Par Vladimir Vodarevski
John Maynard Keynes est sans doute le plus célèbre des économistes en France. Et les plus néophytes en économie connaissent généralement de nom le keynésianisme. C’est d’ailleurs le seul courant en économie qui est désigné du nom d’un individu. Les puristes déclareront que ce qu’on appelle keynésianisme ne correspond pas à la pensée du maître. Cependant, nous nous en tiendrons ici à l’acception courante du terme.
Une économie de la demande
C’est en 1936 que paraît l’ouvrage majeur de Keynes, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie.
Keynes se place dans le cadre de l’équilibre général. Il considère que l’économie peut connaître un équilibre de sous-emploi. Dans ce cas, il faut soutenir l’économie par la dépense, et notamment l’investissement public. Selon Keynes, l’injection de monnaie dans l’économie a un effet multiplicateur. Par exemple, l’État décide d’investissements publics. Les entreprises voient augmenter la demande. Elles livrent davantage de produits et doivent en conséquence embaucher pour produire. Ce qui entraîne des dépenses de consommation. L’augmentation de la demande provoque des anticipations positives. C’est-à-dire que les entreprises investissent, anticipant une hausse de la demande, ce qui provoque une distribution d’argent, et donc des achats, qui provoquent des anticipations positives, et ainsi de suite. Un cercle vertueux s’enclenche. L’effet de la dépense de départ est multiplié. C’est le concept du multiplicateur keynésien.
Keynes place son raisonnement explicitement dans le contexte de la loi de Say. Il considère que cette loi empêche les économistes classiques et néoclassiques (Keynes englobe les deux courants dans le terme classique) d’envisager l’éventualité même d’une crise de sous-emploi. Keynes a une interprétation très particulière de la loi de Say. Selon lui, la loi de Say postule que l’offre crée sa propre demande. Or, comme le souligne Steven Kates, la loi de Say ne dit rien de tel. Elle constate que des produits et des services s’échangent contre des produits et des services. De même, Steven Kates1 montre que, non seulement la loi de Say n’empêchait pas les classiques et les néoclassiques d’envisager une récession et le chômage, mais que c’était justement la loi de Say qui envisageait les fluctuations de la conjoncture. L’interprétation de la loi de Say par Keynes est donc totalement fallacieuse. Pourtant, comme le souligne également Steven Kates, cette interprétation s’impose. Même parmi les opposants au keynésianisme. Steven Kates n’apporte pas d’explication à cette évolution. Pour ma part, j’incriminerais la notion d’équilibre mathématique, à laquelle Keynes a été nourri, à l’école de Cambridge. Mathématiquement, les dépenses d’investissement doivent se retrouver quelque part.
Keynes a donc imposé l’idée que la dépense créait la croissance. Sa démonstration est bancale. Cependant, cela n’a pas d’importance méthodologiquement, car ses hypothèses ont été mathématisées, avec l’avènement, ou plutôt le triomphe, de la macroéconomie.
Le triomphe de la macroéconomie
La théorie keynésienne a très vite été mathématisée, même si Keynes n’y était pas favorable. Cette mathématisation reprend des outils développés par les néoclassiques, comme les courbes d’offre et de demande. Mais son approche est totalement différente.
La macroéconomie ne mathématise pas le comportement de l’individu. Elle traite directement des grandeurs globales : l’offre globale, la demande globale, etc. Elle va étudier l’effet d’une hausse des dépenses publiques sur la demande globale, par exemple. L’individu n’étant pris en considération qu’à travers les anticipations.
La macroéconomie reprend les thèses keynésiennes et des outils néoclassiques. C’est pourquoi on l’a appelée aussi économie de la synthèse. Synthèse keynésienne ou synthèse néoclassique, cela désigne la même chose.
Le raisonnement littéraire n’est plus du tout pris en compte. C’est la réalité qui doit valider la théorie, à travers les statistiques. Peu importe donc que le raisonnement de Keynes prenne autant de liberté avec la loi de Say. Nous sommes dans une approche mathématique : un travail à partir d’une hypothèse. C’est la confrontation avec la réalité qui doit valider l’hypothèse.
Même la majorité des non-keynésiens reprend l’approche macroéconomique. Il en est ainsi par exemple du monétarisme, dont un des chefs de file est le célèbre Milton Friedman. Ce courant reprend la théorie quantitative de la monnaie, selon laquelle la création monétaire est un facteur inflationniste, en la développant. Il est donc à l’opposé du keynésianisme. Mais l’approche est la même : la macroéconomie, validée par la réalité, et l’individu pris en compte à travers les anticipations. Les anticipations sont juste différentes. En cas de hausse de la dépense publique, c’est ici une hausse de l’inflation qui est anticipée.
