Par Daniel Borrillo.
Une analyse de Génération Libre
À qui appartient mon corps ? Suis-je maître de ma vie et de ma destinée ? Ces questions traversent l’histoire de la philosophie politique et morale et leur réponse juridique conditionne – et parfois détermine – la relation de l’individu à lui-même et à son intimité.
Si le mouvement féministe, porté par les avancées techniques en matière de contraception, a permis de poser sur la scène publique, de manière renouvelée, la question de la disponibilité de soi, de son corps et in fine de sa vie, cette problématique n’est pourtant pas nouvelle.
Elle constitue l’un des fondements du rapport au pouvoir, entendu comme contrainte de vie et de mort (dans l’Ancien Régime) ou comme discipline permanente sur le vivant, depuis l’ère moderne, comme l’a mis en lumière Michel Foucault.
D’un corps sous tutelle au corps comme propriété de soi
Si les avancées technologiques permettant d’objectiver le corps ont, certes, renouvelé le débat bioéthique, son ancrage demeure toutefois bien plus ancien. Les Romains organisaient la vie politique à partir de la summa divisio : alieni iuiris et sui iuris ce qui déterminait la communauté d’hommes libres, maîtres d’eux-mêmes, et les autres (femmes, étrangers, enfants, esclaves…) se trouvaient nécessairement sous tutelle.
La tradition chrétienne généralise le dispositif tutélaire.
Désormais le corps n’appartient plus au chrétien, il est le temple de Dieu. Comme le souligne Saint Paul :
« Le corps n’est pas pour l’inconduite, il est pour le Seigneur et le Seigneur pour le corps » (I, Cor.6.13.), « celui qui se livre à l’inconduite pèche contre son propre corps » (ibid., 6, 18).
Le corps, porteur provisoire de l’âme, est sacré et doit être respecté par les autres comme par celui qui l’habite. L’Église n’hésite pas à utiliser la figure de l’usufruit pour caractériser le rapport de l’individu à son corps. Reprenant la tradition, Pie XII, dans son Allocution aux participants du VIII congrès international des médecins à Rome, le 30 septembre 1954, proclamait :
« L’homme n’est que l’usufruitier, non le possesseur indépendant et le propriétaire de son corps et de tout ce que le créateur lui a donné pour qu’il en use et cela conformément à la nature ».
Si de nos jours la justification chrétienne s’est laïcisée, la doctrine majoritaire des juristes s’accorde toutefois à considérer que la vie et l’existence n’appartiennent pas à la personne. En effet, la technique de la propriété ne semble pas la plus adéquate pour caractériser le rapport de l’individu à son corps et à sa vie. Les publicistes parleront plutôt d’une liberté que d’un droit subjectif et les privatistes oscilleront entre la notion de contrat (lorsqu’il s’agit de déterminer la responsabilité civile) ou de primauté de la personne humaine1 (lorsqu’il s’agit de justifier les limitations à la libre disposition de soi).
Sans entrer dans le débat jus-philosophique relatif à la nature du droit qui relie la personne à son corps (droit subjectif ou naturel, liberté ou droit de la personnalité…), il semble important de souligner que l’utilisation que la jurisprudence fait de la notion de propriété sur son corps peut être particulièrement bénéfique pour l’individu.
Souvenons-nous de la décision de la cour d’appel de Californie laquelle a considéré, dans l’affaire Moore, que le malade avait un droit de propriété sur ses cellules qui ont servi de base à la création d’un médicament breveté par une multinationale pharmaceutique. Cette décision a permis à M. Moore d’obtenir un dédommagement important2.
En France, sans aller jusqu’à invoquer le droit de propriété dans une décision n’ayant pas la dimension économique de l’affaire californienne, la dissociation du sujet et de son corps est particulièrement bien illustrée par la jurisprudence Perruche où le requérant se plaint du préjudice consécutif à son handicap de naissance3. Se plaindre de son corps implique nécessairement de se différencier de celui-ci, de témoigner de sa liberté vis-à-vis de celui-ci.
