Jacques Bainville et les familles politiques

La lecture de Bainville permet de comprendre les familles politiques de la révolution jusqu’à nos jours.

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Jacques Bainville et les familles politiques

Publié le 11 août 2015
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Par Jean-Baptiste Noé.

Jacques Bainville la Monarchie des lettresLes éditions Bouquins ont eu l’heureuse idée de rééditer des livres et articles de Jacques Bainville, tous textes rassemblés et présentés par Christophe Dickès sous le titre La monarchie des lettres. Son essai sur la Troisième République, paru en 1935, reste un modèle d’analyse et de compréhension du jeu politique français. Sa lecture permet aussi de mieux saisir le fonctionnement des familles politiques de la révolution jusqu’à nos jours. On se souvient que René Rémond avait distingué trois familles de droite, on pourrait ainsi, et en s’inspirant des analyses de Bainville, définir trois familles politiques en France : les radicaux, les légitimistes, les orléanistes. Cette distinction nous semble beaucoup plus pertinente que celle de droite et de gauche qui se révèle assez limitée et finalement fausse.

Trois familles politiques

Les orléanistes peuvent se définir comme étant opportunistes et pragmatiques. Soucieux de la croissance matérielle du pays, de la stabilité de l’économie et du commerce, ils accordent plus d’importance à la bonne santé de la population qu’aux révolutions. Ce sont eux qui adoptent la monarchie de Juillet en 1830 -pour éviter la folie de la révolution-, ce sont eux qui donnent une coloration bourgeoise à la république de 1848, qui contrôlent les affaires du Second Empire, et qui s’accommodent fort bien de la monarchie constitutionnelle sans monarque qu’est la IIIe République. Ce sont eux aussi que l’on retrouve sous la IVe et, pour certaines personnes, sous la Ve. Les orléanistes peuvent bien refuser et rejeter les institutions, ils les acceptent pleinement une fois qu’ils sont au pouvoir, comme les radicaux qui cessent de demander la suppression du Sénat quand ils deviennent majoritaires à la chambre haute, ou comme Mitterrand qui ne parle plus de coup d’État permanent une fois installé à l’Élysée. Ce sont des hommes préoccupés de leurs intérêts et qui savent les faire fructifier. Nous leur devons une stabilité politique assurée et la fin des révolutions et des chambardements constitutionnels.

Radicaux et légitimistes se distinguent par la croyance en un principe transcendantal ; pour eux la politique revêt une part de sacré. Pour les radicaux, ce principe transcendantal est matérialiste, c’est bien souvent l’État. Pour les légitimistes il est spirituel, ce peut être le peuple, la religion.

Les radicaux sont les héritiers des sans-culottes, les élèves des marxistes. Selon eux le pays est coupé en deux, bons et mauvais, petits et gros, et le deuxième camp doit disparaître pour que le premier triomphe. Adeptes de la révolution, du coup d’État, amoureux de la guerre après 1870, de la colonisation quand elle s’effectue sous l’égide de l’URSS, ils n’hésitent pas à sacrifier une partie du peuple à leurs intérêts. Arrivés au pouvoir en France au tournant du XXe siècle c’est à eux que nous devons la mise hors-la-loi du catholicisme et les mesures législatives discriminatoires contre les catholiques. Ils se révèlent à la fois des alliés de circonstance et des ennemis utiles pour les orléanistes.

Les légitimistes croient au peuple et en Dieu, et ce dieu peut être la nation. Monarchistes, bonapartistes, gaullistes, souverainistes, ils composent une catégorie qui, plus que les autres, fait de la politique avec idéalisme, conscients du rôle prépondérant de la France, magnifiant le peuple et les institutions. Refusant tout compromis, ils sont souvent mis hors-jeu dans un système politique qui ne reconnaît que les majorités. Moins pragmatiques que les radicaux ils se condamnent eux-mêmes souvent à ne pas gouverner, et ce rejet contribue à justifier leurs thèses. Hommes d’idéal et de grandeur, ils interviennent sur le devant de la scène quand il faut sauver le pays : en 1814 après l’échec de Bonaparte, en 1852 face aux dangers de la république, en 1940 après la débâcle, en 1958 lors de la dissolution du pays.

