Par Thierry Berthier.
Un géant tourmenté
Prix Nobel d’économie en 1994 et prix Abel de mathématiques depuis le 25 mars dernier, le célèbre mathématicien américain John Nash (86 ans) a trouvé la mort avec son épouse Alicia (82 ans) samedi 23 mai dans un accident sur une autoroute du New Jersey. Ils circulaient tous deux à bord d’un taxi lorsque, pour une raison indéterminée, le chauffeur a perdu le contrôle de son véhicule et est venu heurter la barrière de sécurité. Éjectés de la voiture, les deux passagers n’ont pas survécu à l’accident. John Nash fait assurément partie des géants contemporains des mathématiques. La diversité et la richesse de ses travaux ont été fondateurs à plus d’un titre. Ses résultats déterminants en théorie des jeux lui ont valu le prix Nobel d’économie il y a vingt ans. En 2015, quelques jours seulement avant sa mort, c’est l’attribution du prix Abel qui est venu récompenser l’ensemble de son Å“uvre mathématique, notamment en géométrie différentielle et en théorie des équations aux dérivées partielles avec de fortes implications en physique mathématique.
Les dates importantes dans la vie de John Forbes Nash1 montrent à la fois la complexité et les turbulences d’un esprit d’exception :
- 1928 : naissance en Virginie (USA), goût pour les sciences et la chimie.
- 1948 : entrée à Princeton, études mathématiques.
- 1949-1950 : soutenance de sa thèse de doctorat sur les équilibres de Nash, théorie des jeux.
- 1951-1958 : carrière fulgurante, de tout premier ordre, au sein des prestigieux laboratoires : MIT, Courant Institute, Princeton. Publication des grands théorèmes de plongement et de continuité qui font sa renommée dans le monde des mathématiciens.
- 1959 : premières crises de schizophrénie paranoïde aiguës. Hallucinations, complexe de persécution.
- 1990 : début d’une guérison spontanée et progressive.
- 1994 : prix Nobel d’économie pour les travaux réalisés durant sa thèse quarante ans plus tôt. Guérison complète.
- 1995 : John Nash vit à Princeton.
- 2015 : prix Abel obtenu le 25 mars, décès accidentel le 23 mai 2015.
Le plongement isométrique de Nash
Si John Nash est très connu pour ses travaux en théorie des jeux et son prix Nobel d’économie (le moindre de ses accomplissements selon le mathématicien John Milnor), c’est bien pour ses résultats en géométrie différentielle et en théorie des équations aux dérivées partielles que la communauté mathématique a reconnu en lui un « génie » et peut-être le plus grand analyste du vingtième siècle.
Le théorème de plongement isométrique constitue certainement le résultat le plus extraordinaire de John Nash. Pour résumer ce théorème profond de manière simple, forcément incomplète et réductrice, il faut tout d’abord se représenter la déformation géométrique qui consiste à transformer une feuille de papier carrée (le tore plat carré) en un tore de révolution dans l’espace à trois dimensions2.
Un fois réalisée, cette transformation possède un défaut important : celui de ne pas conserver les longueurs (on dit alors qu’elle n’est pas isométrique). Ainsi, lorsque l’on trace des verticales et des horizontales toutes de même longueur dans le carré initial, celles-ci ne conservent pas la même longueur dans le tore de révolution.
Dans le vocabulaire des géomètres, le tore plat carré est une variété riemannienne et un plongement isométrique est une représentation qui respecte les longueurs. En 1953 au laboratoire de mathématiques du MIT, Warren Ambrose lance un défi à son ami John Nash qu’il trouve un peu trop arrogant3 : « Nash, si tu es si bon, pourquoi ne résous-tu pas le problème du plongement isométrique des variétés riemanniennes ? ». Ambrose aurait pu dire : « Nash, si tu es si bon, essaie donc de représenter un tore carré plat sans déformer les longueurs ! ». Et Nash releva le défi d’Ambrose… En quelques années seulement, il sut résoudre ce problème de plongement, imaginant pour cela de nouvelles approches, à la fois brillantes et efficaces. Contrairement à l’intuition première, Nash a démontré qu’il existe une infinité de plongements isométriques et en a décrit précisément les représentations associées.