Olivier Cayla a raison d’affirmer que « la liberté de l’individu se pense donc utilement comme une liberté à l’égard de sa propre nature. […] Cette modernité individualiste et artificialiste […] pense la personne comme étant le construit de la volonté et non pas le donné de la nature, ou, plus précisément, comme le produit de la technique juridique et non pas comme une qualité ontologique de l’être humain que le droit devrait se contenter de consacrer »4.
Au nom de son autonomie, l’individu devient son propre créateur et acquiert la pleine maîtrise et disposition de son corps. L’idée même de modernité implique ce rapport d’appartenance à soi-même. C’est parce que l’on a pu s’arracher à la domination naturelle du monarque absolu que fut possible la délégation du pouvoir aux représentants du peuple. La question est éminemment politique : le lien qui me lie à mon corps et à ma vie apparait ainsi comme un lien civique et non pas comme un lien naturel comme le prétendait Savigny dans sa formule célèbre « Jus in se ipsum ».
En ce sens, le slogan des féministes « mon corps m’appartient » avait une portée émancipatrice : l’individu contre l’autorité, la femme contre l’État, il s’agit selon Gisèle Halimi, « d’un point de résistance infranchissable ».
C’est à partir de cette notion qu’il nous est permis de penser le rapport de l’individu à son corps, à sa vie et à sa reproduction.
Mais ce point de résistance s’est aujourd’hui déplacé : il se trouve du côté des transexuel(s/les) qui souhaitent accéder au changement d’état civil sans passer par le parcours médical et la stérilisation ; il est du côté des femmes qui souhaitent porter un enfant pour autrui ; il est également du côté des prostitués, hommes et femmes, qui se battent pour la reconnaissance du statut de travailleur et travailleuse du sexe ; il se trouve aussi du côté de malades qui souhaitent mettre un terme à leur souffrance…
Le droit de tout individu à l’ « autonomie personnelle »
Une démarche démocratique commence donc par penser le lien qui nous lie à nos vies, nos corps et notre descendance non pas à partir d’une idée naturelle ou sacralisée (nécessairement immuable et s’imposant à nous) mais en fonction d’une vision politique, c’est-à-dire soumise constamment à la délibération démocratique.
Comme le note Tocqueville « l’individu est le meilleur comme le seul juge de son intérêt particulier […], chacun est le meilleur juge de ce qui ne regarde que lui seul »5.
Cette vision de la liberté, propre au XIXe siècle, fut toutefois nuancée par Foucault, qui met magistralement en lumière des nouvelles formes de domination sur la vie : le biopouvoir, défini par le philosophe comme « l’ensemble des mécanismes par lesquels ce qui, dans l’espèce humaine, constitue ses traits biologiques fondamentaux va pouvoir entrer à l’intérieur d’une politique, d’une stratégie politique, d’une stratégie générale de pouvoir ».
Les limites à cette nouvelle forme d’assujettissement semblent acceptées par les sociétés démocratiques qui, conformément aux règles de bioéthique, ont permis de justifier certaines interventions de l’État (et de ses gardiens : hôpital, comité d’éthique, école…) sur les corps des individus. De même, les interventions permettant d’empêcher les abus et les déséquilibres financiers entre les parties semblent un impératif de l’État de droit. Toutefois, la critique du libéralisme et la mise en lumière du biopouvoir ne doivent pas éclipser les principes qui fondent les droits de l’Homme depuis la perspective de la pensée politique moderne, à savoir la liberté de l’individu dans la relation qu’il entretient avec lui-même.
Sur le fondement de l’article 8 de la Convention, la Cour européenne des droits de l’homme a reconnu le droit de tout individu à « l’autonomie personnelle »6.
Est ainsi admise la « faculté pour chacun de mener sa vie comme il l’entend », ce qui « peut également inclure la possibilité de s’adonner à des activités perçues comme étant d’une nature physiquement ou moralement dommageable ou dangereuse pour sa personne »7. Cette précision des juges de Strasbourg me semble particulièrement éclairante : c’est aux individus de choisir leur conception de ce qui est convenable pour la réalisation de leurs intérêts. Nous devons respecter ce choix même s’il nous semble choquant et contraire à la dignité humaine.
