publique des individus est équivalente à leur action privée ». C’est un raccourci qui semble ne pas aller de soi.
L’individualisme méthodologique ne signifie en aucun cas l’absence d’analyse de l’action publique ou de l’action politique. Elle présuppose juste l’existence d’individus capables d’analyse, rationnels même s’ils ne sont pas omniscients, qui interagissent entre eux, coopèrent et élaborent des règles, des normes et des institutions (tacites ou explicites) afin de faciliter leur quotidien, leurs échanges (pas nécessairement marchands) et leur épanouissement. Le libéralisme ne suppose pas des individus indépendants, mais des individus entreprenants, capables d’apprentissage et de coopération.
En revanche, le libéralisme s’oppose à des explications holistes où toute forme de choix, de stratégie et d’évolution est déniée, oblitérant par là -même l’individualité de chacun.
De même, si l’utilitarisme a pu être soutenu par certains auteurs libéraux, de nombreux auteurs ont critiqué cette philosophie : sur le terrain politique (John Rawls ou Amartya Sen) ou sur le terrain économique (Menger, Hayek). En effet, poussé à l’absurde, l’utilitarisme pourrait dévier vers une forme de collectivisme négligeant les moindres droits naturels des individus.
Une autre « contradiction » porte sur la question de l’État de droit. Jacques Sapir pointe le problème du respect du contrat et de l’autorité alors afférente. Puis il explique que le libéralisme aujourd’hui, ou plutôt ce qu’il appellerait dans un autre contexte le « néolibéralisme », dénie tout pouvoir à une autorité politique car elle risquerait de contraindre le « droit à la propriété privée ». On s’étonnera alors de voir l’économiste tourner en ridicule la « fétichisation de la propriété individuelle » alors qu’elle est un des fondements de notre civilisation, un legs du droit romain adapté par la Renaissance et les Lumières, fondement affirmé dans la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen (DDHC), dans le Code civil, dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne4. Remarquons à cet égard que ces textes d’inspiration libérale reconnaissent la possibilité de propriété collective.
Pour Jacques Sapir, la propriété individuelle se heurterait au postulat, développé à la fin du XVIIIe siècle, selon lequel les actions humaines seraient probabilisables. S’ensuit un passage assez pédant et contradictoire tendant à expliquer que toutes les actions n’étant pas probabilisables, l’avenir demeurant incertain, la propriété individuelle est nécessaire… On ne peut qu’acquiescer : cette incertitude face à l’avenir a d’ailleurs été invoquée par de nombreux libéraux pour justifier le libéralisme.
Cependant, selon lui, l’incertitude engendre des effets non désirés de la propriété individuelle qui nécessitent un droit de propriété collectif : la propriété serait donc mixte. Il nous sera permis d’être en désaccord pour plusieurs raisons : comme l’énonce l’article 4 de la DDHC, « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui », la propriété individuelle est un droit, certes absolu, mais dont les abus sont répréhensibles lorsque cela nuit à la liberté d’autres individus ; le principe de responsabilité, indissociable du libéralisme, permet également de corriger les effets non-intentionnels de la propriété individuelle a posteriori, tout en les réduisant a priori ; enfin, en termes économiques, les externalités négatives liées à la propriété individuelle peuvent être corrigées non seulement par des réglementations collectives mais aussi par des contrats passés entre individus ou des organisations spécifiquement dédiées, qui ne nécessitent en aucun cas une éventuelle propriété collective.
Une tentative de définition
Plus simplement, il nous semble que le libéralisme est avant tout une philosophie du Droit reconnaissant aux individus un droit à la sécurité, un droit à la propriété et un droit à la liberté5.
Ces droits doivent avoir pour contrepartie la responsabilité de chacun. L’institution politique, nullement niée, doit avoir pour objectif de protéger ces droits sans pour autant exercer une coercition à l’encontre de l’existence ou l’action des individus. Le libéralisme est également une morale de tolérance, d’ouverture et de raison, la reconnaissance que le savoir de chacun est limité et que la liberté est nécessaire à tous afin de s’accomplir dans la limite de la liberté d’autrui. C’est pourquoi la culture et les humanités sont consubstantielles au libéralisme afin de permettre à chacun de faire le meilleur usage de cette liberté. La liberté s’entend alors au pluriel, ce qui ne veut pas dire, comme semble le penser Jacques Sapir, que le libéralisme est moribond, mais qu’il se nourrit de ses débats.