L’aspect général de la représentation qui conserve les longueurs évoque un objet fractal dont les fractures à toute échelle sont remplacées par des transitions lisses appelées corrugations. Concrètement, c’est un objet géométrique très « grumeleux ». Dans cet objet, les courbes correspondant aux horizontales et verticales de notre tore plat ont toutes la même longueur. Dans les faits, le résultat de Nash s’avère beaucoup plus général que ce qui est présenté ici et offre une nouvelle approche pour s’attaquer à ce type de problème géométrique. En 1994, le mathématicien Mikhail Gromov (l’un des meilleurs géomètres du siècle) déclare3 : « Beaucoup d’entre nous ont la capacité de développer des idées. Nous suivons des chemins balisés par les autres. Mais presque personne parmi nous, ne pourrait produire quelque chose de comparable à ce que Nash a produit. Il a complètement changé la perspective. »
Les équilibres de Nash
Réalisés durant sa thèse à Princeton, les travaux de John Nash en théorie des jeux sont certainement les plus connus du grand public. Ils lui ont apporté le prix Nobel d’économie et une célébrité mondiale renforcée en 2001 par la sortie du film retraçant sa vie Un homme d’exception.
Utilisée en économie et en science politique, la théorie des jeux permet de modéliser et d’analyser des situations de concurrences entre différents agents puis de fournir une stratégie optimale pour chacun des agents. La recherche des futurs équilibres du jeu est au centre de cette théorie. C’est en 1928 que John von Neumann expose les fondements de la théorie des jeux. Vingt ans plus tard, Nash définit la notion d’équilibre dans un jeu. Un jeu stratégique J est la donnée de trois composantes J = { N , (Ai), (ui)} où N est un ensemble fini de joueurs, où les Ai désignent les ensembles d’actions associées au joueur numéro i et où ui est la fonction de gain du joueur i. Une position a = (a1, a2, …. , an) contient les actions retenues par tous les joueurs. Un équilibre de Nash est une position à partir de laquelle aucun joueur n’a intérêt à changer unilatéralement de stratégie, c’est-à -dire à changer son action, si les autres ne changent pas la leur. Le théorème des équilibres de Nash affirme que tout jeu stratégique J fini possède au moins un équilibre de Nash pour les stratégies mixtes (mêlant choix déterministes et choix aléatoires d’actions).
L’exemple classique du dilemme du prisonnier illustre parfaitement les notions de stratégie et d’équilibre. Deux prisonniers complices d’un crime sont retenus dans des cellules séparées, sans pouvoir communiquer. Le juge donne le choix à chaque prisonnier de dénoncer ou non son complice en fixant les règles suivantes :
- Si l’un des deux prisonniers dénonce l’autre sans que l’autre fasse de même, il est remis en liberté immédiatement alors que le second reçoit la peine maximale de dix ans de prison.
- Si les deux se dénoncent entre eux, ils seront chacun condamnés à une peine de cinq ans d’emprisonnement.
- Si les deux refusent de dénoncer l’autre, la peine sera ramenée à un minimum de six mois de prison par manque de preuve dans le dossier.
Le lecteur pourra rechercher la position qui détermine un équilibre de Nash pour ce jeu des prisonniers. Le modèle du dilemme du prisonnier intervient en économie expérimentale lorsqu’il s’agit de tester la rationalité d’acteurs en concurrence ou encore en stratégie politique quand on recherche une situation d’équilibre de Nash. Un cas concret s’applique à deux entreprises qui n’ont pas le droit de s’entendre sur une politique tarifaire mais qui s’interrogent sur l’opportunité d’une baisse du prix d’un produit afin d’augmenter leur part de marché au détriment de la concurrence. Si les deux entreprises baissent leurs prix, elles seront toutes les deux perdantes par rapport à la situation initiale. Un autre cas se rapporte aux biens collectifs dont tout le monde souhaite bénéficier mais en les faisant (le plus possible) financer par les autres.
