Par Nicolas Beyls
Un article de Trop Libre en partenariat avec Think Liberal Sciences Po.
Le professeur d’économie à l’ESCP-Europe propose dans son dernier ouvrage L’État de connivence de rompre avec les politiques keynésiennes et de choisir un capitalisme authentiquement libéral. En effet, seule la concurrence permet aux talents individuels de s’exprimer en mettant fin aux privilèges indus.
Jean-Marc Daniel fustige d’abord le court-termisme des analyses économiques actuelles. Face à la crise, les commentateurs mercantilistes mettent en avant le manque de compétitivité de notre pays et réclament une dévaluation, qui braderait artificiellement le travail des Français sur les marchés mondiaux. Au contraire, l’auteur souhaite doper notre croissance potentielle, celle de long-terme, grâce au progrès technique et à l’entrepreneuriat.
D’après Jean-Marc Daniel, l’État doit ici jouer un rôle. Il doit cesser d’entretenir la rente. Chez Ricardo, la rente agricole est assurée par l’État qui protège les propriétaires terriens du libre-échange. À l’âge industriel, les « champions nationaux » en position de monopole échappent à la concurrence internationale, forcément « déloyale », grâce à leur connivence avec l’État. Dans l’économie immatérielle d’aujourd’hui, des individus mieux placés que d’autres captent une « rente de l’imposture » : par exemple les artistes doués pour l’intrigue politique ou les cadres des banques « too big to fail ».
Contrairement à la rente, la concurrence est moralement juste selon Jean-Marc Daniel car elle permet l’égalité sur le marché entre producteurs et entre consommateurs. La concurrence est aussi économiquement efficace. Elle fait baisser les prix excessivement élevés proposés par les producteurs rentiers et accroît donc le pouvoir d’achat des consommateurs. Elle agit aussi sur l’offre car elle pousse les entreprises à innover, ce qui favorise la croissance. Enfin la concurrence redistribue les cartes dans l’entreprise en cassant le pouvoir des managers peu inventifs au profit des innovateurs.
Le bon docteur Daniel propose enfin plusieurs remèdes pour insuffler plus de concurrence dans notre économie et notre société :
- La privatisation massive des derniers monopoles publics, certains opérateurs de service public, comme la SNCF, mais aussi les universités et l’assurance maladie, au profit d’assurances privées ;
- L’inévitable libéralisation des professions réglementées, comme les taxis, mais aussi la fonction publique à travers son statut ;
- Fluidifier le marché du travail au profit de ses exclus, les jeunes et les chômeurs, les fameux outsiders ;
- Mettre fin aux rentes publiques qui opèrent un transfert des pauvres vers les riches, appelé aussi Robin Hood reverse, (« Robin des Bois à l’envers ») comme les subventions culturelles, et réduire la dette publique qui octroie des revenus détaxés aux souscripteurs d’assurance-vie grâce à la TVA payée par tous ;
- Accroître la concurrence entre les banques afin de les responsabiliser.
En décembre 2014, Trop Libre recevait Jean-Marc Daniel, pour une discussion autour de son livre :
- Jean-Marc Daniel, L’État de connivence. En finir avec les rentes, Odile Jacob, 2014, 208 pages.
C’est bien gentil de dénoncer les « rentes », mais encore faudrait-il définir ce que c’est. Dans son ouvrage, J.-M. Daniel ne donne pas de critère permettant de distinguer « rente » de « profit ».
Comme le remarque Thomas DiLorenzo, « the use of the pejorative word wasteful to describe rent-seeking behavior is not based on sound theoretical grounds. »
Il serait bien-sûr possible de définir la « rente » comme un « profit » obtenu grâce à la protection de l’Etat, mais l’acception utilisée par J.-M. Daniel est en réalité beaucoup plus large (et très vague).
Qu’est-ce qu’une rente? Dans « le socialisme de l’excellence ». Jean-Marc Daniel répond à cette question en se référant à l’analyse des rentes effectuée par David Ricardo à la jonction des XVIIIème et XIXème siècles Pas de confusion possible entre rente et profit.
Brennec,
1° Vous dites que JMD répond à cette question mais, curieusement, vous omettez d’indiquer quelle est sa réponse.
2° Dans son livre, JMD attribue à Ricardo une définition qui n’était pas la sienne.
3° En tout état de cause, le concept de « rente » employé par Ricardo ne peut être utilisé pour les besoins d’une politique visant à « détruire les rentes ».
