Dès le XVIIe siècle, la France prend goût aux tissus en coton teint, toile que l’on nomme indienne car originaire de ce pays. Les indiennes pénètrent dans le royaume par le port de Marseille, porte ouverte vers l’Orient, jusqu’à ce qu’elles soient interdites en 1686. Les fabricants de toile de laine et de soierie ont gagné : ils ont assuré la prohibition des toiles de coton pour éliminer un concurrent et sauvegarder leur industrie. En dépit de cette interdiction, les indiennes continuent d’entrer dans le royaume et sont même ouvertement portées par les bourgeois et par les nobles. Se rendant compte de cette absurdité, l’économiste Vincent de Gournay, un des pères de l’école libérale française, travaille à la levée de l’interdiction, qui est effective en 1759. Le royaume de France s’ouvre à la liberté du commerce, et la révolution industrielle démarre en France, portée par des industriels et des entrepreneurs de talents.
En 1758 est arrivé en France un jeune Allemand de 20 ans, Christophe-Philippe Oberkampf, issu d’une famille de tisserand. Il a fait ses classes dans de nombreuses usines de Souabe et de Moselle et, attiré par les potentialités du dynamisme français, il se rend à Paris. La libéralisation de la production et de la vente des indiennes lui permet d’ouvrir sa propre usine. Il l’installe à proximité de Paris et de Versailles, là où réside sa clientèle potentielle, dans la vallée de la Bièvre, dont la rivière offre la pureté des eaux nécessaire au lavage des fibres textile. Ainsi naît la manufacture de Jouy-en-Josas. Oberkampf contrôle l’intégralité de la chaîne de production et il cherche sans cesse à rester au goût du jour pour demeurer le leader d’une industrie de la mode perpétuellement fluctuante.
Un pionnier de la révolution industrielle. Dès les années 1760, il organise la division du travail, « pour mettre chacun au travail qui lui plaît », comme il aime à le dire. L’impression des toiles de coton nécessite de toujours parfaire la technique, pour que la couleur tienne bien et que le tissu résiste. C’est lui qui passe des presses en bois aux presses en cuivre flexible, ce qui permet d’augmenter la productivité. Oberkampf recherche le moindre coût de production, par la division du travail, par la mécanisation et par l’appel à la concurrence entre les fournisseurs. Il s’entoure de dessinateurs de talents, dont le célèbre Jean-Baptiste Huet, qui réalise ces scènes pastorales et légères qui sont une des marques de fabrique de la toile de Jouy. A son apogée, la manufacture emploie plus de 1000 ouvriers ; c’est une des principales usines de la région parisienne. Oberkampf demeure au sommet pendant 55 ans, de 1760 à sa mort en 1815, ce qui est une grande prouesse dans un secteur commercial aussi volatile que le textile et la mode. Surtout, il résiste aux crises politiques de la Révolution. Il échappe à la Terreur et à la faillite, il sait se concilier les régimes politiques qui ne cessent de changer. Napoléon lui fera l’honneur de sa visite. En 1815, il voit les troupes prussiennes envahir Paris et occuper ses usines, elles qui parlent sa langue maternelle. Ce traumatisme provoque sa mort. L’usine périclite et disparaît en 1844, mais le style et le goût des cotonnades lui survit largement, et contribue à fortifier cette industrie du luxe où excelle la France.
- Serge Chassagne, Oberkampf, un grand patron au siècle des Lumières, Aubier, 2015.
Complément (d’actualité) : Oberkampf a été naturalisé français en 1770 et anobli par Louis XVI en 1787. La légende rapporte que lors de sa visite en 1806, Napoléon aurait décroché son propre insigne de la Légion d’honneur pour le lui épingler.