- Catherine Audard, Qu’est-ce que le libéralisme ? Éthique, Politique, Société, Paris, Gallimard, « Folio essais », 844 p. ↩
- Ibid. ↩
- Catherine Audard, « Entretien de Catherine Audard conduit par Naël Desaldeleer », dans Raison Publique, 24 juin 2010. ↩
- Sans parler de la Déclaration universelle des droits de l’Homme. ↩
- Définition inspirée par Pierre Manent, Les Libéraux, Paris, Hachette, 1986. ↩
C’est l’énième article de ce type sur Contrepoints. Les lecteurs habituels ont en fait le tour, ceux qui sont récemment « convertis » à la lecture de CP ne cherchent pas ce genre d’articles et les principaux concernés – Sapir lui même comme ses lecteurs habituels – resteront sur la même rhétorique, et sont suffisamment de mauvaise foi pour sortir un bon « j’ai pas lu, tu bides lol » concernant la dangerosité de l’individualisme libéral et de la société de l’argent roi.
Vous perdez votre temps et votre énergie avec ce genre d’articles-réponses pour laver l’honneur du libéralisme. Ce n’est néanmoins que mon avis.
Je suis assez d’accord avec vous. L’urgence du libéralisme, que ce soit en France ou en Belgique, est de se vendre. A ceux qui ne connaissent pas. Et ce genre d’article n’y aide pas, malheureusement. Un quidam qui débarque et qui lit l’article ne saurait absolument pas ce qu’est le libéralisme après sa lecture. C’est un comble !
Non, ça permet de répondre aux arguments bidons par un simple lien vers cette explication.
Après, « j’ai pas lu (et je lirai pas, parce qu’en fait je m’en fiche) », ça signifie que le type en face n’est pas intéressé par un débat; on pouvait s’en douter un peu, mais s’il répond ça c’est certain.
Contrepoints publie moult articles chaque jour, je ne suis pas dans leur rédac mais je penses qu’il y en a pour tout le monde.
J’ai découver le libéralisme récemment… désolé je suis français.
la base semble être simple, c’est liberté et responsabilité inséparable…
et la règlementation, qui interdit mais en échange déresponsabilise (effet xynthia, amiante) en est l’opposé.
vous posez avec l’utilitarisme, les droits naturesl des question philosphophique sur pourquoi le libéralisme est fondé.
je suis influenecé par la philisophe de nassim taleb, feyerabend, kuhn, par mone xpérience en épistémologique réelle (pas le mythe)…
la raison d’etre des droits naturels, des règles morales, des traditions inexplicables est que derière ces règles se troyvent des heristiques qui sont faites pour tenir compte des cygnes noirs, ces évènement tellement rares qu’on en a jamais vus, mais tellement dévastateurs ou bénéfique qu’il faut en tenir compte.
ce qui s’oppose a ces traditions, droits naturels c’est la fausse certitude, la planification.
prevez le dilemme moral, qui est actuellement l’objet d’un épouvantail/rêve a propos de la morale des robots :
« vous êtes dans un tram qui va s’écraser, en jetant un passager et le tuer vous pouvez sauver le tramway et ses 10 autres passagers… »
les utilitariste naif (je suis utilitariste mais pas naif) vont dire… jetons car l’expérance de gain est meilleure…
ma vision, d’action psy en algérie (papa), de guerre contre le terrorisme, ce cadre corporate c’est que :
1- les choses ne se passent pas comme prévu, et si il y a des décision graves et immorale a prendre , il faut le faire au dernier moment car tout peut arriver en attendant… un camion qui bloque le trap, une pièce qui se casse, un renversement… une meilleure idée d’un des passager de faire tanguer le tram… avant de faire le pire, attendons que le temps ait passé et la prévision soit certaine
2- les conséqeunece d’un acte immoral, sont bien au delà du fait… torturer un terrorise ou écouter des réseaux, pour sauver 3000 persones peut tuer des millions d’autres en causant des guerres, des attaques terroristes terribles, un effondrement de la crédibilité , la mort de l’industrie informatique, la perte d’uen dominance morale sur d’autre pays…
au final comme le dis souvent Judith curry sur un autre sujet, il faut promouvori les solutions « no regret », la montée en puissance , en connaissance, plus que de promouvoir le sacrifice, surtout celui des autres.
c’est un peu compliqué a expliquer donc c’est mieux de dire que c’est un droit naturel.
un autre facteur c’est que dans un groupe il faut protéger les cassandre, les éleveurs de cycgnes noirs et autre impossibles… tant que ces furieux ne risquent pas de désintégrer le système, il faut les laisser libre de tenter, de se planter ou de réussir, voir si c’est pas dangereux pour le groupe (et même si on pense que c’est couteux), il faut leur redonner une chance. Le progrès n’arrive que par des gens qui tentent l’impossible, l’absurde.