L’autonomie personnelle s’exprime particulièrement dans le droit de disposer librement de son corps.
« Certaines personnes peuvent ressentir le besoin d’exprimer leur personnalité par la manière dont elles décident de disposer de leur corps »8, note la Cour.
Toutefois, l’absence de consensus et la marge d’appréciation des États limitent considérablement l’autonomie individuelle en tant que droit subjectif. Au niveau national, de surcroît, des principes tels que la dignité humaine, l’indisponibilité du corps humain et de l’état des personnes, ou encore le corps hors commerce, additionnés à une supposée « fonction symbolique du droit » constituent un nouvel ordre impératif et transcendant susceptible d’anéantir toute prétention subjective de l’individu à son corps, à sa vie et à sa destinée. Il s’agit ici d’interroger les arguments déployés en faveur de l’auto-détermination personnelle ou contre elle (protéger l’individu y compris contre lui-même).
Nous pouvons les présenter synthétiquement en deux groupes.
D’un côté, les arguments qui mettent en avant l’autonomie morale et la liberté individuelle sous la forme de la prééminence de la « privacy » ; et de l’autre côté, les arguments selon lesquels les droits de l’individu peuvent être sacrifiés au nom d’une priorité normative sur l’affirmation égoïste des droits individuels, et se traduire dans des dispositions juridiques contraignantes : ordre public, identité narrative, communauté de sens, dignité humaine, humanité…
Limites à la liberté de l’individu vis-à-vis de lui-même et principe de « dignité humaine »
L’humanité apparaît dans ce discours comme une entité antérieure à l’humain et s’imposant à lui par l’usage réflexif du principe de dignité humaine. Les droits subjectifs de l’Homme doivent donc se subordonner au droit objectif de l’humanité qui nous habite. Ainsi, on trouverait les droits de la personnalité d’un côté, et les droits de l’humanité portés par tout un chacun, de l’autre. La protection de l’humanité justifie ainsi l’intervention de l’État contre notre volonté, si nécessaire, car « Il » semble connaître mieux que nous ce qui est digne ou indigne pour nous.
De même, les notions d’« indisponibilité de l’état des personnes » et de « corps hors commerce » permettent de justifier les limites à la liberté de l’individu vis-à-vis de lui-même, de sa procréation, de son genre et de sa mort. Ces limites peuvent effectivement être nécessaires et justifiées lorsqu’il s’agit d’atteinte à un tiers, mais elles deviennent, en revanche, problématiques lorsqu’il s’agit d’un choix de l’individu concernant sa propre personne. Présentées comme de nature universelle, abstraite et anhistorique, ces limites peuvent, de surcroît, être particulièrement dangereuses pour les libertés individuelles. D’autant plus que la question ne concerne pas uniquement la sphère intime des individus, elle touche aussi le politique.
Les analyses d’Éric Fassin ont démontré comment la sacralisation de la filiation mène à la naturalisation de la nation par un mécanisme de « soustraction à la délibération politique, pour en faire une vérité absolue transcendant l’histoire »9.
D’autres courants se sont opposés à la libre disposition de soi, comme le montre Bertrand Guillarme10, non pas à partir d’une conception sacralisée, mais sur la base d’une critique du consentement contractuel, source d’aliénation, puisqu’il installerait un rapport distancié de l’individu à son corps (Carole Pateman). Le féminisme matérialiste, inspiré de la pensée marxiste, considère que, pour les femmes, le consentement est nécessairement vicié à cause de la domination masculine. Victimes sur le plan structurel, l’expérience subjective des femmes n’aurait donc pas d’importance. À partir d’une théorie radicale de la domination masculine, peut-on considérer qu’aucune femme dans aucune circonstance ne peut consentir à se prostituer ou à faire une GPA ?
