Par Patrick Aulnas
Le siècle écoulé a bouleversé la condition humaine. Les progrès fulgurants des sciences et techniques ont provoqué des évolutions économiques, sociales, sociétales, plus profondes que celles de tous les millénaires antérieurs. Après la révolution agricole du néolithique et la révolution industrielle du XIXe siècle, une évolution majeure, que l’on peut qualifier de troisième révolution technologique, est actuellement en cours et très loin d’être achevée. Les sociétés du XXIe siècle seront configurées par elle.
La vie des êtres humains, leur mémoire et leur destin se transforment ainsi radicalement.
La vie ou le présent
Nous sommes passés en un siècle d’un mode de vie assez proche de celui du Moyen Âge à un mode de vie totalement nouveau, comportant de nombreux déplacements, des moyens de communication omniprésents et parfois envahissants, un temps de travail faible, une surabondance alimentaire pouvant poser des problèmes de santé. Et ce ne sont là que quelques exemples. Bien entendu, les populations des pays les plus pauvres attendent encore ces évolutions. Mais ce changement, qui représente une amélioration sans précédent des conditions de vie, a été d’une rapidité inédite dans l’histoire. Aucun être humain, avant le XXe siècle, n’avait connu, dans le court moment que constitue une vie, des bouleversements aussi considérables.
Certains d’entre nous ont pu rencontrer des personnes nées à la fin du XIXe siècle et mortes, très âgées, à la fin du XXe siècle. Elles témoignaient bien souvent des mutations profondes de leur vécu en évoquant leur jeunesse. Elles racontaient que leurs propres parents ou grands-parents n’auraient jamais pu imaginer le monde de la fin du XXe siècle et se seraient crus sur une autre planète. Et en effet, nous avons changé de planète. Un paysan pauvre de 1910 vivait sur un sol en terre battue, avec pour tout mode de chauffage une cheminée à bois. L’eau devait être extraite du puits, et bien entendu l’électricité n’était pas installée. Les moyens de transport étaient trop coûteux et l’existence s’écoulait en un lieu unique. La vie consistait essentiellement à travailler pour se nourrir, et le travail était physiquement épuisant. L’espérance de vie à la naissance était inférieure à 50 ans, et comme les antibiotiques étaient inconnus, la moindre infection non maîtrisée entraînait la mort. Il s’agissait donc de trouver des moyens de vivre, alors que les hommes des économies développées d’aujourd’hui cherchent des raisons de vivre.
L’amélioration des conditions de vie a eu des répercussions démographiques fondamentales. L’équilibre de l’esturgeon – forte natalité et forte mortalité infantile – a été remplacé par un nouvel équilibre caractérisé par une faible natalité, due à la contraception, et une faible mortalité infantile, due aux progrès de l’hygiène et de la médecine. Mais le nouvel équilibre a pris du temps à se mettre en place, et la population de la planète est passée en un siècle de 1,5 à 7 milliards d’êtres humains. Là encore, jamais personne dans l’histoire de l’humanité n’avait vu au cours de sa vie la population quintupler.
Il s’agit bien d’une rupture. Le passé se caractérisait par la lenteur des changements, la stabilité des modes de vie de génération en génération, la faible productivité des économies, une démographie non maîtrisée résultant du déterminisme biologique. Désormais, en l’espace d’une vie, les hommes parcourent toute une phase de leur histoire tant les changements sont rapides. Ils maîtrisent la démographie par la contraception.
La mémoire ou le passé
L’Homme est le seul être vivant à avoir conscience de sa propre mort. Mais il est aussi le seul être à construire un savoir qu’il transmet à ses successeurs. Ce savoir ne cesse de grandir. Pour l’Homme du Paléolithique, il s’agissait d’une petite besace remplie de quelques savoir-faire ; il s’agit aujourd’hui d’énormes bagages de connaissances spécialisées. Pourtant, notre passé est entièrement contenu dans ces bagages que se transmettent les Hommes. Tout le savoir de l’humanité est transmis de génération en génération. Les mathématiques, les sciences, l’art, la philosophie ne sont que des constructions de l’intelligence humaine stockées sur des supports afin d’être léguées. L’histoire elle-même, notre histoire et celle de notre univers, est une interprétation de notre destin sur laquelle nous ne sommes pas tous d’accord, en particulier en ce qui concerne son origine divine ou non. Elle n’est qu’un aspect de notre mémoire.