Une distinction plus fine des jeux politiques

Cette distinction des trois familles permet de mieux comprendre le jeu politique français des deux derniers siècles, plus que le découpage droite / gauche, par trop artificiel. De même, elle relativise les notions de conservateurs, libéraux, réactionnaires qui, nous le constatons aussi, ne sont pas toujours correctes tant chaque famille peut être tour à tour l’un et l’autre. Libéral d’un point de vue économique, les légitimistes ne le sont pas forcément sur le plan des mœurs, contrairement aux radicaux qui sont bien souvent l’inverse. De même, le conservatisme sociétal n’est pas la même chose que le refus des réformes économiques, lui aussi autre forme de conservatisme. Ces mots, chargés de sens comme les baudruches de farine, qui viennent s’écraser sur les cibles politiques pour les détruire, n’ont pas de pertinence conceptuelle.

À la lumière de ces trois familles nous constatons que les orléanistes ont majoritairement gouverné la France, peut-être parce qu’ils étaient plus aptes à rassembler un peuple brisé et divisé en camps apparemment irréconciliables. Le mouvement tectonique des idées, qui a fait sans cesse naître des partis radicaux –républicains, radicaux, socialises, communistes- et plus radicaux que les précédents, les poussant vers la modération et la conciliation, ne s’est pas connu chez les légitimistes. Chez eux l’idée d’Empire et de monarchie a peu à peu disparu, l’Union Européenne a été acceptée et les grandes intuitions semblent rangées. Pour cette famille, la politique ressemble à un perpétuel renoncement.

La tragédie des légitimistes

Autre mouvement politique, que Bainville met bien en exergue, c’est la capacité des légitimistes à adopter les idées des autres, jusqu’à les faire leur et à s’identifier à elles. Un exemple avec l’armée. En 1871 les républicains sont militaristes. Ils n’acceptent pas le traité de Francfort, les nouvelles frontières et la perte de l’Alsace-Moselle. Les monarchistes, bien qu’attristés, s’en accommodent. Pour les citoyens, voter républicains c’est voter pour la guerre, voter monarchiste c’est voter pour la paix. À cette date, l’armée, le sabre et le drapeau sont de gauche. Le nationalisme aussi. C’est l’affaire Boulanger, à partir de 1889, qui effectue un renversement des valeurs. Les monarchistes s’emparent de l’étendard de la patrie, de la nation et de l’armée, les républicains commencent à le lâcher. Malheureusement pour le premier groupe ces thèmes ne sont plus à la mode, et les soutenir n’assure plus l’élection.

De même avec l’affaire Dreyfus. À son commencement Jaurès fait un discours à la tribune de l’Assemblée pour que l’on fusille ce traître et Clemenceau est favorable à sa déportation. Affaire strictement républicaine pourrait-on dire. Jusqu’à ce que les esprits s’enflamment, que les plumes se chauffent et qu’à la suite de l’article d’Émile Zola les monarchistes, à l’origine neutres ou bienveillants, soutiennent la culpabilité de Dreyfus contre les républicains. C’est là aussi qu’ils adoptent, pour certains, l’antisémitisme, opinion jusqu’alors partagée par les républicains. Encore une fois les légitimistes adoptent des idées qui n’ont plus la cote, relevant le flambeau des autres, ils se placent dans l’opposition.
Enfin vient la colonisation, où le processus est identique. Voulue par la république des ducs, Jules Ferry en tête, la colonisation est vivement combattue par les légitimistes. Son coût, la destruction des cultures des peuples colonisés, le risque de guerre avec l’Angleterre, autant d’arguments qui les poussent à refuser la constitution d’un empire. Les orléanistes étant majoritaires à la Chambre ils imposent cette politique, d’ailleurs contre l’avis des Français. Et quand vient le temps de la décolonisation, c’est la famille légitimiste qui s’y oppose et qui se fait le chantre de l’Empire. Ainsi est accolée à cette famille trois idées : nationalisme, antisémitisme, colonialisme qui ne sont pas d’elle, qui sont de ses opposants, et qu’elle a eu le malheur d’adopter quand ces articles de foire n’étaient plus à la mode au bazar de la république.

Pourquoi cette attitude constante et suicidaire pour elle ? Nous pouvons émettre l’hypothèse que, rejetés sans cesse dans la partie minoritaire, et voyant les succès réguliers de ses opposants, les légitimistes ont cru devoir reprendre ces idées et les faire leurs pour espérer se remettre en selle dans le jeu politique. Mauvais calcul, cela les a au contraire complètement écartés. Nous arrivons ainsi au paradoxe suivant que les légitimistes ont été les chantres de l’universalisme républicain, par goût du sacré et de la transcendance, alors même que rien n’est plus éloigné de leur conception politique que l’universalisme.

