Turquie : le retour des Empires

Ne sacrifier ni notre sécurité, ni les droits de l’homme : cela commence à ressembler à un dilemme.

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Turquie : le retour des Empires

Les points de vue exprimés dans les articles d’opinion sont strictement ceux de l'auteur et ne reflètent pas forcément ceux de la rédaction.
Publié le 2 août 2015
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Par Guy Sorman

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La campagne militaire que vient d’engager en Syrie l’armée turque, contre les islamistes (État islamique) et contre la guérilla kurde (PKK), peut être, comme tout événement, soit décrit soit interprété. Cette interprétation peut être immédiate – située par exemple dans le contexte électoral turc où le parti kurde affaiblit le gouvernement – ou peut être replacée dans une histoire longue : ainsi passe-t-on du journalisme à l’histoire, puis de l’histoire à l’Histoire. Ces exercices sont périlleux, car ils ne seront vérifiés que par le temps : plus l’auteur échafaude des hypothèses comme on reconstituerait un puzzle, plus il risque de tomber de haut. Mais à ne pas interpréter, malgré les périls que cet exercice implique, on risque de ne rien voir, de ne rien comprendre, de confondre l’anecdote et l’essentiel. Ainsi, revenons-en à la Turquie, il me paraît que cette campagne militaire s’inscrit dans une vaste fresque, celle de la reconstitution des Empires.

L’Histoire a connu l’âge des Empires, jusqu’en 1914, puis celui des nations, consacré par la Charte de l’ONU en 1945 qui établit une égalité théorique entre toutes. Lui succéda la Guerre froide où l’affrontement entre les idéologies parut transcender les découpages géographiques. Après 1990, l’éclatement du monde soviétique, l’irruption de la société civile, des organisations non gouvernementales avec le soutien technique d’internet, a laissé croire au remplacement des Empires, des États, des idéologies par des mouvements de citoyens.

Mais ces mouvements comme la société civile ne sont pas nécessairement pacifiques : les guérillas islamistes en sont une preuve. Al Qaida était impensable sans internet, elle en a d’ailleurs adopté le vocabulaire – le réseau – de même que l’État islamique entend restaurer le Califat en recrutant sur le web. Ces mouvements, issus de la base, apparaissent maintenant comme susceptibles de déstabiliser les États, en commençant par les plus faibles, la Syrie, le Mali, le Nigeria, la Somalie. À quoi s’ajoutent les attaques terroristes à l’intérieur des nations organisées, aux États-Unis, en Europe, en Chine.

La sympathie que l’on pouvait éprouver dans la démocratie pour la montée en puissance de la société civile fait place progressivement à une autre priorité, celle de la sécurité. Voyez comment toutes les démocraties renforcent actuellement les lois sécuritaires et les dispositifs de surveillance des communications.

À l’exception peut-être des États-Unis et de la Chine, la mondialisation aidant, ou nuisant, les États nationaux s’avèrent trop petits ou trop faibles pour assurer leur sécurité. Il devient impératif de constituer des blocs, c’est-à-dire des Empires, pour sauvegarder ou restaurer la paix : la paix des puissants, bien entendu, au prix, parfois, de la répression des minorités, des protestataires, des prophètes, des dissidents, voire des simples opposants. C’est ainsi que la Turquie a, de fait,  réintégré l’OTAN, cet Empire d’Occident, s’alliant de nouveau aux Américains et aux Européens, contre les mouvements islamistes.

En parallèle, on voit se constituer une OTAN, arabe et sunnite autour de l’Arabie Saoudite et de l’Égypte, pour contenir un autre Empire, l’Empire chiite dont l’Iran est de tout temps le centre. En Asie, face à l’Empire chinois, se constitue un Empire anti-chinois, vaste arc des civilisations qui va du Japon à l’Inde en passant par les Philippines et le Vietnam. En Afrique, il est envisageable que se constituera quelque Empire sécuritaire, dont le Kenya, l’Éthiopie ou le Nigeria pourraient être le cÅ“ur, et l’Afrique du Sud pour l’autre moitié du continent.

Ces Empires ne sont pas destinés à s’affronter : on envisagera plutôt qu’ils se neutraliseront les uns les autres, par exemple l’Iran et le nouvel Empire sunnite et qu’ils rétabliront la sécurité dans les zones intermédiaires, comme la Syrie et l’Irak, quitte à se partager les territoires d’influence. On peut concevoir des scénarios comparables en Asie, entre la Chine et le Japon, et en Afrique. L’Empire russe restera contenu par l’OTAN avec qui, tôt ou tard, il devra trouver un accord de stabilisation des zones intermédiaires. Ceci n’est pas sans rappeler le Concert des nations qui, en 1815, naquit du Congrès de Vienne. Les puissants de cette époque, Britanniques, Russes, Autrichiens, Français, Prussiens, s’entendirent pour faire régner la paix et le commerce mondial, avec succès. Cette paix de Vienne dura un siècle et permit une croissance économique globale. En contrepartie, des nations furent bâillonnées, voire colonisées.

Nous sommes en ce moment confrontés aux mêmes contradictions. Sécurité pour le plus grand nombre ou liberté pour tous ? Le gouvernement américain a choisi : il soutient les Turcs contre les islamistes, et il abandonne les Kurdes. Le gouvernement chinois devient chaque jour plus intolérant envers les militants démocratiques, mais qui soutient les droits de l’homme en Chine ? La priorité en Occident est la sécurité en Asie, pas la libération de Liu Xiaobo. Ceci représente un défi majeur pour les libéraux : ils voudraient ne sacrifier ni notre sécurité, ni les droits de l’homme. Mais à l’âge des Empires renaissants, l’alliance des deux commence à ressembler à un dilemme.

