Par Benoît Rittaud.
C’est un auteur exceptionnel qui nous a quitté cette nuit en la personne de René Girard. Jean Birnbaum vient de lui consacrer un très bel article dans Le Monde, que je vous recommande vivement.
Je n’ai pas connu Girard personnellement, et il est peu probable que les spécialistes de son œuvre aient lu ce que j’en ai écrit. L’influence qu’il a eu sur mon dernier livre est toutefois suffisante pour que j’éprouve le désir d’un bref et humble hommage.
Ayant complètement oublié les circonstances qui m’ont fait découvrir Girard, il est probable que celles-ci ne doivent pas aller au-delà du simple hasard assisté par internet. En revanche, j’ai un souvenir très précis de certains moments de ma lecture passionnée de son œuvre, et notamment de deux livres : Des Choses cachées depuis le commencement du monde (Grasset et Fasquelle, 1978) et Achever Clausewitz (Flammarion, 2011).
Le premier garde un parfum de mer et de ciel bleu, une bonne partie de ma lecture s’étant déroulée lors d’un séjour en Provence. Il a un parfum de tragique, aussi, car le séjour en question s’est terminé au moment de la mort de Clément Méric, ce militant « antifa » tué lors d’une bagarre. J’aurais probablement oublié cette coïncidence entre mon séjour et ce fait divers si la cause immédiate de cette mort n’avait illlustré le propos girardien dans toute sa force. En effet, lors du drame, les « antifas » et leurs adversaires s’étaient trouvés rassemblés par un événement commercial organisé par une marque de vêtements. Car, et ceci ne peut être un motif d’étonnement que pour ceux qui n’ont pas lu Girard, il se trouve que les groupes ennemis affectionnent tous deux cette même marque. Chacun connaît bien sûr les goûts de l’autre, sans pourtant en déduire qu’il serait préférable de s’en distinguer. On ne peut imaginer une meilleure illustration d’une idée girardienne fondamentale : à mesure que la haine croît entre deux ennemis, chacun vit de plus en plus par rapport à l’autre et lui ressemble de plus en plus. Au point que, lorsque la violence entre eux devient paroxystique, les ennemis deviennent impossible à distinguer.
Achever Clausewitz a provoqué chez moi une fascination totale. À chaque page, à chaque ligne, s’y dévoile une interprétation de Clausewitz qui met en œuvre cette « anthropologisation de l’exponentielle » qui traverse les écrits de Girard, sans d’ailleurs que lui-même l’ait perçu, ou, plus exactement, qu’il ait eu besoin de le percevoir. En ce sens, même si je n’ai commencé à lire Girard qu’une fois le manuscrit de La Peur exponentielle déjà bien avancé, c’est Girard qui en a dégagé la voie en montrant indirectement comment le concept d’exponentielle, sous une forme à la fois symbolique et technique, irrigue les sociétés humaines. L’exponentielle n’est pas le seul concept à disposer d’une telle portée anthropologique, un très gros travail reste à faire pour les autres.
Je souhaite encore signaler qu’une magnifique présentation de l’œuvre de Girard n’est autre que le discours d’accueil de celui-ci à l’Académie française prononcé par Michel Serres. Voilà donc qu’après avoir félicité Le Monde, j’en suis à faire des louanges à quelqu’un que je n’ai pas beaucoup non plus l’habitude d’encenser. Voilà peut-être une autre illustration d’un phénomène central dans la théorie de Girard : la mort a pour effet de souder les vivants.
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J’ai lu plusieurs livres de Girard avec beaucoup d’intérêt (à commencer par son premier publié, le meilleur selon moi) mais sans jamais parvenir à adhérer à son herméneutique de la psychologie moderne et j’ai toujours déploré qu’il ne se soit pas mesuré à la pensée de celui qui aurait dû pourtant stimuler sa réflexion: Nietzsche (qu’il évacue comme d’un revers de la main en disant qu’il s’est trompé…). Mais quel penseur dans l’ombre des Écritures pourrait relever le défi de celui qui demeure le plus grand sondeur de l’âme humaine de notre temps?
Je regrette cependant l’étroitesse de la place qui lui est faite dans la pensée actuelle.
Vous n’avez pas besoin d’adhérer, il suffit d’expérimenter. Et de lire. Je me souviens d’avoir lu dans ma jeunesse « la conquête du séjour paisible », une transmission écrite par un occidental (Jean Mariotti) de vieux contes Kanaks [http://www.seh-nc.com/descriptif-des-69-livres-publies-46-la-conquete-du-sejour-paisible.html]. Lire Nietsche ne vous apportent strictement rien de plus à la compréhension de l’histoire, des épisodes comme la rencontre avec les « contraires » restent féériques et la fin incompréhensible (mais pourquoi donc le héros se sacrifie-t-il au sens propre ?). Lire Girard éclaire tout d’une façon extraordinaire, ces épisodes et la fin deviennent clair comme de l’eau de roche.
De même, relire la « psychanalyse des contes de fée » de Bruno Bettelheim après avoir lu Girard est une expérience extraordinaire.
Voilà la différence entre Nietsche et Girard. deux penseurs géniaux, dont l’un est stimulant, l’autre stimulant ET explicatif.
Cela dit, vous avez raison, l’évacuation de Nietzsche (ou aussi bien de Freud et quelques autres) par René Girard est un peu rapidement expédiée (même si elle ne se résume pas « il s’est trompé »). René Girard ne s’est pas aidé lui même avec sa posture de catholique engagé dont les thèses sont un produit directe de sa foi, qui a raison contre tout le monde passé et présent ; alors que la tradition universitaire est au contraire de se proclamer héritier et continuateur des vieux maitres bouffeurs de curés idolâtrés. C’est dommage pour tout le monde.
Mouais…
Je serais plutôt de cet avis :
http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?article1629