La théorie économique a donc profondément changé depuis Adam Smith, cette évolution étant parachevée par le triomphe de la macroéconomie. Auparavant, le raisonnement était littéraire. Aujourd’hui, il est mathématique et statistique. Avec toujours les deux pôles, l’un considérant que la dépense permet de relancer l’économie, l’autre non. Et avec toutes les variantes entre ces deux pôles. Ainsi, face aux échecs des politiques de dépenses publiques durant la crise des années 1970-80, on a pu dire que certaines crises sont des crises de la demande, nécessitant un soutien à la demande, et d’autres des crises de l’offre, nécessitant de soutenir le processus de l’offre.
Il n’y a plus de référence à la loi de Say, et à la notion d’échange. C’est une conséquence de la disparition du raisonnement littéraire. La loi de Say n’est évoquée que dans son interprétation keynésienne, même pour ceux qui la soutiennent. C’est-à-dire que les dépenses d’investissement des entrepreneurs sont diffusées dans l’économie, à travers les achats, et la distribution de salaires, et qu’elles soutiennent ainsi l’économie.
Le vocabulaire keynésien s’impose
On remarquera à quel point le vocabulaire keynésien s’est imposé. Ainsi on distingue théorie de l’offre et de la demande, sans plus aucune mention de l’échange volontaire source de richesse. De même, les statistiques sont keynésiennes. Par exemple, les médias s’en font largement l’écho, on surveille les composantes de la demande : la consommation, les exportations.
L’idée d’anticipation positive s’est imposée également. Quand la croissance faiblit, on l’attribue à la morosité. Et on considère qu’il faut envoyer des signaux positifs pour relancer l’économie.
Enfin, quand on parle de relancer l’économie, ou d’une politique de croissance, c’est à la théorie keynésienne qu’il est fait référence : une relance de l’économie par la dépense publique. A contrario, une politique de l’offre, ou basée sur l’échange, qui impose des réforme structurelles, est appelée politique d’austérité. Ce qui est absurde : la politique de l’offre (si on reprend les termes keynésiens) est aussi une politique de relance. Les mots que nous entendons, que nous employons, qui nous sont assénés comme des vérités, sont ainsi connotés. Il faut s’en souvenir à chaque fois qu’il est question d’économie.
En conclusion, on soulignera que l’économie est passée définitivement à la mathématisation, abandonnant les raisonnements littéraires des « classiques ». Le but est d’asseoir son caractère scientifique. Cependant, le débat reste entier : est-il préférable de soutenir l’économie par la dépense ou de libérer l’offre ?
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Sur le web.
- Steven Kates, Say’s law and the keynesian revolution, Edward Elgar Publishing Ltd, 2009. ↩
« quand on parle de relancer l’économie, ou d’une politique de croissance, c’est à la théorie keynésienne qu’il est fait référence : une relance de l’économie par la dépense publique. A contrario, une politique de l’offre, ou basée sur l’échange, qui impose des réforme structurelles, est appelée politique d’austérité. Ce qui est absurde : la politique de l’offre (si on reprend les termes keynésiens) est aussi une politique de relance. Les mots que nous entendons, que nous employons, qui nous sont assénés comme des vérités, sont ainsi connotés. Il faut s’en souvenir à chaque fois qu’il est question d’économie. »
Très juste, bien vu. Je suis moins convaincu par l’opposition du « raisonnement littéraire » au raisonnement mathématique. Comme si tout raisonnement qui n’était pas mathématique était « littéraire » ! Le raisonnement mathématique, ie la démonstration par chiffres et formules, n’est-elle pas l’une des figures possibles du raisonnement au sens large ? « Raisonnement littéraire » sonne comme une contradiction dans les termes 😉
Tout à fait d’accord avec vous.
L’opposition à la « mathématisation » de l’économie me semble être un réflexe de personnes ne comprenant pas bien les maths, ou craignant que son raisonnement bancal qui parvient à se dissimuler sous les mots ne devienne apparent une fois posé en termes mathématiques.
Les maths ne sont qu’un langage, qui a l’avantage d’être rigoureux et formel. Tout discours « littéraire » bien construit peut s’exprimer mathématiquement et inversement.
Les statistiques sont, elles, la formalisation et la mesure de l’observation et de l’expérience.
L’école autrichienne ne pourra pas s’étendre tant qu’elle n’aura pas dépassé les réticences de Mises sur le sujet. Elle est porteuse d’intuitions intéressantes, pour ne pas dire plus, mais qui ne pourront être réellement porteuses que formalisées et testées. Ce qui ne veut pas dire modélisées d’une façon simplistes comme l’est souvent « l’économie mathématique ». Il y a beaucoup à faire en matière de tests, de mesure, de mise en équation qui ne passe pas par des agrégats arbitraires, par des formalismes limités (comme l’utilité espérée et/ou les approches d’équilibre général) mais le rejet a priori des maths n’est pas franchement la voie idéale.