Que léguons-nous à nos descendants ? Des objets et des signes. Les objets sont multiples, utilitaires ou artistiques : constructions, machines, œuvres d’art. Mais ils disparaissent peu à peu. Il reste peu de choses des architectures antiques, car le temps dégrade inexorablement les monuments du passé. Les tableaux stockés dans les musées perdent peu à peu leurs couleurs d’origine, et il ne sera pas indéfiniment possible de les conserver, aussi habiles soient les restaurateurs.
Mais nous avons inventé des signes pour stocker l’information : hiéroglyphes, alphabets, chiffres, notes de musique. Ils permettent de conserver sans limitation de durée notre patrimoine cognitif car il est possible de les dupliquer si le support vient à s’altérer. La révolution technologique en cours est à cet égard fondamentale. Elle consiste à numériser l’information et à la stocker sur des supports à accès rapide. La numérisation accroît notre dépendance à l’égard de la machine, car son intermédiation est indispensable pour accéder à une information physiquement stockée en langage binaire (succession de 0 et de 1). Mais la vitesse d’accès devient telle que nous disposons instantanément d’une quantité phénoménale d’informations enregistrée sur des serveurs distants. La mémoire de l’humanité est désormais à la portée de tous.
Les supports de l’information numérisée sont plus fragiles encore que les livres en papier ou les anciens parchemins. Mais nous pouvons dupliquer leur contenu à une vitesse très élevée et conserver en permanence plusieurs exemplaires. La fiabilité de la conservation dépend de la qualité de l’organisation. En tout état de cause, nous vivons le tout début d’une révolution technologique dont il est impossible de prévoir les développements à long terme. Mais ils sont potentiellement fabuleux. Il suffit d’évoquer les recherches en informatique quantique pour comprendre que la capacité de mémorisation actuelle de l’information et la rapidité des traitements ne représentent encore presque rien par rapport à ce qui pourrait advenir à long terme. Nous pourrions alors disposer, sans les problèmes de consommation d’énergie des serveurs actuels, d’une mémoire infinie.
Ce n’est pas seulement notre vie, notre présent d’être humain qui ont été bouleversés mais aussi notre mémoire. Les progrès rapides des technologies de l’information démultiplient notre capacité de transmettre aux générations futures notre patrimoine cognitif et nos créations. Car tout est numérisable, même une statue ou un bâtiment. Cette mémoire de l’humanité est aussi accessible par tous en temps réel. Tout individu peut désormais, s’il le veut, chercher, comprendre et réfléchir sur toute question de son choix.
Le destin ou l’avenir
La vision de l’avenir se traduisait pour les Hommes d’hier par un récit religieux ou idéologique idéalisant un futur jugé possible. Mais, en réalité, le déterminisme biologique laissait peu de place à la liberté. Il s’agit ici, non de la liberté individuelle, mais de la liberté collective de l’humanité de choisir son devenir, d’échapper à la fatalité.
Tout change fondamentalement lorsque l’Homme commence à comprendre, à la fin du XXe siècle, qu’il peut aussi agir sur sa propre réalité biologique. Le séquençage de l’ADN a été effectué. Son décryptage est en cours. Nous commençons ainsi à comprendre la construction intime du vivant, et nous savons déjà qu’il sera possible de transformer biologiquement l’être humain. Les biotechnologies, plus généralement la convergence NBIC1, permettront de dépasser le stade du mammifère intelligent qui est né voici quelques millions d’années. Pourquoi en effet l’Homme resterait-il indéfiniment à son dernier stade connu d’évolution biologique, l’homo sapiens apparu voici environ 200 000 ans ?
La capacité naissante d’agir sur le génome conduira probablement au dépassement de l’humanité actuelle. C’est donc une conception radicalement différente de notre destin qui prend naissance aujourd’hui. À l’évolutionnisme darwinien, dont nous sommes le produit, se substitue une évolution choisie, configurée par l’Homme lui-même. Cette responsabilité peut paraître écrasante et certains penseront que l’Homme ne doit pas se substituer aux dieux. Il s’agit pourtant déjà d’une réalité, puisque des expérimentations ont lieu sur des espèces animales.
Mais les Hommes sont incorrigibles, et d’aucuns construisent déjà autour de ces potentialités une sorte d’idéologie nouvelle utilisant des notions floues comme le transhumanisme. S’il convient de ne pas rejeter les progrès de la connaissance, quel que soit le domaine concerné, il est important de ne pas retomber dans les errements du passé pour manipuler les êtres humains par des projections fantaisistes. La seule voie raisonnable consiste à exploiter nos connaissances nouvelles, par l’expérimentation prudente et maîtrisée. Il faut pour cela que la liberté individuelle, la possibilité pour chaque individu de proposer, de s’associer et d’agir reste la valeur dominante de nos sociétés. Le danger majeur sera donc, comme par le passé, que l’État impose un individu conforme aux aspirations de ceux qui le dirigent. Nous irions alors rapidement vers un totalitarisme scientifique beaucoup plus efficace pour annihiler toute initiative individuelle que le totalitarisme idéologique du XXe siècle. Seule la liberté individuelle peut faire émerger le meilleur.