L’heureuse fortune des radicaux

Les radicaux ont eu plus de fortune car ils étaient davantage pragmatiques et moins idéalistes. Bon nombre de leurs idées ont été reprises par les hommes au pouvoir, quand ils n’ont pas pu eux-mêmes les appliquer. Apparemment inflexibles dans la lutte des classes et le refus d’association, ils se sont très bien accommodés du pouvoir et des ors républicains. Surtout, ils n’ont jamais eu de scrupules pour mener la politique de leurs électeurs. Anticléricaux farouches, ils ont obstinément combattu l’Église, quitte à mettre le pays au bord de la guerre civile et à ruiner la France. Doctrinaires solides, ils n’ont jamais hésité à adopter des mesures économiques désastreuses, car leur programme passait avant leur pays. Impôt sur le revenu, égalité successorale, nationalisation, police des prix, 35 heures, peu importe la faillite, pourvu que le programme soit appliqué.
Un autre trait de leur politique est leur absence totale de scrupule quant à leurs fautes et à leurs erreurs. Que le Front populaire ait été un échec majeur, que le régime de Vichy soit leur enfant, qu’ils aient introduit le communisme en France et soutenu des dictatures marxistes dans le monde, qu’ils soient la cause de l’éclatement de la société, peu leur importe. Ils ont une capacité qui force l’admiration à rejeter leurs fautes sur les autres, souvent sur les légitimistes, et à maquiller leurs crimes en succès. Génies politiques, ils ont rapidement compris sans avoir eu besoin de Gramsci  qu’il leur fallait dominer les esprits pour dominer l’État. Leur infiltration constante dans la culture et dans l’éducation leur a permis de gagner une hégémonie culturelle que tenaient jusqu’alors les orléanistes et les légitimistes. Ces derniers, trop emplis de culture aristocratique, n’ont pas compris les exigences nouvelles qu’imposait la démocratie, pourtant clairement formulées par Tocqueville, qui était un des leurs. La victoire des radicaux est tout autant l’échec des légitimistes.

Pour conclure, que dire ? Ces trois familles, radicaux, légitimistes et orléanistes, issues de la révolution française, façonnent le paysage politique depuis lors. Chacune a eu sa part de pouvoir, même si les orléanistes ont majoritairement dominé. Comme toutes familles elles s’incarnent dans des hommes qui diffusent des idées et des courants qui dominent. À partir de présupposés généraux il est donc possible de distinguer des particularismes individuels qui tempèrent ou nuancent les principes. Un homme peut tout à fait évoluer et se situer, selon les moments de sa vie, au sein de l’une ou l’autre famille. Mais ces trois concepts nous semblent beaucoup plus pertinents pour comprendre la vie politique que le traditionnel découpage électoral. Cette découpe géographique, s’intéressant principalement au lieu du siège, ne tient pas compte des subtilités ni de la plasticité des idées politiques.

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  • Merci pour cet article lumineux. A mon avis, on ne pouvait pas mieux résumer l’Histoire de la France depuis 250 ans. Bravo.

  • Merci pour cette recension d’une vision de la politique française qui se rapproche de celle que Philippe Nemo a présenté avec ses deux révolutions. On a toujours une France de l’ancien régime (légitimiste, donc), une France de la révolution de 1789 (Orléaniste, on dira) et une France de la révolution de 1793 (radicale).

    L’objectivité pousse à se dire que l’alliance des deux premières semble majoritaire et plutôt positive mais que l’illusion radicale et dogmatique de 1793 égare souvent les tenants de 1789 (les libéraux) dans des impasses et empêchent leurs idées d’avoir le poids qu’elle devraient. Les tenants de l’ancien régime courent eux aussi après les idées des autres.

    Leçon finale, n’écoutons plus les « radicaux/1793 » soyons fiers d’être ce que nous sommes et ça ira mieux. Arrêtons de croire qu’en adhérant aux sirènes sociétales de la gauche (immigration « libre » avant de réformer l’État providence, homosexualisme et féminisme, etc) nous rendrons le libéralisme intéressant et arriverons au pouvoir.

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Par Antoine-Baptiste Filippi[1. Antoine-Baptiste Filippi est chercheur au Labiana, CNRS- LISA ; CNRS-ISTA, laboratoire de philologie du politique. Auteur de La Corse, terre de droit ou Essai sur le libéralisme latin (Mimésis philosophie, Prix Morris Ghezzi 2019). Co-auteur de l’ouvrage Napoléon, le politique, la puissance, la grandeur (édition Giovanangeli / l’Artilleur), à paraître en juin.].

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