En tout état de cause, ces critiques ont permis de faire émerger une interrogation juridique pertinente : comment le droit saisit-il le consentement des parties à l’acte ? Quelle analyse fait-il de leurs conditions particulières ? Enfin, et surtout, ces critiques ont posé la question de savoir si l’on peut continuer à maintenir les frontières entre sphères privée et publique dès lors que l’on touche à une problématique aussi fondamentale que la disposition de soi.
L’analyse approfondie du consentement me semble plus que nécessaire dans un monde d’inégalités économiques et sociales. Toutefois, une fois le constat établi de l’absence de dol, de contrainte, ou de déséquilibre financier dans la prestation, au nom de quoi est-il permis d’interdire cette libre disposition ? Considérer que, dans aucune circonstance, aucune personne ne peut disposer librement de son corps pour, par exemple, se prostituer, participer à une GPA ou demander un suicide assisté, ne reviendrait-il pas à traiter chacun comme un incapable ? Comment donc trouver l’équilibre entre une protection nécessaire dans un monde où le marché placerait uniquement une minorité comme détentrice de tous les droits (y compris ceux de disposer du corps d’autrui) et la sauvegarde de ce qui fonde notre système démocratique (le droit à l’intimité et la respect de la vie privée comme ultima ratio dans le rapport à soi) ?
À vouloir protéger l’individu contre lui-même, ne sommes-nous pas en train de créer une société des victimes au lieu d’encourager l’autonomisation, l’émancipation, le pouvoir d’agir des individus ? La prise en compte de rapports de domination ne doit pas installer les individus dans le statut de victimes mais au contraire leur permettre d’en sortir. En effet, la question centrale qu’il faut se poser est la suivante : qui décide à la fin ? Si la mise en place de l’« ordre public corporel » (Stéphanie Hennette-Vauchez) en tant que limite aux interventions extérieures (noli me tangere) n’est pas problématique en soi, son application contre la volonté de l’individu dans ce qu’il a de plus intime, à savoir le rapport à soi-même, est contestable.
Traditionnellement, cette emprise sur la vie peut s’expliquer par la volonté de l’État de maîtriser ses sujets de droit :
« Comme la personnalité est un don du groupe qui confère une dignité, la faire disparaître par le suicide revient à nier le collectif qui a créé la personne en la conférant », soulignait Xavier Bioy11.
Cette idée est ancienne puisqu’au XVIe siècle « le suicidé commettait un acte de félonie, non seulement parce qu’il agissait contre la nature et contre Dieu, mais aussi contre le roi, en ce que, par cet acte, le roi a perdu un sujet ; et étant la tête, il a perdu l’un de ses membres mystiques12.
D’un autre point de vue, le rapport à soi, à son corps, à sa vie et à sa destinée semble si intime, si subjectif, que l’intervention de l’État ne devrait être envisageable que d’une manière exceptionnelle et comme ultima ratio.
Dans l’état actuel du droit positif, force est de constater que plusieurs pratiques volontaires ne nuisant pas autrui demeurent sévèrement punies :
- l’assistance médicale à la procréation pour les femmes seules, pour les couples de femmes ou pour ceux n’ayant pas prouvé la stérilité (2 ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende)13 ;
- la gestation pour autrui (trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende)14 ;
- l’insémination post-mortem (deux ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende) ; l’euthanasie (30 ans de réclusion criminelle)15 ;
- le suicide assisté (trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende : art. 223-13 Code pénal).
De même, ce n’est pas l’individu qui est maître de la destinée de sa dépouille mais l’administration : seule l’inhumation ou la crémation sont possibles, tout autre choix étant exclu (cryogénisation, immersion en mer ou embaumement16, même si ces pratiques n’encourent aucun risque pour la salubrité ou la santé publique).