Sommes-nous face à une grande rupture épistémologique émergente ?
Il est trop tôt pour le dire. Mais lorsque notre présent change aussi rapidement, lorsque notre mémoire collective multiplie ses capacités, et que notre avenir est entièrement entre nos mains, il est nécessaire de poser la question.
Les angoisses des Hommes d’aujourd’hui trouvent leur fondement dans l’incertitude face à l’avenir. Jamais des évolutions aussi fondamentales n’avaient eu lieu en un temps aussi court. Nous voguons dans l’espace et le temps entre le hasard et la nécessité2. Il n’était pas certain que la petite lueur d’intelligence qui a jailli un jour chez les hominidés nous conduise au monde actuel.
Certains le haïssent et ils ont tort, car il est moins injuste, moins rude pour les faibles que le monde d’hier, et il est très confortable pour les plus favorisés. Il nous faut croire en tous les Hommes et en chaque Homme car, au-delà de toutes les tragédies de l’histoire, ce qu’il a déjà créé plaide en sa faveur pour construire l’avenir.
Vous faites erreur en pensant que le danger viendra d’un état. Tocqueville avait bien identifié le risque de la démocratie: le déviant est nié, banni. C’est ce qui se passera: aucun »progrès » possible ne sera refusé au nom de la sensiblerie (voir la GPA), et une fois la machine en route, la société fera pression pour que tout le monde se plie à la mode. Si la mode est aux blonds, (ou aux bruns frisés), ceux qui seront hors mode seront niés, traités de ploucs, de fachos, de réacs, de tarés… Même raisonnement avec un niveau de QI, les choix vestimentaires, les lectures, les goûts musicaux, les choix de mode de vie…
L’état n’a plus grand pouvoir, vous le savez bien, le risque est ailleurs, et beaucoup plus grand. D’où les précautions à prendre.
J’admire l’esprit de synthèse de Patrick Aulnas.
Pourtant j’aurais tendance à tempérer ses craintes, sur le transhumanisme par exemple, qui n’est ni ma religion ni ma tasse de thé. Je n’en ai pas peur car il est le propre de progrès dont l’esprit humain n’est pas encore prêt d’accepter la démarche malgré la prospective et les avancées actuelles encourageantes. Il nous dit que nous pourrions échapper grâce à notre technologie à l’évolution telle que l’a définit Darwin.
Pourquoi suis-je aussi péremptoire dans mon incrédulité ? Je constate déjà, comme nous tous, les degrés d’évolution notable au sein même de l’humanité entre les habitants quasi préhistoriques des forêts équatoriales des Philippines et le prototype de l’américain bodybuildé qui, grâce à sa nourriture abondante et sa phylogénie de deux siècles, a réussi un saut génétique qui lui donne un front très haut, un crâne plus gros, une mâchoire d’acier (gros mangeurs de viandes), un squelette qui nous fait passer, comme avec certains scandinaves actuels pour des lilliputiens, même quand on dépasse comme moi les 1m85. Mes fils sont de cette stature 1,85 à 1,95 m. La transformation est donc déjà, bien avant l’usage de biotechnologies, en route sur une très courte période, par la nourriture et les médicaments hérités du XXème siècle.
Après, l’avenir proche évident de la médecine est du côté des cellules souches (qu’on utilise déjà en odontologie selon mon dentiste… et ailleurs), les prothèses multiples évidemment, la liaison nerveuse même après rupture totale du rachis qu’on va entièrement réparer sous 20 ans, la maîtrise totale des maladies dégénératives et du cancer, la compréhension des modes d’interaction des virus et des bactéries avec nos cellules suivie de la capacité à détruire la connectique entre eux par des médiateurs chimiques devenus non toxiques… On reste rêveur des avancées de la médecine, non pas entre 1900 et 1990, mais bien entre 1990 et 2014.
On quitte aussi un monde aveugle qui s’apparentait quelquefois aux modes d’injonction des soignants de Monsieur Jourdain pour entrer dans un monde où le praticien est un presque ingénieur.
