Par Brice Rothschild
Dans un précédent article, j’avais évoqué la difficulté pour la communauté Bitcoin de conserver le consensus qui fait sa raison d’être. Ce problème peut être généralisé : peut-on constituer une vaste communauté guidée par des règles communes sans pour autant que cela tourne à l’abus de pouvoir ?
Du problème de la dimension des organisations
Pour y voir clair, simplifions les choses en imaginant Robinson sur son île déserte. À ce stade, il n’a de conflit avec personne. Alors que Pierre arrive sur l’île, se pose la question de la répartition des richesses que chacun produit. S’ils sont raisonnables, ils vont trouver que se voler l’un l’autre ne profite à personne : mieux vaut que chacun se spécialise dans ce qu’il fait de mieux et l’échange entre nos deux îliens fera le reste. Bref, alors que l’agression détruit des richesses, la coexistence pacifique en produit.
Nos sociétés modernes comptent des millions d’individus. À cette échelle, l’instrument de libre coopération le plus efficace est le marché qui n’est que l’agrégat des échanges entre individus. Ce marché n’est pas une réponse définitive. Il est parfois plus efficace de constituer des organisations auxquelles adhèrent des individus. On appelle cela des entreprises, des associations, des copropriétés ou tout autre lien contractuel.
À une certaine échelle, ces organisations tendent malheureusement à se corrompre dans le sens où l’agression reprend le dessus sur la libre coopération : les liens contractuels sont fragilisés. Cela peut s’expliquer par le fait qu’une taille importante engendre un pouvoir suffisamment fort pour empêcher la concurrence d’autres organisations plus respectueuses de ses membres. C’est le cas des États. Dans le cadre de notre société de coopération, cette organisation est supposée rendre justice à ceux qui sont victimes d’agressions. Or l’État est trop souvent détourné de sa vocation pour devenir l’instrument d’agressions commanditées. Les États dits démocratiques ne font pas exception. Là, les élus y forment trop souvent le noyau d’une sorte de nomenklatura. Plusieurs facteurs en sont responsables : clientélisme, problème principal-agent, corruption, connivence. La force publique est mise au service des groupes d’intérêts les plus influents au lieu d’être au service de la justice.
La réponse à ce problème d’échelle des organisations est d’avoir des organisations limitées en taille, tout simplement. C’est sans doute ce qui explique la relative prospérité des États faiblement peuplés où les institutions judiciaires restent le plus dans leur rôle de condamnation des agressions et de faire exécuter les contrats. Mais avec une taille limitée, comment les organisations de libre coopération peuvent-elles faire face à celles qui sont oppressives et bien plus puissantes ? C’est le pot de terre contre le pot de fer.
De la montée en puissance des réseaux de type Bitcoin
Alors que l’or est une réalité monétaire par sa nature, Bitcoin est d’abord le fruit d’une organisation humaine. En effet, ce sont bien des machines qui maintiennent et sécurisent le réseau, mais ces machines sont commandées par des humains qui ont des intérêts. De plus, Bitcoin est indépendant des lois existantes dans le sens où la loi est le code exécuté par ses membres. On peut donc tout à fait comparer la manière de gérer le réseau Bitcoin et la manière de gérer les États. Si le réseau Bitcoin doit atteindre une taille très importante (avec des millions d’utilisateurs réguliers), alors par économies d’échelle, une certaine centralisation aura lieu et on retombera alors sur un potentiel abus de pouvoir.
Pour résoudre ce problème de centralisation, des solutions sont en développement. De leur côté, les créateurs de BitShares ont lancé un projet plus ou moins concurrent de Bitcoin en adoptant une autre approche. Au lieu de rémunérer ceux qui mettent à disposition de la puissance de calcul pour valider les transactions, le système donne ce pouvoir aux élus de tous ceux qui possèdent des unités de BitShares. Ces élus sont révocables quasiment à tout moment. Cette corde de rappel détenue par ceux qui ont le plus d’intérêt dans le système doit permettre une centralisation contrôlée des ressources utilisées par le réseau. On se retrouve avec un système comparable au fonctionnement des organisations (entreprises, associations ou États) auxquelles nous sommes habitués.
Il ne s’agit pas ici de savoir quelle crypto-monnaie est plus à même de faire face à ce problème d’échelle, mais de remarquer que ce type de technologie donne naissance à une sorte de laboratoire d’institutions (et donc de lois) en libre concurrence. Il faut comprendre que derrière ces projets se cachent des enjeux considérables. On parle de décentraliser non seulement la banque, mais aussi le notariat, l’assurance, la bourse, l’arbitrage. Des activités qui de nos jours sont parmi les plus réglementées par les États. Une fois décentralisées, elles constitueront leur propre système légal, car indépendantes des systèmes légaux existants. On peut imaginer une panarchie mondiale où des citoyens de « nations numériques » différentes coexisteraient (cf. BitNation). Leurs membres seraient en mesure de se faire respecter parce qu’ils pourraient se coaliser pour se défendre en rémunérant une police et une armée destinées à faire respecter les contrats établis au sein de leur « nation ». Autrefois, les États pouvaient casser les liens de communication entre individus. Aujourd’hui, ce n’est presque plus le cas grâce à Internet. Demain, ce sont les liens contractuels qui gagneront en robustesse.
Les États tels que nous les connaissons pourront-ils un jour être balayés par des organisations disruptives non moins puissantes mais fondées sur la coexistence pacifique et non le rapport de forces ? Les « crypto-monnaies » sont-elles la clé providentielle ouvrant la voie « vers une société sans État » (David Friedman) ? En somme, pourra-t-on bientôt conjuguer pouvoir et bonne gouvernance ? L’actuel foisonnement de réalisations et de recherches en la matière nous en donne en tout cas l’espoir.
« Vers une société sans état » est de David Friedman (et non Milton)
Au temps pour moi, le père n’est pas allé aussi loin !
Article intéressant..j’aime le principe de la disparition des Etats (du moins dans leur forme actuelle).
Néanmoins je pense que malgré tout, la faiblesse du liberalisme est qu’il ne le reste jamais très longtemps.
Au départ une société est très certainement libérale, tout individu démarre sur le même pied d’égalité. Néanmoins le principe aussi du liberalisme est aussi de laisser faire l’individu, donc un ou plusieurs individus prendront une position dominante, et (ce qui est humain), chercheront à garder cette position dominante pour la léguer à leur propre descendance. C’est à dire en biaisant le processus de libre accès aux richesses.
Donc même avec un nouveau système qui prendra le relais des Etats actuels, une force plus importante que l’autre prendra bien le dessus, et on se retrouvera avec des gouvernements ou sortes de gouvernements despotiques.
Je pense que de toute manière on ne peut rien y faire, c’est le propre des cycles des civilisations.