Par Gérard-Michel Thermeau
Il a quinze ans, une pièce de six francs en poche, tout son avoir, quand il quitte son village natal. À vingt ans, le voici ouvrier à Paris, à trente-deux ans, le voici patron, et au terme d’une longue carrière, il va mourir millionnaire. C’est presque trop beau pour être vrai et pourtant la réalité est souvent plus incroyable que la fiction.
Jean-François Cail (Chef-Boutonne, Deux-Sèvres, 2 février 1804 – La Faye, Charente, 22 mai 1871) aimait se dire « condamné aux travaux volontaires à perpétuité ». D’un modeste établissement, il va faire une des premières entreprises du monde. Il avait une grande qualité : « un génie pratique qui lui faisait distinguer ce qu’il y avait de bon ou de mauvais dans une invention »1. Et la chance fut au rendez-vous : « Il fut heureux sans doute, mais il ne dut qu’à lui-même de savoir profiter des occasions qu’il rencontra. »2 Voilà résumées les deux raisons principales d’une réussite : le flair de l’entrepreneur qui sait apercevoir les opportunités de profit dans de nouveaux procédés mais aussi la chance que l’on sait saisir au bon moment.
Un écu de six francs en poche
La pauvreté, il connaissait : il était le fils d’un « humble charron de village », ayant la charge d’une nombreuse famille. Comme son père n’a pas les moyens de payer l’instituteur, il est renvoyé de l’école à 9 ans. À 12 ans, il choisit d’être chaudronnier, fait son apprentissage chez un cousin. « À peine âgé de 14 ans, il fabriquait lui-même des outils, des râpes à main, qu’il vendait dans les foires »3. À 15 ans, il entreprend son tour de France sous le surnom de « Poitevin ». Il fait étape à Luçon, Niort, Orléans avant d’arriver, 5 ans plus tard, à Paris. Il maîtrise déjà bien les secrets du métier. Pour lui la chance va s’appeler Charles Derosne. Cet éminent chimiste, membre de l’Académie de médecine, travaillait sur le système de la distillation continue. Les recherches de Derosne sur la raffinerie du sucre visaient à produire du sucre de betterave. Mais ce qui manquait au savant était un bon praticien pour fabriquer ses machines à distiller. Un frère aîné de Jean-Francois, Jacques Cail, travaillait dans le petit atelier. Il recommande son jeune frère : Derosne, l’embauche le 1er avril 1824. Il ne va pas le regretter.
Fondé en 1812 cet atelier était à ses débuts « contenu tout entier dans une des chambres de la maison de la rue des Batailles n° 7 »4. Trente ans plus tard, grâce à Cail « associé jeune, intelligent et actif » il était devenu le vaste établissement du quai de Billy au bas de la colline de Chaillot avec des annexes à Grenelle, Denain, Douai, Valenciennes, Bruxelles…
Entré comme simple ouvrier, Cail va gravir, un à un, tous les échelons : contremaître, chef d’atelier puis directeur intéressé en 1830 enfin associé en nom en 1836, la raison sociale devenant Ch. Derosne & Cail. L’association entre le théoricien et le praticien s’était révélée féconde. « Il savait saisir d’un coup d’œil les innovations réellement utiles. »5 En 1834, la modeste entreprise employait de 45 à 50 ouvriers, dix ans plus tard, le nombre passe à 700. En 1865, en comptant les diverses maisons annexes, Cail est à la tête de 4000 personnes. La raison sociale, après la disparition de Derosne, devient J. F. Cail & Cie.
On fabrique toute espèce de machines
Les établissements Cail ne sont « ni une fonderie, ni une serrurerie, ni une chaudronnerie, ni un chantier de constructions, et cependant ils sont tout cela, et bien d’autres choses encore ; car il faut être presque tout pour faire ce qu’ils font, c’est à dire des outils pour les usines engendrées, depuis soixante ans, par les sciences appliquées »6. À compter de 1844, la maison commence à fabriquer du matériel pour les chemins de fer puis des locomotives. La première commande faite par le chemin de fer du Nord établit la réputation des ateliers. En vingt ans, plus de 800 locomotives sortent des ateliers pour des compagnies françaises, espagnoles, suisses, égyptiennes et russes.
La maison Cail avait obtenu l’exclusivité, en France, de la fabrication des locomotives Crampton : « c’est en France, où il rencontra dans la maison Cail l’intelligence la plus parfaite des avantages de son système et tout le fini d’exécution désirable, que les machines Crampton sont aujourd’hui les plus répandues. »7. La réputation de la maison Cail lui apporte de prestigieux clients : elle fournit les locomotives du train impérial en Russie et celles du service spécial du khédive en Égypte.
