Par Gérard-Michel Thermeau
A une époque où l’entreprise s’identifiait à la famille, seule l’amitié était susceptible d’offrir un lien suffisamment fort pour assurer la pérennité d’une association entre deux personnes étrangères l’une à l’autre. Petin et Gaudet offre l’exemple d’une amitié indéfectible : pendant 35 ans ils vont travailler côte à côte et s’imposer dans le monde de la métallurgie. Ces deux vrais amis ne vivaient pas au Monomotapa comme dans la fable de La Fontaine mais dans les sombres cités de la vallée du Gier. Cette étroite vallée reliant la vallée du Rhône à Saint-Étienne offrait aux visiteurs du XIXe siècle l’image saisissante du nouvel âge industriel ainsi que la décrit un article de l’Illustration à l’occasion de l’exposition universelle de Londres en 1862 :
« Tous ceux qui voyagent entre Lyon et Saint-Étienne sont frappés de l’étrange aspect de la vallée qu’ils parcourent, de cette vallée la plus industrielle, la plus étonnante de la France, de cette vallée qui eut l’honneur de posséder le premier chemin de fer construit dans notre pays.Tout son parcours est hérissé de cheminées, de hauts fourneaux, de fours de verreries et d’échafaudages de puits d’extraction. Le soleil y est obscurci par la fumée et tout y est noir de charbon. Cependant son aspect a quelque chose de féerique, d’attrayant et d’intéressant : car tout, à travers ce charbon et cette fumée respire l’intelligence, l’activité et la richesse. »
Cette intense activité du sud du département de la Loire avait été développée par des entrepreneurs souvent venus de l’extérieur : Hippolyte Petin (Amiens, Somme, 12 novembre 1813 – Rive-de-Gier, Loire, 3 février 1892) était picard et Jean-Marie Gaudet (Pont-d’Ain, Ain, 3 avril 1815 – Châteauneuf, Loire,7 décembre 1886) bressan. Ils ont incarné le type même du self-made-man ou selon l’expression de l’époque, « fils de ses Å“uvres ». Le journaliste Valserres notait vers 1861 dans Le Courrier de Étienne à propos des deux associés :
« Ils étaient riches d’intelligence ; ils avaient une grande ardeur pour le travail et une foi très vive en l’avenir. Que fallait-il de plus pour marcher rapidement à la fortune dans un pays, où les labeurs de chaque jour sont la plus féconde source de capital ! »
Les débuts laborieux
Fils de négociant, Petin est élève (1828-1831) puis vétéran répétiteur à l’École des Arts et Métiers de Châlons (Champagne), il occupe ensuite divers emplois, d’abord dessinateur à la filature de schappe1 à Tenay (Ain) chargé de l’installation de métiers mécaniques, puis ajusteur et dessinateur chez Dubois (atelier de construction mécanique) à Lyon, ingénieur chez Lavrent à Lyon, ingénieur à la fonderie des Frèrejean à Pont-Evêque, près de Vienne (Isère), enfin dessinateur chez Verpilleux à Rive-de-Gier. Chez le mécanicien Dubois à Lyon, il donne aussi des leçons de dessin aux ouvriers : parmi eux le tout jeune forgeron Jean-Marie Gaudet. C’est le début d’une amitié de 54 ans.
Né dans l’Ain, Gaudet, formé dans l’atelier paternel, démontre très tôt des talents de forgeur d’exception. Il suit Petin comme premier forgeron chez Lavrent à Lyon, puis comme contremaître de l’atelier de réparations de la Grande fonderie de Vienne en 1836. Les deux amis s’installent en 1839, à Rive-de-Gier, où commence leur carrière d’industriels.
Encouragés par le directeur des usines Frèrejean à Vienne (Isère), ils décident, avec une mise de fonds initiale de 1000 francs, de créer leur entreprise. Grâce à Verpilleux, ils louent un petit terrain pour installer leur modeste hangar à forge et unissent leurs talents respectifs : Petin dessine et Gaudet forge. C’est là le secret d’une entente sans faille : Petin ingénieur et mécanicien, assure la partie commerciale de l’affaire ; Gaudet dirige le personnel, n’hésitant pas à frapper sur l’enclume lui-même. L’ingénieur Roland de Ravel, chargé du prolongement du canal de Givors à Grand-Croix, leur donne leur première commande, la réalisation des armatures des écluses.
Gaudet épouse, en 1842, la fille du directeur de la fonderie de Givors, sous le régime de la communauté, ce qui apporte ainsi un peu d’argent frais bien nécessaire à la jeune entreprise. La société de fait de 1839 se transforme, dès lors, en société en nom collectif devant notaire en 1842 : Petin et Gaudet, « voulant mettre en commun leur industrie et leur travail afin de les rendre plus prospères, ont, sous la protection de la divine Providence, formé une société, pour exercer leur état de constructeur mécanicien ». On peut lire aussi : « Si l’un des inventaires présentait jamais (ce qu’à Dieu ne plaise) un déficit de 10 000 francs, la société serait à l’instant même dissoute ». Dès le départ Petin joue le premier rôle comme l’atteste la raison sociale, Hippolyte Petin & Gaudet mais aussi parce qu’il a seul qualité pour liquider en cas d’échec et qu’il se voit confier les écritures : les deux compères n’ont pas encore de quoi se payer un commis. En 1842, le capital est seulement de 14 000 francs en comptant créances, marchandises, matériel, outils et ustensiles.
