À l’approche de la vieillesse, les choses n’apparaissent plus comme avant. Peut-être le temps des rencontres est-il fini. Peut-être faut-il faire la planche, se laisser dériver, descendre en roue libre la pente qu’il reste à parcourir et ne plus se soucier du passé, a fortiori s’il est lointain…
Il suffit pourtant alors d’un déclic, déclenché par un intrus, pour que le passé, lointain justement, resurgisse peu à peu du halo de brume dans lequel il était enveloppé à dessein. Le héros du dernier roman de Patrick Modiano se trouve dans ce versant de la vie qui descend, quand un inconnu l’appelle au téléphone pour lui annoncer qu’il a retrouvé son carnet d’adresses.
Jean Daragane a effectivement égaré son carnet d’adresses quelque temps plus tôt, mais cette perte n’a pas revêtu une grande importance pour lui. Et pour cause. Dans ce carnet, « aucun des noms n’appartenait aux personnes qui avaient compté dans sa vie et dont il n’avait jamais eu besoin de noter les adresses et les numéros de téléphone » :
« Il les savait par cœur. »
Jean ne veut pas recevoir son interlocuteur chez lui. Il rencontre donc Gilles Ottolini le lendemain à Paris, à cinq heures du soir, dans un café, à l’angle de la rue de l’Arcade et du boulevard Haussmann. Gilles, la quarantaine, est accompagné d’une jeune femme de trente ans, qu’il présente comme une amie, Chantal Grippay. Gilles s’est permis de parcourir le carnet de Jean. Un nom l’a interpellé, celui d’un certain Guy Torstel, qui est le seul à être suivi d’un ancien numéro, à sept chiffres au lieu de dix, et qui figure également, une seule fois, dans le premier livre de Jean, Le noir de l’été, paru quarante-cinq ans auparavant.
Pourquoi ce nom de Torstel a-t-il attiré l’attention de Gilles ? Parce que ce nom figure dans le dossier d’un fait divers remontant à plus d’un demi-siècle, à 1951 peut-être, et que Gilles veut écrire un article dessus. C’est à ce moment-là que Jean prend congé de Gilles et Chantal de manière impromptue, « l’insistance d’insecte » de Gilles l’ayant mis mal à l’aise. Gilles rappelle Jean le lendemain matin, pour s’excuser. Il veut lui montrer les documents en sa possession, mais il s’absente deux jours. Ils conviennent qu’il le contactera à son retour. Pendant l’absence de Gilles, Chantal contacte Jean et lui propose de se rendre chez elle, 118 rue de Charonne.
Chantal a emprunté la chemise de Gilles, en carton bleu ciel, contenant des feuilles dactylographiées, une grande photo d’un enfant d’environ sept ans (« apparemment l’agrandissement d’une photo d’identité ») et un exemplaire du Noir de l’été. Elle et Jean sortent pour en faire des photocopies. Elle espère qu’en les lisant la mémoire de Jean lui reviendra et qu’il pourra aider Gilles.
Le soir, rentré chez lui, Jean n’entreprend pas de lire tout de suite les feuilles. Comme elles sont dactylographiées sans double interligne, en caractères minuscules, c’est assez décourageant. Et puis il a fini par identifier Torstel… Il se souvient seulement que ce dernier l’a raccompagné chez lui un jour en revenant du Tremblay, il y a bien longtemps… Le lendemain soir, prenant son courage à deux mains, jusqu’à une heure tardive, il lit le texte compact, indigeste. Des noms y apparaissent. Celui de sa mère, d’autres dont il se souvient vaguement, deux autres qui ne lui sont pas inconnus: Roger Vincent et Annie Astrand…
Jean entoure de rouge le nom d’Annie. Il se rappelle peu à peu, entre autres, que c’est avec elle que la photo de l’enfant du dossier (qui n’est autre que lui) a été prise dans un photomaton (il a même fait allusion à un tel épisode dans Le noir de l’été). C’est également Annie qui lui a donné un jour, alors qu’il devait avoir l’âge de raison, un papier plié en quatre, sur lequel était écrit leur adresse (il habitait avec elle), en lui disant quelque chose dont il n’a retenu qu’un bout de phrase: « … pour que tu ne te perdes pas dans le quartier… »
À partir de la lecture de ce « brouillon », Jean, par bribes, va se replonger dans ce passé lointain, auquel il ne pensait plus depuis des années, « si bien que cette période de sa vie avait fini par lui apparaître derrière une vitre dépolie » :
« Elle laissait filtrer une vague clarté, mais on ne distinguait pas les visages ni même les silhouettes. Une vitre lisse, une sorte d’écran protecteur. Peut-être était-il parvenu, grâce à une amnésie volontaire, à se protéger définitivement de ce passé. Ou bien, c’était le temps qui en avait atténué les couleurs et les aspérités trop vives. »
Ce passé remonte en fait à un peu plus de soixante ans. Il est suivi d’un autre, qui en est l’aboutissement, quinze ans plus tard. Mais ces deux passés enfouis ne vont pas pour autant sortir complètement de l’ombre sous la plume de Patrick Modiano. Lequel, comme il sait si bien le faire dans un style limpide, en garde quelques zones, pour entretenir le doux mystère chez le lecteur, en mêlant allègrement ces deux passés au présent. La citation de Stendhal placée en épigraphe du livre ne le laissait-t-elle pas présager: « Je ne puis pas présenter la réalité des faits, je ne puis présenter que l’ombre. »?
- Patrick Modiano, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, octobre 2014, Gallimard, 160 pages.
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