Au lieu de consacrer un droit subjectif, le législateur et parfois le juge se sont limités à sortir du champ de la norme pénale certaines pratiques comme la contraception, l’avortement, le changement de sexe ou l’accouchement sous X, au point que la libre disposition de soi apparaît plus comme une figure rhétorique que comme une véritable prérogative individuelle17. C’est, en effet, à partir d’une justification clinique que l’individu est autorisé à agir et non pas comme créancier des droits subjectifs sur sa propre personne18. Ainsi, le changement de sexe ou l’AMP par les couples hétérosexuels ne relèvent pas du droit à l’identité de genre ou de la liberté procréatrice mais bien d’un acte médical venant palier un supposé trouble19 ou une supposée stérilité.
Ce n’est donc pas le respect de la « vie privée » et du « consentement libre » qui régit le rapport de l’individu à lui-même, ces notions étant souvent considérées comme trop subjectives et susceptibles de mener vers l’aliénation et la réification de soi.
À leur place, l’État, par le biais du droit, nous propose le respect de la « dignité humaine », entendu non pas comme un bien individuel mais comme un bien commun : l’humanité qui nous habite. Comme souligné précédemment, cette idée n’est pas nouvelle et renvoie d’une part, aux thèses théologiques relatives à la sacralité du corps comme tabernacle de l’âme ; et d’autre part, plus récemment, à la philosophie kantienne et néo-kantienne exprimée dans les critiques au consentement.
Carole Pateman ou Harry Frankfurt, entre autres, proposent de requalifier le rapport à soi non pas à partir de la disposition mais à partir de l’identification, l’amour étant entendu comme bien-être fondamental duquel les personnes ne sauraient se détacher qu’au risque de s’aliéner20…
Des droits de l’Homme aux droits de l’humanité, nouveau paternalisme d’État
C’est ainsi au nom de l’amour et du bien-être (traduit en droit par « respect de la dignité humaine ») que l’on interdirait à une personne de solliciter une aide au suicide, d’assister sexuellement une personne handicapée, de se prostituer, de porter un enfant pour autrui, de participer à un spectacle de cirque (lancer de nains), de changer de sexe sans la permission des médecins, de se faire inséminer avec le sperme de son compagnon décédé, de s’adonner à des pratiques sexuelles extrêmes ou de porter la burqa.
À la libre disposition de soi (et de toutes les libertés qui en découlent : liberté procréative, liberté sexuelle, liberté religieuse, liberté d’expression, liberté vestimentaire…), une nouvelle forme de conservatisme antilibéral de droite comme de gauche, propose (et parfois impose) l’amour de l’humanité qui est en nous. Au nom de notre propre bien-être et, si nécessaire contre notre propre volonté « aliénée » cette nouvelle et puissante forme de paternalisme considère que d’une manière générale et in abstracto certains choix sont « essentiellement » mauvais puisque contraires à l’amour de soi ou à la dignité humaine. Il ne s’agit plus de promouvoir les droits de l’homme mais les droits de l’Humanité, il ne s’agit plus de droits subjectifs de l’individu mais de l’ordre public de la dignité humaine.
La dignité humaine, « en pleine inflation fétichiste dans le vocabulaire juridique contemporain, offre aux adversaires résolus du subjectivisme moderne le moyen de combattre aussi bien en théorie qu’en pratique toute idée de souveraineté individuelle, y compris dans le cadre intime de la seule disposition de soi, en prétendant médiatiser et donc surveiller et contrôler, sans nullement y avoir été autorisés par l’intéressé de quelque manière que ce soit, le rapport que le sujet entretient avec lui-même, en lui faisant valoir que, même dans le contexte apparent de la plus pure « privacy », la présence permanente de l’humanité qui l’habite lui interdit pourtant toute solitude et toute possibilité d’échapper à la transcendance des réquisitions d’un ordre public ou symbolique naturel »21.
Assigner les individus à cet ordre implique dans le même temps d’investir l’État d’une mission, celle de rendre les citoyens vertueux. Les récentes croisades morales contre les clients des prostituées et les personnes ayant recours à une mère porteuse ne constituent que les manifestations politiques de cette conception substantielle et objective de la dignité humaine (l’État et ses experts en Humanité savent mieux que nous-mêmes ce qui est bien ou pas bien pour nous).