D’ailleurs le dogmatisme anti-mathématique n’est en soi pas vraiment conforme avec la praxéologie, il me semble.
Sur cette question des mathématiques, ill faut être précis. Ce que dit Mises (mais aussi avant lui Say, JS Mill ou Menger), c’est que les lois fondamentales de l’économie, contrairement aux lois physiques, ne peuvent pas se mettre sous la forme de relations arithmétiques entre grandeurs mesurables. Prétendre le faire oblige à s’éloigner tellement de la réalité que les conclusions qu’on en tire, quelle que soit la rigueur du raisonnement, ne concernent pas la réalité. Même Marshall disait à peu près la même chose, et Keynes « Une trop grande part de l’économie “mathématique” récente n’est que fictions, aussi imprécises que les hypothèses sur lesquelles elles reposent, qui permettent à leur auteur de perdre de vue les complexités et les interdépendances du monde réel dans un dédale de symboles prétentieux et inutiles » (The General Theory of Employment, Interest and Money).
Les statistiques sont un bon moyen d’analyse du passé, que Mises classait dans l’histoire par opposition à la théorie, mais ne sauraient constituer la preuve de lois générales. Autrement dit, statistiques oui, mise en équuation non !
J’aurais peut-être dû être plus précis et parler de méthode littéraire opposée à une méthode mathématique. Mais je ne pense pas que la méthode soit neutre. La méthode littéraire étaye les hypothèses. Mises a élaboré une axiomatique intéressante car elle prend en compte le fait que l’observateur est l’observé. La méthode mathématique pose une hypothèse et développe un modèle à partir de celle-ci. L’hypothèse doit être étayée par la statistique. Le défaut de la statistique étant qu’on n’observe que ce que l’on cherche, on peut étayer beaucoup de modèles sur du vide. Je ne rejette cependant pas les math par principe. Je considère même, de façon parfaitement iconoclaste, j’en ai conscience, que la théorie autrichienne du cycle gagnerait à être complétée par une étude statistique. Par contre, les mathématiques étudiant des lois fixes, je ne pense pas qu’un modèle mathématique puisse être élaboré pour modéliser un comportement qui dépend des volontés des gens. Ce n’est même pas u modèle aléatoire.
Il ne faut pas oublier qu’il existe une école de pensée économique très vivace même si elle est minoritaire, qui a refusé le virage walrasien vers la mathématisation, puis le virage keynésien vers la macroéconomie, et s’oppose donc complètement à, la pensée économique dominante, c’est l’école autrichienne.
Il faut voir aussi qu’un nombre croissant d’économistes constatent que l’économie « mainstream » est en crise (les plus critiques disent « en faillite ») et cherchent soit à la consolider par des extensions, soit à la remplacer par autre chose. Très peu réalisent que ce qu’ils présentent comme des développements novateurs ne sont en fait que des reprises des thèses que les « autrichiens » n’ont pas cessé de soutenir, si bien que l’économie « autrichienne » est en train de subvertir en quelque sorte de l’intérieur l’économie « mainstream ».
Même si les professeurs continuent imperturbablement à enseigner la fameuse « synthèse néoclassique » et les politiques à appliquer les vieilles recettes keynésiennes, c’est de plus en plus un simple jeu intellectuel sans rapport avec la réalité (sinon que le keynésianisme a des effets réels ravageurs). Étant d’un naturel optimiste, je suis convaincu que les économistes reprendront un jour (mais quand ?) le droit chemin qu’ils ont quitté au début du XXe siècle, mais nous aurons tous perdu un siècle …
Il est amusant de voir qu’on maltraite le niveau littéraire en utilisant mal des mots : Austérité : « Politique économique visant à réduire l’ensemble des revenus disponibles pour la consommation, par le recours à l’impôt, au blocage des salaires, à l’emprunt forcé, aux restrictions de crédit et au contrôle des investissements ».