« Nous avons vu M. Cail appeler sans cesse à lui, et grouper sous le drapeau de sa maison, les innovateurs ou les ingénieurs qui pouvaient apporter une pierre utile à l’édifice. (…) il choisit et poussa les jeunes gens qu’il reconnaissait les plus aptes à percer dans l’art mécanique »8. Derosne lui avait donné le coup de pouce indispensable pour réussir : ce geste, il va le répéter à son tour au profit de certains de ses collaborateurs. Il va ainsi donner sa chance à un ancien ouvrier, nommé Alexandre Halot, dont il fera même son gendre. La succursale de Denain est confié à son frère Jacques Cail (1844-1859), très habile chaudronnier. Le choix de l’emplacement de la succursale ne doit rien au hasard : il s’agit de se rapprocher de la clientèle des fabricants de sucre de betterave tout en permettant de s’approvisionner plus facilement auprès des houillères et forges du Nord. « C’est l’établissement de Denain qui forge les roues, fait les chaudières, les tenders de locomotives que la maison de Paris ajuste et complète »9. A Denain travaille 700 ouvriers en 1855.
Des annexes sont ensuite organisées à Valenciennes et à Douai. Dès 1838, Derosne & Cail s’était intéressé à la Belgique pour pouvoir produire à meilleur marché, fers et houilles étant moins chers qu’en France. La direction de Bruxelles est confiée à Alexandre Halot. Une autre succursale est établie à Amsterdam pour construire des machines et appareils de sucrerie et distillerie à destination de grandes sucreries de Java, l’Indonésie étant alors une colonie néerlandaise.
Les ateliers de Chaillot fabriquent deux grands types de produits : des locomotives et des moulins à sucre. Les ateliers de Grenelle réalisent des ponts et bâtiments en fer (le pont d’Arcole à Paris par exemple). « Grâce à son admirable outillage, grâce à son personnel expérimenté, elle peut monter toutes les machines que peut deviner l’intelligence des inventeurs. Elle fait surtout les machines à vapeur de tous systèmes et de toutes puissances…»10. Dans l’atelier du quai de Billy, une seule machine à vapeur fait fonctionner les 250 machines et outils divers : en 1865, 5 à 600 ouvriers travaillent là où, 3 ans auparavant, il en fallait 1200 pour faire la même quantité de travail. Un grand incendie devait détruire les ateliers, qui faisaient l’admiration de Turgan, à la fin de l’année 1865. Cail doit dès lors transférer le montage des locomotives et machines-outils dans l’usine de Grenelle.
À Bruxelles on fabrique de tout (« toute espèce de machines ou appareils ») sauf des locomotives, et on dessert le marché russe, en partage avec la maison parisienne. Une maison succursale est d’ailleurs créée à Saint-Pétersbourg.
La maison Cail assure également l’équipement des sucreries de Cuba et à l’ile Maurice, ses machines étant préférées à celles proposés par les entreprises concurrentes anglaises ou américaines.
La gloire et les honneurs
Dès 1842, le roi des Pays-Bas lui avait accordé la croix de l’ordre de la Couronne de Chêne, en 1844, il reçoit la croix de la légion d’honneur avant d’être fait officier par Napoléon III (1861) qui voit en lui l’incarnation d’une réussite sociale exemplaire. En 1869 il devient commandeur de l’ordre du Medjidié, la légion d’honneur de l’Empire ottoman, et officier de l’ordre belge de Léopold. A cette occasion, il offre un grand banquet à ses collaborateurs et délégués des ateliers, selon une pratique courante à l’époque.
Lors du toast, Cail rend plusieurs hommages : d’abord à son pays natal « ce village bien aimé dont je suis parti humble et pauvre, mais où j’avais appris à être honnête et laborieux », puis à la mémoire de Derosne, le « savant qui, à Paris, daigna m’accueillir », et enfin à ses collaborateurs et aux « nombreux ouvriers qui m’ont compris et me comprennent si bien tous les jours ».
Son gendre, Halot, Français d’origine mais Belge de cœur se félicite du renoncement à l’exclusivisme national, au « chacun pour soi et chacun chez soi » au profit de la « fraternité industrielle » : « Nous marchons à grands pas vers l’heure où les diverses patries (…) travaillerons de plus en plus à établir, par leur concours, la grande unité humaine. » La tonalité saint-simonienne de ces propos ne saurait étonner à une époque où le saint-simonisme était devenu le credo des libre-échangistes. Cail, à la différence de nombreux patrons français de son temps, était devenu un partisan convaincu du libre échange et du démantèlement des barrières douanières : pour lui, la France était assez industrieuse pour lutter à armes égales avec les autres pays.