En effet, Ricardo définissait la rente comme « cette part du produit de la terre payée au propriétaire foncier pour l’usage des facultés productives originelles et indestructibles du sol« .
Or, à l’évidence, il ne saurait être question d’interdire aux propriétaires terriens de toucher une rémunération pour les propriétés naturelles de leurs terres.
Il y a à ce sujet une contradiction très sérieuse chez J.-M. Daniel.
En effet, il soutient successivement, dans ses ouvrages récents, que
1° la propriété privée « est une composante de la concurrence » et « a des avantages moraux puisqu’elle s’identifie à la liberté, mais elle a aussi des avantages pratiques ».
2° la rente « est issue du droit de propriété ».
3° les rentes « n’ont aucune raison d’être économique et encore moins morale » et « disparaissent » dans « un système concurrentiel ».
M. Beyls écrit que « D’après Jean-Marc Daniel, l’État doit ici jouer un rôle. Il doit cesser d’entretenir la rente. Chez Ricardo, la rente agricole est assurée par l’État qui protège les propriétaires terriens du libre-échange. »
En réalité, ce n’est pas tout à fait. Selon JMD, l’Etat protégerait la rente des propriétaires terriens en garantissant le droit de propriété et non seulement en établissant des barrières protectionnistes.
Par exemple, J.-M. Daniel écrit que
« [P]our [Ricardo], la rente est issue du droit de propriété. Comme c’est l’État qui assure la pérennité de ce droit en le protégeant par la loi, c’est lui qui est à l’origine de la rente. Il est donc important de souligner ici que, dès l’origine de la pensée économique, la rente a été perçue comme un des fruits de l’action publique.«
Deux sophismes très répandus : la rente serait due à l’Etat et le profit mon lié à la valeur travail serait immoral.
Ces deux assertions sont fausses, de vieux relans de Marxisme, du productivisme du XIX, de la peur de la machine.
La rente est naturelle : plantez un citronnier et il vous donnera des citrons tout au long de l’année.
Cet exemple contredit également la valeur travail : ce n’est pas le travail qui produit la valeur, le travail ne fait que la réaliser : le citron et le marché ou il est vendu existent et le citron a intrinsèquement un potentiel de valeur. Le travail transforme ce potentiel en réalité. Il n’y a aucune valeur morale dans cette transformation : ce n’est que de la fausse morale qui cache l’envie, la jalousie.
C’est vouloir supprimer les rentes par principe qui est absolument immoral.
Et c’est faire croire que l’Etat est faiseur de rente, c’est mélanger l’Etat et le pouvoir, c’est boucler sur le mensonge de la démocratie : la démocratie est la loi du plus fort, inutile de chercher ailleurs.
Stéphane,
Vous écrivez « Deux sophismes très répandus : la rente serait due à l’Etat et le profit non lié à la valeur travail serait immoral. »
1° Je suis d’accord avec vous pour dire qu’il est erroné de soutenir que « le profit non lié à la valeur travail serait immoral« .
C’est d’ailleurs un des problèmes de la théorie de JMD. Ce dernier écrit par exemple que « La production globale s’est accrue, mais cette croissance de la production a modifié la répartition des revenus en enrichissant les rentiers, qui sont parmi les acteurs économiques ceux qui ne fournissent aucun travail« .
2° En revanche, votre opinion selon laquelle il serait fallacieux de dire que la rente serait due à l’Etat mériterait d’être (i) précisée et (ii) développée.
3° En prenant l’exemple d’un citronnier qui donnerait des fruits tout au long de l’année [à condition d’être en serre…], vous utilisez encore une autre acception du mot « rente ».
Dans cette hypothèse, une rente est simplement un revenu que l’on serait relativement assuré de toucher régulièrement. Je ne pense pas que ce concept soit très utile pour les besoins de la théorie économique et/ou de la présente discussion.
Généralement, la « rente » est définie a minima comme un revenu d’un moyen de production excédant son coût d’opportunité. Par exemple, selon Hal Varian, « Economic rent is defined as those payments to a factor of production that are in excess of the minimum payment necessary to have that factor supplied ».
Avec cette définition, le rendement d’un citronnier n’est pas une rente.
Le problème est que la définition précitée (celle de Hal Varian) ressemble grandement à celle de « profit ». Or, toute la difficulté consiste à distinguer les profits, qui constitueraient une rémunération « légitime », de la rente, qui elle serait illégitime.