Notre analyse est-elle fondée ? Claude Lévi-Strauss, qui domina l’anthropologie au vingtième siècle, déclarait que « pour voir le monde, il faut des lunettes. Sans lunettes, on ne voit rien, mais gardons à l’esprit qu’aucune lunette n’est parfaite, que toutes déforment. » Il me semble que l’objet de cette rubrique de réflexion est de proposer des lunettes aux lecteurs. Libre à eux de les adopter, d’en choisir ou d’en proposer d’autres. Renoncer aux lunettes n’est pas une alternative.


Sur le web.

À lire aussi : Mearsheimer, Poutine et les autres, La Tragédie de la Politique des Grandes Puissances

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  • « La campagne militaire que vient d’engager en Syrie l’armée turque, contre les islamistes (État islamique) et contre la guérilla kurde (PKK) » juste lol. La Truquie ne mène aucune campagne contre l’état islamiste. Elle ne pouvait pas rien faire après un attentat de l’EI sur son territoire (visant comme par hasard des kurdes, opposants au régime en place). La plupart des arrestations ont été menés contre les kurdes. Quand aux islamistes arrêtés, ils n’étaient même pas menottés (alors que les kurdes étaient menottés et baillonés). La Turquie mène des raids aériens presque exclusivement contre les Kurdes.
    La turqui s’est juste servi du prétexte de combattre et l’EI et les kurdes, cela pour ne pas s’attirer les foudres de la communauté internationale (cela aurait été le cas si elle avait attaqué juste les kurdes).
    Contre les islamistes, la Turquie fait le strict minimum

  • J’espère que ce qui se passe en Turquie permettra d’ouvrir les yeux des gens sur ce qu’est l’islamisme modéré (et les Frères Musulmans). Ce qui différencie un islamiste « modéré » d’un islamiste fanatique (genre membre de l’EI) c’est une différence de moyens mais la fin reste exactement la même dans les deux cas. l’islamisme est une idéologie totalitaire comme le communisme. Les islamistes modérés sont les champions du double languague, il faut comprendre qu’ils poursuivent un objectif sur le très long terme. Ils n’hésitent pas à s’allier avec ce qu’ils considèrent comme leurs ennemis (càd nous, les occidentaux).
    Les Frères Musulmans ont exactement le même but qu’Al Qaeda ou l’état islamique, il y a juste une différence sur les moyens. D’ailleurs, il y a des liens entre les Frères musulmans et Al Qaeda ainsi qu’entre les FM et l’EI.
    Les Frères Musulmans sont encore plus dangereux que ces deux organisations car elles, au moins, on sait parfaitement que ce sont nos ennemis et on voit la menace qu’elle représente ce qui n’est pas le cas des Frères Musulmans qui agissent sur le très long terme. Il y avait un reportage sur les FM sur France 2 qui était très intéressante. Il est honteux que les USA soutiennent une telle organisation

  • Arnaud, pour votre information, l’attentat de l’EI a Suruc (32 morts) est l’operation d’un kamikaze de 20 ans kurde, pour le coup…
    Si vous continuez a vous informer chez Slate, BFMTV ou LCi, vous n’etes pas sorti de l’auberge…

    • je sais parfaitement. et alors ?? cet attentat a visé des kurdes de gauche (opposés à Erdogan).
      Il y a aussi des kurdes islamistes (qui votent pour l’AKP).
      Le MIT, service de renseignement turc est considéré comme très puissants. Bcp d’experts ont douté du fait qu’un tel attentat ait pu avoir sans que le MIT soit au courant. Certains n’hésitent pas à dire que cet attentat a été organisé directement par le gouvernement.
      Si on regarde qui profite le plus de cette situation, on voit que c’est le gouvernement actuel (n’oublions pas qu’il va sans doute y avoir de nouvelles élections).
      « Si vous continuez a vous informer chez Slate, BFMTV ou LCi » ne vous inquiétez pas ce sont pas mes seules sources de renseignements, loin de là (d’ailleurs, je ne regarde ni BFMTV ni LCI).
      Vous voulez que je me renseigne où ? dans les médias turcs controlés par l’AKP ?

    • seriez vous en train de nier que cet attentat est un attentat de l’état islamique ?

  • http://www.lesclesdumoyenorient.com/Le-role-de-la-Turquie-et-de-la.html

    Erdogan ne veut qu’une chose la disparition de la menace Kurde… Comme par hasard au moment où il se décide à entrer en guerre contre l’EI, le PKK commet un attentat et Erdogan se retourne contre le PKK. C’est gras c’est mal fait, ça ne trompe personne on a l’impression de voir la SD qui inventait des faux messages hostiles à l’Allemagne pour prétexter l’invasion de la Pologne… Malgré la mouvance marxiste qui existe au sein de leur force les kurdes sont la meilleure chose qui puisse arriver à cette région en ce moment

    • « Comme par hasard au moment où il se décide à entrer en guerre contre l’EI, le PKK commet un attentat  » le PKK a commis un attentat parce que la turquie a violé le cessez feu e vigueur en arrêtant ses militants et en bombardant les positions du PKK. C’est la turquie qui en premier lieu a attaqué le PKK pas l’inverse.
      D’ailleurs, Erdogan quand il a déclaré la guerre à l’EI, il a mis au même niveau le PKK. Il a clairement dit qu’il déclaré la guerre et à l’EI et au PKK. Il a lié le fait de s’attaquer à l’EI au fait de s’attaquer au PKK.
      La raison est très simple: Erdogan ne peut pas juste s’attaquer aux Kurdes, il se mettrait à dos une grande partie de la communauté internationale alors il dit qu’il s’attaque à la fois à l’EI et à la fois au PKK (mais dans les faits, il s’attaque surtout au PKK et quasiment pas à l’EI)

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