Le mariage de Petin contribue, à son tour, à raffermir la situation financière de l’entreprise : qualifié de négociant, il épouse la fille d’un extracteur de charbons à Rive-de-Gier. Leur ami Barrouin, futur fondateur des Aciéries de Saint-Étienne, est un des témoins.
Une irrésistible ascension
Ils peuvent désormais développer une seconde forge plus vaste avec une machine à vapeur aux Verchères. Un nouvel acte devant notaire, en 1850, proroge la société pour la fabrication des objets en tout genre de grosse forge. Le dernier article de l’acte de société vaut la peine d’être cité : « Quelle que soit leur confiance dans la réunion de leurs efforts, pour le succès de leur entreprise, les associés reconnaissant toute la faiblesse de leurs propres moyens prient Dieu de répandre sa bénédiction sur leurs travaux ». Dieu les entendit sans doute : en voyage au Creusot pour affaires, Petin découvre les dessins de Bourdon pour un tout nouveau marteau actionné par la vapeur, il fait venir Gaudet qui en passe commande aussitôt : le marteau-pilon, construit par les ateliers de Verpilleux, est perfectionné par Gaudet qui en augmente la précision et la puissance (1843). Les marteaux-pilons (5 en 1854 puis 15 en 1863) permettent de livrer des pièces de plus grande dimension. Lors de la crise de 1848, les deux amis se tournent vers la fabrication de canons puis d’arbres moteur pour les machines de navires.
Ils sont remarqués à l’exposition industrielle de 1849 :
« Leurs bandages pour roues de wagons et pour roues de locomotives (façon acier) sont aujourd’hui recherchés par les chemins de fer, aussi bien que leurs essieux, soit pour la bonne qualité, soit pour le prix. »
Dès cette date, l’entreprise réalise des canons en fer pour remplacer les canons de bronze traditionnels. Le Prince-Président Louis-Napoléon, en visite officielle dans la Loire en 1852, décore les deux industriels à la demande de leurs ouvriers. Les deux patrons se montrent d’ailleurs soucieux du sort de leur personnel en créant, dès 1848, une caisse centrale de secours :
« cette caisse s’alimente d’une retenue de 2 à 3 centimes faite à chaque ouvrier, et d’une somme égale à la retenue, versée par l’administration de la Compagnie. Sûrs d’avance d’être bien soignés en cas d’accident ou de maladie, les ouvriers travaillent avec intelligence, avec ardeur. D’ailleurs ils reçoivent de très bons salaires, ce qui leur permet d’élever convenablement leur famille,
observe Valserres en 1861, plutôt critique à l’égard du patronat local. L’usine des Verchères ne cesse de s’agrandir et emploie 290 ouvriers en 1854.
Les Forges et Aciéries de la Marine
Le Second Empire marque l’apogée de l’entreprise. La fusion de quatre sociétés sidérurgiques locales donne naissance en 1854, aux Forges et Aciéries de la Marine et des chemins de fer société en commandite par actions d’une taille colossale : un capital de 22,5 millions de francs, un chiffre d’affaires de 24 millions et 3 000 ouvriers en 1855, la plus importante de France à cette date. Ils sont gérants de la société aux côtés des deux frères Jackson. Les ambitions de la nouvelle entreprise sont exprimés par les gérants à l’occasion de la première assemblée des actionnaires :
« prendre le fer à l’état de minerai pour le livrer, toujours sûr de la qualité, à l’état de pièces de forges ou pièces d’acier, lutter contre la concurrence, se mettre en garde contre l’effet de l’abaissement des droits protecteurs par l’économie pratiquée dans la fabrication à tous ses degrés, autant que par la perfection du travail ; produire beaucoup, comme il convient aux besoins de cette époque, et produire en se conformant aux nécessités issues des progrès de la science ou des exigences de l’intérêt public, voilà le plan que la société nouvelle, en se constituant, se donnait à exécuter. »
En 1855, les forges de Petin et Gaudet assurent 41 % du chiffre d’affaires mais 46 % des bénéfices du groupe. Toujours à l’affût d’innovations, Petin visite divers établissements industriels de Belgique et de Prusse en août 1855 pendant ses vacances ! Après le retrait de Charles et William Jackson, la raison sociale devient, le 11 novembre 1857, Hippolyte Petin, Gaudet & Cie.
