Par Johan Rivalland
Nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer ici :
- la fragilité du livre et la menace qui peut peser sur son existence,
- le caractère aseptisé qu’il peut rapidement être amené à connaître,
- et de nous demander si la lecture n’est pas elle-même une activité stérile, vaine, voire dangereuse, qu’il conviendrait de déconseiller,
- pour lui préférer d’autres activités bien plus ludiques et agréables.
Pourtant, face à ces considérations, doutes ou scepticisme ambiants, et sans chercher à promouvoir de manière excessive la lecture ou en faire un absolu, n’est-il pas essentiel, au contraire :
- d’accorder une place essentielle à la culture ?
- ne s’agit-il pas là , même, d’un chemin fondamental vers la liberté ?
- d’un moyen d’éviter d’être victime de la crédulité ?
- ou de se réfugier derrière des convictions irrationnelles ?
D’autant que d’autres ne s’y trompent pas :
- soit qu’ils fantasment sur l’émergence possible d’un homme nouveau,
- entendent effacer toute trace du passé,
- ou sans aller jusque-là qu’ils continuent de défendre l’idée selon laquelle le savoir devrait être mis à portée de tous, en s’alignant, par souci d’égalité (ou d’égalitarisme) sur les plus faibles (ou présumés tels),
- quite à générer pas mal de dégâts ou de désillusions,
- et conduire à un asservissement progressif et insidieux,
- où l’homme en viendrait à perdre son identité,
- pour se trouver plongé, au mieux, dans la servitude volontaire,
- ou pire, dans la situation d’un homme dévasté.
Et d’autres constats encore, non moins surprenants ou inquiétants, s’ajoutent pour dresser un panorama assez évocateur d’un état d’esprit dans lequel le culte de l’immédiat ou l’insouciance semblent avoir remplacé la mémoire et le sens de la responsabilité.
C’est dans ce contexte que nous pouvons poursuivre notre cheminement en examinant ce qu’ont pu écrire d’autres auteurs récents sur la question.
Premier volet de cette mini-série, avec Georges Steiner et Le silence des livres.
La fragilité de l’écrit
Dans ce court essai, George Steiner s’intéresse au caractère éminemment fragile de l’écrit et en particulier du livre. Et c’est à une histoire du livre depuis les tout premiers écrits qu’il nous convie, succédant à la tradition de la transmission orale et de la mémoire.
Il insiste également sur le caractère particulier du livre, qui recèle moins d’universalité que la musique ou la danse, par exemple, rappelant que la majeure partie de l’humanité n’en lit pas.
Il nous rappelle aussi que ni Socrate, ni Jésus, qui jouent pourtant un rôle si important dans notre héritage intellectuel et éthique, n’ont manié l’écrit. La transmission s’est là encore d’abord faite par l’oralité, usant en particulier de l’allégorie et la parabole, avant de passer sous la forme écrite.
Le caractère normatif et prescriptif est évoqué par Steiner, qui en montre les différentes implications.
Le passage à l’écrit exerce en outre des effets pervers au regard de l’ancienne tradition orale, favorisant paradoxalement l’oubli, notamment. Le mythe, le “par cÅ“ur”, la tradition, disparaissent peu à peu pour laisser place à une culture de l’éphémère, voire de la paresse.
Si le livre fut réservé à une élite éduquée, atteignant très tôt des sommets de sophistication stylistique, il fut aussi jugé subversif, en particulier par les ascètes, avant que l’apparition de l’imprimerie et des grandes bibliothèques royales et académiques n’en confortent l’usage, qui resta cependant réservé longtemps à une poignée d’hommes avant de se diffuser. Encore que le silence des livres a laissé place, à l’époque contemporaine, à un monde où ce dernier est devenu un luxe, devenu presque suspect.
La contestation et les menaces
Et c’est là qu’intervient la contestation.
George Steiner en présente les deux grands courants : celui du “pastoralisme radical”, opposant l’érudition livresque à la “vie en actes”, le livre étant accusé de parasiter la conscience immédiate, et celui de certains nihilistes et révolutionnaires anarchistes, niant leur quelconque bienfait à l’humanité souffrante, pour qui “une paire de bottes vaut mille fois plus que la collection des œuvres complètes de Shakespeare ou de Pouchkine” (Pisarev).
Contestation qui culmine avec la destruction par le feu des livres et bibliothèques, triste tradition amorcée par les “poètes futuristes et léninistes”, qui visent à éradiquer le poids du passé et dont se sont inspirés par la suite à la fois les nazis, puis les fondamentalistes de tous bords, préfigurant ce que l’on ferait ensuite aux hommes.
Les autres menaces s’appellent, selon George Steiner, la censure, “aussi vieille et omniprésente que l’écriture elle-même”, et n’étant hélas pas réservée uniquement aux États totalitaires, comme y insiste l’auteur, le moindre des paradoxes étant que de grandes Å“uvres sont parfois sorties du contexte de la censure même la plus dure.
Selon l’auteur, la difficulté est que dans certains cas (pornographie, négationnisme, idéologies haineuses, voire appels au meurtre), surtout à l’ère actuelle du numérique, le fonctionnement habituel de la conscience peut s’en trouver perturbé et la question de la censure amenée à se poser de manière non évidente.
Nous vivons aussi à une époque où coexistent à la fois un véritable foisonnement de l’écrit, réduisant la place des formats traditionnels et posant le problème du stockage d’une telle multitude, diluant par ailleurs la réflexion dans un océan d’écrans qui, finalement, ont pour effet de rendre obsolète la lecture traditionnelle.
Un facteur de déshumanisation ?
Jusqu’à arriver au “scandale du livre”, où l’imaginaire et la fiction sont accusés de faire prendre au grand lecteur la place du réel et faire perdre le sens des réalités ou de sentiments tels que l’empathie ou la compassion, le rendant handicapé au regard du “principe de réalité” (Freud), la lecture devenant véritable facteur de déshumanisation.
Accusations auxquelles Michel Crépu ajoute, comme en écho, dans un petit texte additionnel intitulé “Ce vice encore impuni”, véritable hommage rendu au silence des livres, à l’amour voué à ces derniers, les considérations articulées autour de l’idée de culpabilité de l’instant si convoité, ou comment ce sentiment peut naître de la réaction d’incompréhension des autres, aujourd’hui plus qu’avant, où celui qui lit est apparenté trop facilement à une sorte d’égoïste qui se replie dans son monde, coupable de s’isoler et de rompre le contact avec les autres, mesurant ainsi l’écart qui s’est accru entre l’univers de À la recherche du temps perdu et l’hostilité contemporaine à la méditation et au “repli sur soi”, pourtant propices à la réflexion et la créativité.
Un court recueil intéressant, expression évocatrice de la vulnérabilité du livre et de l’intolérance à laquelle il a toujours été confronté, “contenant en germe l’éventualité d’une fin”.
Texte que nous complèterons, dans un second volet, par des prolongements du même auteur sur la même question.
— Georges Steiner, Le silence des livres, Arléa, février 2007, 58 pages.
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