Pour une redéfinition du principe de « dignité humaine »
Face à cette conception « républicaine » de la dignité humaine, je propose une conception démocratique :
- La dignité ne recouvre que le droit de chacun de faire ce qu’il estime conforme à ses croyances, à ses valeurs ou à ses intérêts.
- Le rôle du droit est de protéger cette liberté, en s’assurant que la personne n’est soumise à aucune contrainte extérieure.
- Dans ces conditions, il est interdit à l’État de porter le moindre jugement sur l’usage qui est fait de ses droits par l’individu lorsqu’il s’agit du rapport à lui-même et que son consentement n’est nullement vicié. La construction de l’État de droit le conduit à une parfaite neutralité, au regard tant des valeurs que des pratiques culturelles dominantes. Malheureusement, aujourd’hui, ce n’est pas la logique de l’État de droit qui semble prévaloir dans les rapports de l’individu à lui-même mais une autre logique de type paternaliste et compassionnel, imprégnée de connotations moralisatrices et antidémocratiques, fournissant le cadre et la matrice de ce qu’on pourrait désormais appeler l’« État-moral »22.
Pour conclure sous la forme d’une proposition générale de politique publique dans la matière, nous présentons quelques pistes d’action :
- D’une part, l’inscription de la libre disposition de soi dans la Constitution comme un droit fondamental.
- D’autre part, concernant des domaines spécifiques (GPA, identité de genre, euthanasie23, prostitution…), protéger la volonté individuelle et s’assurer que celui qui décide est, in fine, bien l’individu concerné et non pas d’autres instances, lesquelles encore aujourd’hui, sous prétexte de nous protéger contre nous-mêmes, décident toujours à notre place.
Daniel Borrillo est juriste, chercheur au CERSA/CNRS
—
- Art. 1128 : « Il n’y a que les choses qui sont dans le commerce qui puissent être l’objet des conventions ». ↩
- La cour d’appel de Californie avait accepté l’action en revendication de la part de John Moore (action for conversion) c’est-à-dire celle qui vise l’hypothèse où un tiers s’est emparé du bien d’autrui sans y être autorisé. En acceptant cette action, la cour reconnait un droit de propriété de Moore sur ses cellules. En effet, pour que cette action soit viable, il est nécessaire de prouver que celui qui la fait valoir détient un droit légitime sur la chose dont il a été indûment privé. En ce sens, l’action en revendication apparaît ici comme un instrument de protection de l’individu face aux interventions des tiers, dans le cas d’espèce celles du laboratoire d’ingénierie génétique Genetics Institut et l’entreprise Sandoz. Bien que gênée, la cour considère qu’il est inadmissible que le patient ne participe pas aux bénéfices de la recherche et de l’industrialisation effectuée sur ses tissus et ses cellules. La cour met ainsi sur le même rang les tissus et cellules (en tant qu’objets susceptibles de protection par l’action de revendication) que les ressources naturelles. Les cellules deviennent ainsi dans le raisonnement de la cour une matière première des produits de la bio-industrie. La cour suprême va réviser cette décision en 1990, elle n’accepte pas l’action en revendication car une telle reconnaissance entraînerait un commerce du corps. Elle craint surtout un blocage du développement de la recherche et de l’investissement industriel (« to destroy the economic incentive to conduct important médical research »).