Si vous êtes intéressé par cette question, je me permets de vous renvoyer au billet que j’ai consacré à l’ouvrage de JMD (auteur dont j’approuve souvent les conclusions, mais pas toujours les raisonnements) :
https://aquoisertledroitdelaconcurrence.wordpress.com/2014/11/13/rentes-de-monopole-et-concurrence-pure-et-parfaite-reponse-a-jean-marc-daniel/
Il existe je pense deux acceptation de la rente :
– celle d’un revenu régulier provenant d’un patrimoine
– celle d’un profit inniquement supérieur au coût de production
Je pense que la définition que JMD utilise est la seconde, dans l’acceptation que cet avantage ne peux venir que d’un déséquilibre du marché du à l’Etat.
En fait les deux définitions sont identiques : la rente se caractérise par l’absence ou la disparition presque totale du risque : risque lié à la concurrence, au travail etc…
C’est cet disparition du risque qui caractérise la rente. Le travail étant le risque le plus sensible moralement (la santé, la productivité humaine, la performance…)
Hors il n’y a pas que l’Etat qui puisse réduire les risques, bien que l’Etat socialise les risques et les fait financer par le citoyens, il est faux de dire que l’absence de risque est due uniquement à une intervention publique : le marché libre permet effectivement une sélection des acteurs et une intégration plus importante des risques dans l’économie, mais il est illusoire de dire que cette solution est absolue : les risques peuvent être diminués de moult autre façons, par le partenariat par exemple.
Je ne pense pas que définir la rente comme un « profit iniquement supérieur au coût de production » soit acceptable.
Tout d’abord, cela reviendrait à incriminer le niveau de profit en lui-même. Or, si l’existence d’un profit établit que son bénéficiaire a bien servi les consommateurs, la réalisation d’un gros profit montre implique à plus forte mesure que l’entreprise ait très bien servi ses clients.
Bref, il n’y aucune raison de penser que la perception d’importants profits soit un signe de nuisance. Au contraire, même si l’on peut toujours trouver des contre-exemples, la réalisation de profits est a priori un excellent signe. Il n’y a pas de seuil à partir duquel les profits deviendraient « nuisibles ».
Ainsi, si la « rente » s’entend comme un « profit iniquement supérieur au coût de production », la politique de « destruction des rentes » risque de devenir un contrôle des profits.
Et ce n’est pas le seul problème. D’une part, avec une telle définition, les chauffeurs de taxi et les notaires ne sont pas des rentiers. En effet, le prix d’un médaillon ou d’une étude est fixé par le marché de manière à éliminer le « surprofit » résiduel.
D’autre part, quel est le coût de production d’un Ibrahimovic ou d’un Federer ? Minime, assurément. Faudrait-il en conclure que ce sont des rentiers ?
Inversement, le petit bureaucrate qui reçoit un traitement médiocre pour ne rien faire – voire, ce qui est plus fréquent, pour chercher des noises aux actifs – échapperait à la qualification de rentier.
Faudra-t-il donc exclure les rémunérations non-liées au capital de la catégorie des rentes ?
En somme, le « coût de production » ne peut servir de critère, et ce d’autant moins que, comme l’explique la théorique économique, les « profits de monopole » sont en réalité capitalisés dans les facteurs de production (exemple des médaillons de taxi).
Je suis d’accord avec vous : vouloir supprimer les rentes en general est une chimère.
Par contre, supprimer les rentes qui procèdent de privilèges a du sens.
Le soucis est de généraliser en disant que toute rente provient de l’Etat, ce qui est de toute évidence faux : tout partenariat créé potentiellement un mécanisme de rente, d’augmentation du profit, de distorsion de la concurrence : c’est la raison principale du partenariat : développer plus de profit ensemble que séparément.
La connivence et les privilèges pouvant être vus comme un partenariat particulier entre l’Etat et de acteurs usants de connivence. Le rôle de l’Etat n’étant pas de privilégier quiconque, supprimer les rentes dues à l’Etat est louable.
Comme le fait remarquer Madelin la privatisation pure et simple de services publics est très difficile a « vendre », pour remettre la concurrence au menu de ces services il préconise des délégations de serrvices publics arbitrées par des appels d’offre et régulièrement remises sur le marché.
La simple mise en concurrence, l’ouverture au privé est suffisante.
Qu’est ce que la rente ? (i.e. doit on supprimer la location immobilière ?)
