Par Philippe Silberzahn.
Malgré des dizaines, voire des centaines d’ouvrages sur la question, la nature de l’innovation reste profondément méconnue. On l’associe la plupart du temps à la créativité et on imagine que l’innovation consiste à inventer quelque chose et à le diffuser vers les utilisateurs. Rien n’est plus faux, regardons ce qu’il en est au travers d’un exemple édifiant, celui des kits photoélectriques pour l’Afrique.
Nous sommes dans les années 70 et le gouvernement français décide d’aider au développement de l’Afrique. L’absence d’éclairage est depuis longtemps identifiée comme un frein au développement : sans éclairage, les enfants ne peuvent faire leurs devoirs le soir. Le gouvernement français décide donc de subventionner la conception et la fabrication de kit photoélectriques permettant de recharger une batterie durant le jour grâce au soleil, abondant dans ces pays, pour être utilisée la nuit. L’appel d’offre est lancé, il est remporté par une entreprise qui conçoit le kit de manière à ce qu’il soit robuste, et les kits sont envoyés en Afrique pour être distribués. Quelques semaines après, l’opération est un échec. Les kits ne sont pas utilisés. Pourquoi ?
Une étude montre rapidement que le produit en lui-même n’est pas en cause. Il répond bien aux spécifications demandées. En poussant l’étude, on observe que les sites d’installation des premiers kits sont choisis au gré des pressions politiques locales et aboutissent dans des endroits où ils ne sont pas nécessairement utiles, loin des enfants en tout cas. Ces kits étant offerts et non vendus, il faut bien trouver un moyen de décider qui les aura, et ce n’est pas simple.
Par ailleurs, les réparateurs locaux sont hostiles à ce kit : en effet, pour éviter les pannes, les ingénieurs français ont fermé hermétiquement l’ensemble batterie-régulateur, ce qui interdit toute réparation locale et prive donc les réparateurs d’une source de revenu, et de pouvoir, non négligeables. En outre, le fil électrique du kit est trop court et empêche son installation sur le toit, ce qui est pourtant indispensable pour le protéger du bétail en libre circulation. La lampe utilisée répond à un standard inconnu en Afrique, que personne ne maîtrise. Et la liste continue ainsi.
Cet exemple illustre une conception bien particulière de l’innovation : celle dans laquelle le scientifique invente et l’utilisateur adopte, de manière passive, l’invention. Mais il en va rarement ainsi. L’innovation est un processus d’adoption, d’appropriation et de détournement dans lequel les « utilisateurs » jouent souvent un rôle actif et dans lequel d’autres parties prenantes, qui ne sont pas forcément utilisateurs, jouent également un rôle actif. Ces acteurs sont souvent inattendus, comme le cas des réparateurs locaux ou du chef de tribu dont l’ingénieur français, situé en banlieue parisienne, n’aurait jamais pu soupçonner l’importance.
Au modèle de diffusion (l’inventeur invente, l’utilisateur adopte), on doit donc substituer un modèle d’intéressement où le processus d’innovation consiste à mobiliser des acteurs autour du projet d’innovation en évolution. L’innovation est donc un processus social (ou socio-technique). Pour mobiliser ces acteurs, il faut les intéresser au sens où ils doivent avoir intérêt à la réussite de l’innovation. Dans le cas du kit, on aurait pu commencer par analyser le réseau des acteurs locaux : utilisateurs, parents, enfants, chefs de tribu, responsable religieux, réparateurs, distributeurs, concurrents offrant des produits alternatifs (lampe de poche), etc. À partir de là, on se serait demandé comment motiver certains d’entre-eux pour promouvoir l’innovation, le meilleur moyen de motiver étant de co-créer.
Cette mobilisation d’acteurs réussie aboutit à la création d’un nouveau réseau de valeur, c’est-à-dire d’un ensemble d’acteurs qui sont impliqués de manière plus ou moins active dans le projet et qui en deviennent parties prenantes. Le rôle de l’innovateur est donc de créer ce réseau.
Si l’innovation est un processus social au cours duquel l’innovateur doit assembler toutes les pièces de son réseau de valeur, cela signifie au moins une chose : c’est que l’émergence d’une innovation prend du temps et que ce temps est difficilement compressible. Au début, il faut convaincre chaque partie prenante une à une. C’est d’autant plus difficile que l’innovation, entièrement nouvelle, semble parfois n’avoir aucun sens. Loin d’être affaire de technologie ou d’idée géniale, l’innovation est donc un processus social.
Note : La source de cet article est l’article de Madeleine Akrich, Michel Callon et Bruno Latour : « A quoi tiennent le succès des innovations ? Premier épisode : l’art de l’intéressement », paru dans Gérer et Comprendre en juin 1988, et qui reste (avec sa seconde partie) l’un des meilleurs articles qui soient sur la nature de l’innovation. Il est accessible ici.
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