Une situation hautement paradoxale se développe au fil des arguments de la Cour suprême : d’un côté, la Cour refuse le droit de propriété sur le corps humain en invoquant les risques d’un marché sur le corps avec les conséquences néfastes que cela implique mais, de l’autre côté, elle défend le droit de commercialisation des mêmes produits par les industries biotechnologies. Bref, la Cour suprême refuse à l’individu les mêmes droits qu’elle accorde aux institutions qui ont breveté la ligne cellulaire dont la matière principale fut les cellules de Moore. ↩
- Cass. ass. plén., 17 novembre 2000. ↩
- Olivier Cayla et Yann Thomas, Du droit de ne pas naître. À propos de l’affaire Perruche, Paris : Gallimard, coll. « Le Débat », 2002, p. 78. ↩
- Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, livre I, partie I, chap. V. ↩
- CEDH, 20 mars 2007, Tysiac c. Pologne, § 107 ; CEDH, gr. Ch., 10 avril 2007, Evans c. Royaume-Uni, § 71. ↩
- CEDH, 29 avril 2002, Pretty c. Royaume-Uni, § 61 ; AJDA, 2003, p. 1383, note Le Baut-Farrarèse. ↩
- CEDH, 29 avril 2002, Pretty c./ RU, § 66, AJDA, 2003, p. 1863, note Le Baut-Ferrarèse ; RTDCiv., 2002 p. 482, obs. Hauser, et p. 858, obs. Marguénaud ; formule reprise par CEDH, 17 février 2005, K.A. et A.D. c. Belgique, § 83, RTDCiv., 2005, p. 341, note Marguénaud ; D., 2005, p. 2973, note Fabre-Magnan. ↩
- « Entre famille et nation : la filiation naturalisée », Droit et Société, 2009/2 n° 72. ↩
- « Deux critiques du consentement », Raisons Politiques, 2012 n° 46. ↩
- Le concept de personne humaine en droit public, Paris : Dalloz, 2003, p. 709. ↩
- Ernst Kantorowicz, Les deux corps du roi, Paris : Gallimard, 1989, p. 197. ↩
- Art. 511-12 du Code pénal : « Le fait de procéder à une insémination artificielle par sperme frais ou mélange de sperme provenant de dons en violation de l’article L. 1244-3 du code de la santé publique est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende ». ↩
- La GPA, en ce qu’elle entraîne une atteinte à l’état civil réel de l’enfant, constitue bien le délit de supposition d’enfant, faits réprimés par une peine pouvant aller jusqu’à 3 ans d’emprisonnement, outre la privation des droits civils et civiques et de famille, outre l’obligation de subir un contrôle socio-judiciaire au titre des peines complémentaires. Art. 227-13 du Code pénal : « La substitution volontaire, la simulation ou dissimulation ayant entraîné une atteinte à l’état civil d’un enfant est punie de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ». La tentative est punie des mêmes peines. L’article 227-12 complète le dispositif répressif comme suit « Le fait de provoquer soit dans un but lucratif, soit par don, promesse, menace ou abus d’autorité, les parents ou l’un d’entre eux à abandonner un enfant né ou à naître est puni de six mois d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende. Le fait, dans un but lucratif, de s’entremettre entre une personne désireuse d’adopter un enfant et un parent désireux d’abandonner son enfant né ou à naître est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. Est puni des peines prévues au deuxième alinéa le fait de s’entremettre entre une personne ou un couple désireux d’accueillir un enfant et une femme acceptant de porter en elle cet enfant en vue de le leur remettre. Lorsque ces faits ont été commis à titre habituel ou dans un but lucratif, les peines sont portées au double. La tentative des infractions prévues par les deuxième et troisième alinéas du présent article est punie des mêmes peines ». ↩
- Art. 221-1 du Code pénal : « Le fait de donner volontairement la mort à autrui constitue un meurtre. Il est puni de trente ans de réclusion criminelle ». ↩
- S. Douay, note sous TA Nantes 5 sept. 2002 et Angers 9 sept. 2002, JCP 2003. II. 10052 ; J. Michel, Hibernatus, « Les droits de l’Homme et la mort, le juge administratif face à la cryogénisation », D. 2005. Chron. 1742 ; J.-F. Millet, concl. sur CAA Nantes 27 juin 2003, AJDA 2003. 1871 ; I. Poirot-Mazères, « Toute entreprise d’immortalité est contraire à l’ordre public. Ou comment le juge administratif appréhende… la cryogénisation », Dr. adm., n° 7, 2006. Étude 13. ↩