Qu’il s’agisse de théorie des équations aux dérivées partielles, de géométrie différentielle ou de théorie des jeux, l’esprit d’exception de John Nash a toujours su surmonter les obstacles de la complexité et éclairer le chemin de la connaissance. John Nash a trouvé son dernier équilibre.
- Cédric Villani : « Les prodigieux théorèmes de Monsieur Nash », BNF, avril 2010. Cycle de conférences SMF, Un texte, un mathématicien https://vimeo.com/29267283 ↩
- Le tore plat de « GNash » – CNRS http://images.math.cnrs.fr/Gnash-un-tore-plat.html ↩
- Sylvia Nasar, Un cerveau d’exception, Calmann-Levy, 2001. ↩
- Sylvia Nasar, Un cerveau d’exception, Calmann-Levy, 2001. ↩
En effet, un très grand mathématicien dont les travaux ont un domaine d’application extrêmement varié : topologie, informatique théorique, biologie évolutive, économie, sciences sociales et politiques, dissuasion nucléaire, etc.
Quel dommage que les grands médias français notamment ceux publics (supposés être l’incarnation de la « Culture » lol) ne lui ont pas fait l’éloge qu’il méritait.
Je n’ai pas le niveau mathématique pour apprécier pleinement mais je partage tout à fait la conclusion sur la médiocrité de nos médias « culturels ».
Vous exagérez ! Pour sa médaille Fields, Villani a quand même été reçu au Grand Journal de Canal+, et chez on n’est pas couché sur France2 … émissions très grand public très bas niveau !
Bon, ensuite, si vous lisez le bouquin de Villani (« Théorème Vivant »), ce pour quoi il avait été invité dans ces émissions, vous allez vite comprendre que la vulgarisation est une tâche très difficile tant le niveau des mathématiques est monstreux pour le commun des mortels, et incompréhensibles pour l’ancien math spé que je suis !! Ca défie l’entendement.
Ils ne font l’éloge de personne d’important, les media. Lorsque Gustav Leonhardt est décédé il y a quelques années, il a dû avoir deux lignes, une dans le figaro et une ailleurs. Mais bon, le classique, c’est une musique élitiste, et ça, pas beau. Pareil pour tout. Et encore, Nash on s’y est intéressé à cause de ses problèmes psychologiques. Sans ça, personne (hormis les matheux) ne saurait qui il est.
John NASH un Dieu!!!!
La qualité d’un mathématicien ne doit pas être confondu avec sa notoriété auprès du grand public. Des mathématiciens « d’exception », il y en a eu beaucoup au 20ème siècle, des connus comme Nash mais aussi des moins connus, comme Grothendieck, par exemple.
En meme temps celui la on en parlera quand on aura trouvé comment prononcer son nom.
Merci à Thierry Berthier pour cet article. La vulgarisation scientifique est un art. Chapeau l’artiste 🙂
Un homme d’exception est un film magnifique. Lorsqu’on comprend seulement à la fin qu’il s’agit d’un personnage bien réel, l’émotion est encore plus forte.
Merci beaucoup pour cet article très clair et très intéressant. John Nash mérite largement d’être mieux connu du grand public. Les mathématiques en général mériteraient largement d’être mieux connus. Le terme culture est peut-être un peu trop réservé aux arts et aux lettres en France.
La France est le pays du monde où les mathématiques intéressent le plus et sont le mieux considérées.
Au regard des difficultés à recruter des profs de maths dans l’enseignement secondaire, il semble donc qu’il y a des perspectives pour ceux qui en maitrise la complexité. Cette discipline pure, ne peut se transmettre sans ètre philosophe et bon pédagogue. Je regrette le manque de programmes TV sur les sciences aux grandes écoutes. Tout devient payant quand il est question de s’informer. Au moins l’internet inventé pour la science, est rédiculement bon marcher si on veut s’informer où voir apprendre. L’Histoire des mathématiques devrait faire partie de l’enseignement, et peut étre motiver certains se disant nuls. Cet article bien écrit me rapelle tristement le silence des média sur la mort de Louis de Broglie en 1987. En 1987 tout le monde se rapellera la mort de Dalida…
excellent