Mais on continue à dépenser plus que ce qu’on gagne il n’y a pas d’austérité, même pas de rigueur ….
sur keynes quelques critiques intéressantes: https://docs.google.com/document/d/1hBb4WeTW5jiChmIyUlaEnQnIuqDXIfCXFTqTYL0hHjw/edit
https://docs.google.com/document/d/1N-sxGkficTTvYXvUiIi-vc-a3rZtqm1SbzO0SkUtGTQ/edit
https://docs.google.com/document/d/1Bit_sp1etFCf9NHGE1rKNoGQXcsmPi2KBj59ESG-s5U/edit
https://docs.google.com/document/d/1gYiwGzY4pawMF3ll9kjQimG5HCcKDB19O8x59-JIb4Y/edit
https://docs.google.com/document/d/1F3s5iXzR0p_QYrQbUYBJngFrZIgaW2jLmObemifPOFc/edit
https://docs.google.com/document/d/1_GQ1mGNfmQu2WvTw1C3YhsXdzWZhbhZ0USw-4XS1Dxc/edit
https://docs.google.com/document/d/1JiN_dIQkE2rcoq7Cwaa_balcbt5NyVkHmIHQVM2bmJ4/edit
https://docs.google.com/document/d/1liwpujgC-M9DI0rjyCSjXwIfw_xRcx3I6-I7O6ifTbo/edit
https://docs.google.com/document/d/1tvi5sVOKBPmQxPvx9PjLzIi_DMOJ1n1H3PGYaxA9oOI/edit
https://docs.google.com/document/d/1SjYYVaO4JfP1Qcj4LiNtLdItk0Mix6l0zLufpD_LOEQ/edit?authkey=COSVtt4D
https://docs.google.com/document/d/1ep–rvXGZ70RKhHiMia8y3s5B4SctLJqUxbMme1h6Vg/edit
http://mises.org/library/failure-new-economics-0 « Henry Hazlitt did the seemingly impossible, something that was and is a magnificent service to all people everywhere. He wrote a line-by-line commentary and refutation of one of the most destructive, fallacious, and convoluted books of the century. The target here is John Maynard Keynes’s General Theory, the book that appeared in 1936 and swept all before it. »
Il y a à piocher ici : https://www.google.com/?gfe_rd=cr&ei=vKt5VNvZPMvD8geipYCACg&gws_rd=ssl%2Ccr&fg=1#q=site:contrepoints.org+Keynes
je vous conseille de lire « La paix calomniée », d’Etienne Mantoux
et aussi ça :
http://www.hayek.ufm.edu/index.php?title=Leo_Rosten_Part_II
En fait, je pense que ce sont plutôt les critiques de Keynes qui n’ont pas compris sa critique de la loi de Say. Il est vrai que si on lit le passage correspondant de « La Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie » » c’est assez abstrus. Mais si on fait l’effort, en ayant à côté son brouillon de 1933, c’et très limpide. Que dit Say, il dit bien plus que cette évidence apparemment logique « un bien pour être consommer doit être produit ». En effet, voici ce qu’écrit Say « tous les producteurs demandent de la monnaie en échange de leurs produits, seulement dans le but d’employer à nouveau cette monnaie immédiatement dans l’achat d’autres produits ». On peut symboliser cela par le circuit M-A-M’. X échange ce qu’il a produit, M, contre une somme d’argent A, pour acheter une marchandise M’. Le problème dans ce circuit, ce qu’a remarqué Keynes tout comme Marx, ou encore Schumpeter, c’est que cela interdit l’existence d’un système capitaliste. La loi de Say est une loi valable dans une économie de troc mais non dans une économie capitaliste, tout simplement parce que dans le modèle de Say, les agents économiques échangent des biens contre des biens de même valeur, il ne peut donc y avoir profit et donc accumulation, ou plutôt cela ne peut exister qu’en-dehors du marché.
Steve Kates se trompe en écrivant : « la demande est constituée par l’offre, on ne peut pas demander sans avoir produit d’abord ». Il oublie le rôle essentiel du crédit dans une économie capitaliste ! C’est justement cela que Keynes, tout comme Marx ou Schumpeter ont pu reprocher à la loi de Say !
Une autre critique à la loi de Say fournie par Keynes. Keynes n’a jamais prétendu que la loi de Say affirmait l’inexistence de crises, de récession,…., il reprochait à la loi de Say l’explication de ces phénomènes. Selon la loi de Say, il peut exister une surproduction dans un domaine, si en même temps, il y a sous-production dans un autre secteur. Les crises n’existent que parce qu’il y a un déséquilibre intersectoriel. Ce déséquilibre se règle tout simplement paer un ajustement des prix, pour qu’il y ait équilibre sur tous les marchés. Or Keynes explique que cette croyance en un équilibre global n’est pas satisfaisante. Il divise les biens produits en deux catégories, les biens de consommation et les biens d’investissement. Si la demande des biens de consommation diminue jusqu’à devenir positive (plus d’offre que demande), la loi de Say (ou plutôt la loi de Walras issue de Say) implique que la demande de biens d’investissement devient négative (plus de demande que d’offre) pour compenser. Or Keynes remarque que la demande d’investissement est indexé sur l’anticipation des entreprises quant à la demande des biens de consommation. Ainsi, si la demande des biens de consommation dimonue, il est peu probable que la demande en biens d’investissement vienne la compenser.