- S. Hennette-Vauchez formule l’hypothèse selon laquelle le droit de disposer de son corps serait une simple « commodité de langage, un énoncé performatif », voir Disposer de soi ? Une analyse du discours juridique sur les droits de la personne sur son corps. L’Harmattan, coll. « Logiques Juridiques », Paris, 2004, p. 132. ↩
- D. Borrillo, – « La question du consentement en matière de politique sexuelle » in Avortement, droit de choisir et santé, Actes du colloque au Sénat, Editons ProChoix, Paris, 2001. ↩
- « Les conditions du changement de la mention de sexe sont aujourd’hui fixées par quatre arrêts de la Cour de cassation, deux rendus le 7 mars 2012 et deux autres le 13 février 2013. Ces arrêts posent le principe suivant : « Pour justifier une demande de rectification de la mention du sexe figurant dans un acte de naissance, la personne doit établir, au regard de ce qui est communément admis par la communauté scientifique, la réalité du syndrome transsexuel dont elle est atteinte ainsi que le caractère irréversible de la transformation de son apparence. » Deux conditions sont ainsi posées : le diagnostic du transsexualisme et l’irréversibilité de la transformation de l’apparence physique. Une circulaire datant du 14 mai 2010 invitait par ailleurs le juge à « donner un avis favorable à la demande de changement d’état civil dès lors que les traitements hormonaux ayant pour effet une transformation physique ou physiologique définitive, associés, le cas échéant, à des opérations de chirurgie plastique (prothèses ou ablation des glandes mammaires, chirurgie esthétique du visage…), ont entraîné un changement de sexe irréversible, sans exiger pour autant l’ablation des organes génitaux ». Si l’intervention chirurgicale n’est pas exigée, le droit demande en revanche un traitement médical irréversible, qui implique notamment une obligation de stérilisation. La notion d’irréversibilité, invoquée dans la circulaire et reprise dans les arrêts de la Cour de cassation, apparaît ainsi comme un élément permettant de justifier la dérogation au principe d’indisponibilité de l’état des personnes. Or c’est justement cette notion d’irréversibilité, mal définie et difficile à prouver, qui entraîne de manière très fréquente une demande d’expertise médicale » (Avis CNCDH sur l’identité de genre et sur le changement de la mention de sexe à l’état civil JORF n°0176 du 31 juillet 2013). ↩
- Cf. l’excellent essai de Ruwen Ogien, Philosopher ou faire l’amour, Grasset 2014, qui démontre comment l’éloge de l’amour est devenu un genre qui exprime la pensée conservatrice qui sévit désormais à droite comme à gauche. ↩
- Op. cit. note 3. ↩
- La formule est empruntée à Jean-François Gaudreault-DesBiens, Le sexe et le droit, Liber 2001. ↩
- La proposition de loi adoptée à l’Assemblée Nationale sur la fin de vie est significative de cette incapacité politique à laisser l’individu décider de sa fin de vie. En effet, la sédation profonde et irréversible ne fait que maintenir en vie quelqu’un qui a décidé de mettre fin à ses jours en cas de maladie incurable. ↩
très bel article, qui ne se contente pas d’une pétition de principe sur ce que devrait être la disposition de soi, mais s’appuie sur une analyse de ce que le droit positif exprime.
Un peu long, mais je vois mal comment il aurait été possible de faire plus court.
Excellent article, merci.
Excellent article, j »en conviens quoique je n’ai pas eu le courage de le lire !
Car j’y ai cherché de quel corps parle-t-on ?
Malgré ma recherche (rapide), je n’ai vu aucune référence au squatteur (bébé) qui loge dans le corps de l’homme féminin.
Ce corps s’appartient-il ? ou appartient-il à son logeur.
Mais c’est peut-être le sujet d’un autre article !
Excellent article concis et clair vu l’importance du sujet. Il a fini de me convaincre que protéger « la dignité humaine » ce n’est pas protéger l’intégrité et les droits d’un individu mais celle d’un collectif appelé humanité.
Excellent article !
Un peu long et complexe, mais tout à fait passionnant !
Excellent article entre la rédaction de philosophie et la documentation juridique, mais complètement à côté de la plaque:
Mon corps, ma vie, ma destinée, appartiennent à MARISOL CAZENEUVE !