Les Hauts Fourneaux, Forges et Aciéries de la Marine et des Chemins de fer fournissent, sous l’Empire, non seulement de grosses plaques de blindage et de gros canons à la marine de guerre, mais aussi, à partir de 1866, des fusils chassepots, des canons et des boulets pour l’armée. Les plaques pour les cuirasses des navires sont fabriquées d’abord au marteau-pilon à Rive-de-Gier puis au laminoir à Saint-Chamond : l’Illustration remarque, en 1862, que l’usine de Saint-Chamond est la seule en France à utiliser ce procédé et à fournir des plaques pour 15 frégates chaque année. La clientèle n’était pas uniquement française car des plaques de blindage sont aussi livrées aux marines russe (dès 1864), espagnole et italienne ; pour cette production, ils occupent la première place en Europe. Entre 1855 et 1867, 42 navires ont été cuirassés par les Aciéries de la Marine. Petin et Gaudet réalisent, en 1859, pour la première fois en France, un canon en acier forgé se rechargeant par la culasse.
En 1861, invité par Bessemer en Angleterre, Gaudet saisit immédiatement l’intérêt du nouveau convertisseur, signe un contrat et les établissements Petin-Gaudet, après des essais longs et coûteux, sont ainsi les premiers en France à travailler en grand l’acier Bessemer produisant rails, canons de campagne et de marine. Le nouveau procédé permet d’abaisser notablement le coût de fabrication de l’acier, ainsi les rails en fer sujets à une usure rapide sont remplacés par des rails en acier. En 1866, toujours à Lorette, est coulée la plus grosse pièce d’acier moulé en France au cours du XIXe siècle, pesant 15 800 kg, pour l’éperon du Magenta. L’entreprise obtient, aux expositions universelles de 1855 et 1867, la Grande médaille d’honneur et le Grand Prix pour les canons et les plaques de blindages : Petin et Gaudet passent alors pour fabriquer le meilleur acier du monde.
Les deux inséparables amis restent seuls dirigeants jusqu’en 1874, ils règnent sur 8 000 ouvriers répartis sur trois grands sites dans la Loire (Rive-de-Gier, Saint-Chamond et Saint-Étienne) mais aussi dans le Rhône (Givors) avec des forges au bois dans le Berry et en Corse, le contrôle de mines de houille dans la Loire et de mines de fer en Sardaigne.
Le 18 octobre 1869, l’assemblée des actionnaires avait exprimé le vœu que la société en commandite se transforme en Société Anonyme, ce qui est accompli en 1871. Le parisien Denière, président de la Société Générale, est nommé à la tête du conseil d’administration, et Petin et Gaudet en deviennent administrateurs-délégués. L’âge d’or est désormais derrière les deux dirigeants qui ne savent plus s’adapter aux exigences nouvelles de l’industrie sidérurgique. Au conseil d’administration du 8 juin 1874, la majorité des administrateurs votent le remplacement des délégués par un directeur : ce dernier ayant manifesté le désir d’obtenir le concours des « deux éminents industriels qui ont créé ces établissements », Petin répond, au nom des deux fondateurs, que la mesure prise le 8 juin a brisé complètement leur carrière industrielle : ils démissionnent de leurs fonctions d’administrateurs.
Gaudet disparaît le premier. Conseiller général de la Loire, il avait acheté, vers 1850, une propriété au Grand Mollard, sur la commune de Châteauneuf à proximité de Rive-de-Gier. Autour de la maison de maître, il crée un grand parc clos de 24 ha comportant trois pièces d’eau et une orangerie, mais surtout parsemé de fabriques célébrant les victoires de Napoléon III et évoquant les éperons en acier livrés pour deux navires de la flotte impériale : Magenta, petit pavillon gothique en bois de cèdre, le belvédère de Solferino, un pavillon chinois et enfin la tour Malakoff. C’est dans cette propriété qu’il décède terrassé par une congestion cérébrale.
Petin partageait le bonapartisme de son ami. Un buste nous le montre portant la moustache et l’impériale. Maire de Rive-de-Gier à plusieurs reprises et conseiller général de la Loire, il accepte cependant le régime républicain. Président du comité ripagérien des écoles libres et fondateur de la société Philarmonique de Rive-de-Gier, il fait d’ailleurs édifier à ses frais le kiosque du jardin public en 1886. Hippolyte se fait construire un « château », à partir de 1856, à Rive-de-Gier, au lieu dit « Versailles », propriété achetée 60 000 F. Ce roi de l’Acier y décède, tel Louis XIV « dans son château de Versailles »
« Tour à tour élève studieux, employé zélé, patron laborieux, administrateur infatigable, Petin fut un travailleur dans toute la force du terme, donnant à chacun l’exemple d’une activité ininterrompue » selon les termes d’un ingénieur en chef à son enterrement.
La semaine prochaine : Arlès-Dufour.
Retrouvez plus de portraits d’entrepreneurs ici.
- filature des déchets de soie : on récupère les parties inutilisables pour obtenir des soies de qualité mais qui permettent de fabriquer un fil pour divers usages. L’origine du mot schappe est obscure et son orthographe a été fluctuante. ↩
Laisser un commentaire
Créer un compte