J’ai connu comme nous tous les deux générations de médecins : la première génération était à l’écoute, avait le temps, pratiquait Freud avant l’heure (la méthode Coué) mais soignait tout avec quelques potions miracles comme la teinture d’iode et l’acide picrique (un explosif de la guerre 14) pour les grands brûlés (mon grand-père et mon père), entre autres.
Aujourd’hui le médecin est chimique, biologiste, ingénieur, mais il ne rate pas une occasion chez certains d’entre eux de nous rappeler combien notre corps ne nous appartient plus (il appartient à la médecine et la Sécu) et que lui seul (eux seuls) peut en comprendre sa complexité. Nous serions un cerveau pensant (il ne s’y intéresse pas) mais lui ne pense qu’à traiter le corps. « L’âme, la psyché, stop ! C’est pas chez nous. » C’est la boutique d’à côté (les charlatans) » Allez voir un psychiatre, c’est une spécialité (de charlatans CQFD) !
La médecine, c’est la chimie organique, les cellules, la physio, la galénique. Études de psychologie en médecine ? Allez voir cela du côté des sciences humaines, vous savez, chez les babs en bas de la Fac !
Voilà le problème.
Pourquoi parler de tous ces progrès de la médecine alors que la médecine, toute attablée à remarquer ses spécialités qui sont autant de différences, n’a pas encore remarqué qu’elle la pratiquait sur un seul et même corps, objet interactif unique qui contient toutes les pathologies à traiter, n’est même pas encore capable de s’unifier pour comprendre les interactions globales contenues dans ce corps, n’est même pas encore capable d’unifier « sa science » pour que « esprit » et « corps » ne soient qu’une et une seule entité.
On veut aller explorer l’espace alors qu’on ne connait pas encore le fond des mers. Douce métaphore de nos expériences de Docteurs Folamour ! On envisage sérieusement l’exosquelette et l’interaction cerveau-ordinateur alors qu’on ne connait pas encore les fondamentaux de la psyché. deux mille ans après Socrate.
Là s’infiltre le détail qui tue.
Nous serions à l’aube de l’exosquelette et du bioport pour connecter l’ordinateur à nos cerveaux !
Alors que la médecine n’a pas encore fait son aggiornamento globalisant, alors que la science pense encore que toutes ses spécialités sont séparées et étanches entre elles ! Alors qu’on n’a pas encore enterré Freud !
Je pense sans rire qu’on brûle ici de nombreuses étapes.
On croit que le saut technologique époustouflant de nos 30 dernières années va nous permettre de passer sous un siècle de l’homo sapiens sapiens à l’homo laptopus ! Tout d’abord, les sauts technologiques de l’humanité ne sont pas nouveaux. Mais ils s’accompagnent toujours d’une acculturation globale, une sorte de condition nécessaire et suffisante pour que le groupe humain y adhère globalement. Nous sommes très loin de cette condition quand on ausculte, non les corps, mais les crânes.
Les corps sont prêts à être réparés avec tous les moyens qui seront à disposition au XXIè siècle, c’est évident. J’espère en profiter pour vivre le plus longtemps possible.
Les esprits par contre sont vent debout contre la maîtrise robotique de notre pensée et nos interactions avec le monde, et avec tous les objets susceptibles de peupler cette perspective, car nous envisageons naturellement un retour aux conditions de l’esclavage que générera rapidement l’évolution technologique.
Les symptômes en marche sont déjà alarmants sous le mythe de Big Brother qui n’en est plus du tout un.
Les corps réclament le progrès de la médecine, les esprits gambergent et veulent rester libres. Car l’homme est libre. Il détruira sa création si celle-ci lui prend sa liberté.
Il y a donc un chiasme évident qui se cache dans le ventre du progrès technologique qui avance à grands pas. Ce problème principal est l’homme, sa liberté physique spirituelle et intellectuelle, son libre arbitre, son indépendance. La technologie devra-t-elle se séparer de son créateur pour le dépasser ? On peut certes franchir en deux siècles technologiques des étapes inimaginables, mais pourquoi Socrate et Jésus-Christ continuent-ils alors de fonder nos sociétés, sa morale et ses lois ?
Les freins au progrès ne sont pas à l’extérieur du corps humain, qui pourra devenir « préparé » ou « réparé »comme l’est un piano dans la musique expérimentale. Mais il sera toujours aussi difficile dans 5 siècles de transformer le cerveau et son contenu – à moins de changer d’homme, de « character » – qui eux continueront d’évoluer à la vitesse standard de la nature. Si ce processus des millions d’années d’évolution n’est plus présent d’ici là, c’est que l’humanité aura cessé d’exister.