Feyerabend, Kuhn, le groupthink de Beanbou parlent de ca.
il faut protéger les INDIVIDUS, les groupes alternatifs, et les laisser essayer, et évieter que des individus, des groupes ne prennent le pouvoir sur les autres avec ce qui peut sembler rationel mais être une folie générale.
j’ai constaté que des groupes de gens que je trouve dingue, soutenant 99% de bêtises sans nom ont réussi à protéger des idées, comme des soeurs ont protégé des juifs, d’un consensus scientifique de gens qui ont raison à 99%…
le problème c’est que le 1% dont je parle peut changer le monde.
Kepler , comme newton étaien des alumés. Jobs un junky fraudeurs, edisson un bandit d’industrie, tesla un geek loser, Lumière et Wright de fabriquants de vélo, et Goddard s’est fait rédiculisé par le NyT pour son idée folle de fusée impossible…
le fait est que la liberté avec la responsabilité ca marche mieux… mais ‘est pas courant on a souvent l’un sans l’autre, et le plus souvent aucun des deux.
la liberté donne la liberté de dissidence scientifique, philosophique…
dans la limite de pas désintéger le système ou gêner la liberté des autres.
Les expériences psychologiques : la seule chose que j’en ai retenu est le paradoxe suivant : la plupart des gens réagissent de la même façon, mais un léger changement dans la présentation de l’expérience (ce n’est jamais réel !) ou dans le contexte culturel, entraînent des résultats différents.
J’en tire la conclusion que ces expériences montrent non pas le fond personnel moral ou utilitariste utilisé par l’être humain pour résoudre un problème, mais son adaptation pour avoir un avis cohérent et surtout commun à sa communauté. Selon la loi de l’évolution, l’Homme serait plutôt sous la contrainte sélective de règles conventionnelle de la société humaine où il vit, que de l’environnement physique.
Est-ce que ces « expériences » permettent une réponse en dehors des cases?
Par exemple :
– qu’est-ce qui me prouve que vos hypothèses sont bonnes?
– quelle probabilité donnez-vous à vos hypothèses?
– quelles autres hypothèses sont plausibles?
Bin non, une expérience se fait généralement à conditions exclusives.
Si vous participiez à l’expérience de Milgram, les réponses seraient que vous n’êtes pas un scientifique pour discuter !
Quant à refuser, après avoir fait volontairement toutes les démarches pour y participer…
l’homme est un étrange animal.
Le droit, la loi, sont d’abord des conventions entre les hommes pour, non seulement pouvoir vivre entre eux, mais pour fonder leur société, »faire société » si on veut, vie commune où chacun ait et sa place et son devoir.
La philosophie du droit est ce qui ressort de ces conventions.Le droit exprime la philosophie et en résulte et la philosophie exprime et définit le droit. Le tout étant l’ensemble des exigences (i.e. « les droits ») de l’homme en communauté, en société.
Ces besoins ou exigences premières sont donc la sécurité(et l’égalité dans le sécurité),la propriété et la liberté dans le cadre mutuel ainsi fixé, cad. limité aux activités soit innocentes, soit utiles,et aux initiatives correspondantes.Chacun de ces trois mots d’ordre s’emboitant les uns dans les autres.
Les lois sont faites pour détailler la conformité des actions avec les droits fondamentaux.
Pour ma part je pense qu’il faut inclure dans les droit fondamentaux la responsabilité. la responsabilité c’est en fait la capacité d’es individus à assumer les conséquences de leurs actes. Ces conséquences peuvent être positives ou négatives et les individus doivent « bénéficier » de ces conséquences pleinement et sans restrictions. Nier le droit à la responsabilité des individus c’est nier la nature même des être humain et les rabaisser à l’état d’animaux ou d’enfants que l’on doit guider et surveiller à chaque instant « pour leur bien ». La déresponsabilisation des individus est le biais le plus aisé pour s’attaquer aux autre droits fondamentaux car, si l’on coïncidèrent les individus incapables de gérer leur existence il est facile de restreindre leur liberté et les privé de toute propriétés.
Il faut absolument défendre la responsabilité comme un des droits les plus fondamentaux et pas simplement une conséquence de la liberté, une sorte de punition pour ceux qui aurait mal agit. Ainsi présenté, il devient facile aux adversaire de la liberté d’argumenter sur la nécessaire limitation de celle ci en expliquant que les individus ne sont pas véritablement responsables, donc pas vraiment libre non plus. La boucle est bouclée…