Les expériences agricoles
En 1857, il achète la Briche, en Indre-et-Loire, avec la volonté de créer une exploitation modèle dans une des régions les plus pauvres de France : le domaine de 600 ha est complété par des acquisitions qui lui donnent une surface de presque 1500 ha en 1867. Il a fait drainer les anciens étangs et arracher 25 000 peupliers pour développer des cultures à la fois agricoles et industrielles : céréales, betterave et trèfle, distillation de la betterave et des grains, engraissement et élevage d’un cheptel de « bêtes à cornes et de bêtes à laine » (bœufs de Salers et moutons) nourris par les pulpes, sous-produit de la distillerie. Il a créé sur le domaine huit fermes modèles.
La propriété est parcourue de lignes de chemin de fer pour distribuer la nourriture aux animaux. Une machine à vapeur fait fonctionner les machines à battre montées sur rail. Il s’efforce aussi de lancer le labourage à vapeur. L’exploitation doit ainsi servir de vitrine pour les machines et appareils agricoles réalisés par la maison Cail.
À l’exposition universelle de 1867, cette terre de la Briche est l’objet d’un rapport élogieux. Une colonie pour adolescents y a été établie pour assurer les travaux à la belle saison tout en fournissant une éducation « pendant les longues soirées d’hiver ». En sortant de la colonie les jeunes gens sont employés dans les exploitations agricoles ou dans les distilleries. « La terre est améliorée par l’homme et l’homme par la terre ». Il fait édifier un beau château à proximité de la ferme centrale, qui sera achevé en 1875, après sa mort.
Une fin de vie exemplaire
Il avait fait construire dans le tout nouveau quartier de la plaine de Monceau un hôtel particulier, un des plus beaux édifices datant du Second Empire11. Dans le grand salon, auquel on accède par un escalier monumental, il a placé, dans une vitrine, son livret ouvrier, soucieux de rappeler combien il était fier d’être un ancien ouvrier qui avait commencé en gagnant 2 francs par jour. La décoration des dessus de porte du grand salon représentent les valeurs qui lui sont chères : l’exactitude, la persévérance, la prévoyance, l’activité, la réflexion et le pronostic. Il est loin le temps où, jeune ouvrier à Paris, son logement était si étroit qu’il devait passer sur le palier pour enfiler sa veste.
Pendant la guerre de 1870, il met ses ateliers au service du gouvernement de la défense nationale tout en créant une minoterie pour l’approvisionnement en pain de la population parisienne. « Nous le voyons encore, par un froid rigoureux, et le front soucieux, s’occuper, avec une ardeur toute juvénile, de cette installation à laquelle il se dévoua entièrement… »12. Affaibli par les fatigues causées par le siège de Paris, affligé par la défaite, il s’était retiré dans sa propriété des Plants, en Charente, où il avait aménagé un autre grand domaine agricole. C’est là qu’il devait mourir : son corps rapatrié à Paris devait être inhumé au Père-Lachaise. Il laisse une fortune de 28 millions de francs, léguant 100 000 francs à la caisse de retraite de ses ouvriers.
Sa commune natale avait décidé, en 1868, de baptiser de son nom une toute nouvelle place. Il avait acheté une propriété aux allures de « château » à Chef-Boutonne pour en faire un hospice de vieillards mais sa veuve devait décider d’affecter le local à une école libre.
Les établissements Cail devaient, par la suite, être absorbés par la compagnie Fives-Lille.
Sources :
Julien Turgan, Les grandes usines, t. 2, Paris Lévy 1865, 320 p.
Toasts portés au banquet donné par M. J F Cail le 25 avril 1869…, Paris 1869, 27 p.
Jean-Louis Thomas, Jean-François Cail, Un acteur majeur de la Révolution industrielle, Association CAIL, 2004.
La semaine prochaine : Louis Motte-Bossut
- Bulletin, société internationale des études pratiques d’économie, 1873, p. 401 ↩
- Bulletin de la société d’encouragement pour l’industrie nationale, 1871, 70e année, p. 256 ↩
- Le Génie industriel, 1871, vol. 40, p. 204 ↩
- Turgan, Les grandes usines, p. 14 ↩
- Le Génie industriel, 1871, vol. 40, p. 206 ↩
- Turgan, Les grandes usines…,p. 1-2 ↩
- Turgan, op. cit., p. 17 ↩
- Le Génie industriel, 1871, vol. 40, p. 206-207 ↩
- Le génie industriel, vol. 10, 1855, p. 209 ↩
- Turgan, p. 50 ↩
- Aujourd’hui, le bâtiment sert de mairie pour le 8e arrondissement ↩
- Bulletin de la société d’encouragement pour l’industrie nationale, 1871, 70e année, p. 259 ↩
Merci pour cet historique
Fives-Lille à Lille est devenu une friche industrielle qui va être transformée en logements, décadence, décadence. Le capitalisme est devenu un ennemi quand il a eu plus de pouvoir que les politiques.