Le problème n’est pas la rente mais l’état.
« Enfin la concurrence redistribue les cartes dans l’entreprise en cassant le pouvoir des managers peu inventifs au profit des innovateurs. »
Ce monsieur a-t il déjà travaillé en entreprise où le principe de Dilbert est omniprésent ?
Pour finir la concurrence c’est bien mais comme pour tout, trop de concurrence tuera la concurrence. J’ai eu l’occasion de voir ça dans le bâtiment où trop de concurrence sur le prix (bizarrement unique critère) a entraîné des liquidations à la pelle parce que :
1/ pour avoir des contrats on baisse le prix jusqu’à vendre son service à perte
2/ ceux qui s’y refusent (à la perte) n’ont plus de contrat
3/ tout le monde coule, l’un parce qu’il ne gagne rien et l’autre parce qu’il ne travaille plus.
La concurrence oui mais dans la dignité, exercer une activité en perdant de l’argent n’est pas digne.
Jean-Marc Daniel a raison bien entendu sur ses solutions, mais il pêche par sa naïveté sur une question centrale: les rentes sont alimentées par l’Etat, qui dit Etat dit rente, c’est presque un phénomène nature. Il n’y a jamais eu de rentes sans Etat. Il n’y aura jamais une remise en cause des rentes en profondeur.
Quand bien même vous privatisez et libéralisez un secteur, la privatisation se fait aux amis des politiciens et bureaucrates, et aussi tôt l’Etat s’empresse de créer une instance régulatrice octroyant la création d’oligopoles, limitant l’émergence de concurrents, l’initiative et la création à travers des régulations qui parfois ont un impact non seulement sur le secteur mais aussi toute l’économie (ex: les taxis chassent les VTC en prenant prétexte du droit du travail).
Ces acteurs nouveaux feront eux-mêmes du lobbying pour pénaliser leurs concurrents ou pénaliser l’apparition de nouveaux concurrents, comme c’est le cas dans le secteur automobile.
On peut arriver à simuler tout au plus un peu de concurrence dans certains secteurs, mais cela se fera que parce que cela permettrait d’engendrer plus de rentes pour les politiciens et ses affidés, plus d’impôts pour les administrations etc…et cela se fera sans renoncer à un minimum de contrôle du régulateur.
Tremendo,
Vous écrivez : « Il n’y a jamais eu de rentes sans Etat« .
Qu’est-ce que vous entendez par rente ? Est-ce que vous définissez la « rente » comme un revenu résultant de la protection de l’Etat (dans ce cas votre affirmation serait vraie par définition) ou comme quelque chose de plus large ?
(Par « protection de l’Etat », j’entends une intervention de l’Etat ne se limitant pas à garantir les droits de propriété.)
Je voudrais faire une remarque concernant l’emploi du mot «rente».
Ce mot : «rente» est très fréquemment employé dans les textes de loi de la République Française, notamment dans le code civil et dans le code des assurances. Il désigne toujours dans les textes de loi un revenu légitime que perçoit un propriétaire légitime de sa propriété. Naturellement ce revenu est fluctuant et dépend de la qualité de la gestion du propriétaire.
Ainsi, le mot «rente», employé dans les textes de loi, a le même sens que le mot «profit» employé par certains économistes.
J’ose espérer que ce n’est pas cette notion de «rente» que pourfend Jean-Marc Daniel.
Et j’insiste pour dire que je regrette qu’un même mot soit employé dans des sens très différents.
J’ose enfin recommander à la communauté libérale d’utiliser le mot «rente» avec la même acception que dans les textes de loi.
La «rente», évoquée dans les textes de loi, vient directement du droit de propriété et, de ce fait, ne vient pas de l’État, puisque le droit de propriété ne vient pas de l’État.
J’observe que Mises (qui à mon avis devrait être la référence pour tous les libéraux) n’utilise jamais le mot « rente » au sens de Ricardo ou de Jean-Marc Daniel, mais (un tout petit nombre de fois dans l’Action Humaine) pour désigner le produit de la location d’un actif, c’est à dire au sens que rappelle Stéphane Lallement.
Je pense que c’est lui qui a raison et que toute cette discussion entre le profit (légitime) et la rente (illégitime) est sans objet et inutile. Cela dit, je suis comme SopJur d’accord avec les conclusions de Jean-Marc.
Il veut faire ramer les autres et lui? fonctionnaire…