Paul Desgrand : un homme d’affaires à l’échelle du monde

Du drap à la soie : cet entrepreneur lyonnais était un convaincu du libre-échange.

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Paul Desgrand : un homme d’affaires à l’échelle du monde

Publié le 8 novembre 2015
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Par Gérard-Michel Thermeau

51cb8MQLDJL._SX327_BO1,204,203,200_Comme beaucoup d’entrepreneurs lyonnais, Paul Desgrand (Annonay, Ardèche, 10 juillet 1799 – Tassin-la-Demi-Lune, Rhône, 25 avril 1878) n’était pas originaire de la ville. Cet Ardéchois vif et ambitieux a cherché toutes les occasions de faire des affaires jusqu’à l’autre bout de la planète.

Son père était un républicain convaincu. Après le cycle primaire, Paul rejoint ses frères à Paris et entre à la pension Lemoine fréquentée par les élites de l’Empire mais il ne montre guère d’intérêt pour les études, et pas davantage au collège de Saint-Chamond en 1814. Aussi son père décide de lui donner une formation commerciale. Il va être d’ailleurs, des fils de Jean-Baptiste Desgrand, le seul à faire carrière dans le négoce.

Ne souhaitant pas rester à Annonay, trop proche de Lyon et trop petite pour ses ambitions, il essaie de s’établir au Puy-en-Velay puis à Saint-Étienne. Mais finalement, Lyon s’impose. En 1822, il décide de liquider son commerce pour devenir commissionnaire en draps du Languedoc et du Vivarais puis y ajoute les draps du Nord. Il sert ainsi d’intermédiaire entre les fabricants et les clients en France et à l’étranger. Il reprend la raison sociale de la famille, Desgrand père & fils, avec son négoce de draps et d’indiennes, et ajoute le commerce des laines. Le goût du luxe lui vient avec le succès ce qui lui vaut une verte réprimande de son père pour qui « le luxe était un vice ». Il épouse en 1828 Julie Sagnon, fille d’un riche négociant du Beaujolais.

Les signes de la réussite

Dans ces années 1820, la mode abandonne peu à peu le « roi coton » au profit de la laine, des mélangés et de la soie. Il crée un entrepôt à Vienne (Isère) court-circuitant la foire traditionnelle de Beaucaire et faisant relais entre le Nord et le Sud. « Convainquez bien le fabricant qu’il ne doit pas faire d’autre métier que de fabriquer et nous, ses associés à la vente, nous devons le fixer sur ce qu’il doit, la pièce faite à propos et pour le moment est à moitié vendue » écrit-il sur une lettre circulaire à ses employés en novembre 1828. Il s’associe avec l’armateur marseillais Rostand qui lui fournit les peaux et laines de l’Est méditerranéen.

Signe de réussite, il achète dans la périphérie lyonnaise la propriété de Montcelard à Tassin. Il transforme l’ancien château ruiné en ferme modèle et dessine lui-même les plans d’une magnifique maison de campagne. L’exploitation agricole cède ensuite la place à un jardin d’agrément. Bien qu’indifférent en matière religieuse, il devait faire construire une superbe chapelle gothique face au nouveau « château ».

N’ayant pas de fils mais une fille, il cherche en la mariant à se trouver un successeur. Il écarte le préfet de l’Ardèche, ne voulant pas d’un haut fonctionnaire même ambitieux, et moins encore les jeunes aristocrates pommadés qui lorgnent sur l’héritage. Peu lui importe la fortune, il cherche le « meilleur sujet ». Il confie dans ses Cahiers : « je n’ai jamais désiré une grande fortune…elle entraine souvent hors de sa famille, de sa société, de ses goûts, de ses habitudes, de son genre d’existence,…mène au luxe et à la vanité et fait perdre le goût du travail. » Finalement le choix se porte en 1853 sur un agent de change, Jules Bizot, d’une famille de négociants lyonnais.

Des affaires de toutes sortes

Paul Desgrand ne se contente pas de jouer les commissionnaires. Il a aidé à financer les opérations de ses cousins ardéchois, les Seguin, constructeurs de ponts suspendus et de la ligne de chemin de fer Saint-Étienne/Lyon1. Aussi le mandataire des forges du Creusot, dont les Seguin sont de gros clients, fait-il appel à lui pour assurer le paiement des ouvriers en 1833.

Ne pouvant trouver seul l’argent nécessaire, il se tourne vers César Dufournel, le très riche marchand de fer lyonnais. La faillite de l’établissement métallurgique devant être prononcée, une population de 4000 personnes risquait de se trouver sans ressources. Les ouvriers, loin de se livrer à des violences, réclament d’être payés et une augmentation de 10 centimes : ces demandes raisonnables effraient les actionnaires qui crient à la « mutinerie ». Les autorités envoient la troupe. La situation étant explosive, Desgrand, qui risque gros sur le plan financier, réussit avec Léon Coste à calmer la colère des ouvriers exaspérés. II permet ainsi l’achèvement de la ligne Saint-Étienne-Lyon.

L’affaire du Creusot lui permet de nouer des contacts parisiens qui l’amènent à s’intéresser aux Forges d’Alais (Alès) qui fonctionnaient tout aussi mal que l’établissement bourguignon. Là aussi, il est chargé d’écouler les stocks en utilisant ses réseaux. Il y gagne de beaux bénéfices et a trouvé l’occasion d’étendre ses fréquentations, ce qui est bien utile pour ses affaires habituelles.

L’industrie française utilisant de moins en moins la laine autochtone, Paul Desgrand va établir des contacts avec les principaux producteurs d’Europe orientale, d’Afrique du nord, du Levant (Proche-Orient), d’Amérique du Sud et d’Australie. Il utilise les réseaux familiaux : un de ses cousins, marié avec une Anglaise, a des intérêts dans l’élevage du mouton australien. Ainsi il peut faire passer des ordres d’achat directement en Australie en court-circuitant la place londonienne. Mais les lourdes taxes protectionnistes françaises vont empêcher le développement de la filière australienne. Aussi va-t-il se tourner vers les soies qui ne sont pas frappées par les droits de douane.

Un libéral marqué par le saint-simonisme

En bon notable lyonnais, il avait participé à des œuvres charitables, notamment le Dispensaire général, fondé en 1818, visant à donner des soins gratuits aux pauvres mais aussi le dispensaire « spécial » (1841) réservé aux victimes des maladies vénériennes alors repoussées des hôpitaux généraux. Ces deux établissements, dont il était administrateur, créés par souscription, fonctionnaient exclusivement avec des fonds privés. Marqué par le saint-simonisme, il participe aussi à la fondation en 1828 de la Société d’instruction primaire du Rhône qui va développer l’enseignement mutualiste en concurrence du réseau des frères des écoles chrétiennes. À Tassin, il finance des livrets de caisse d’épargne pour les élèves les plus méritants.

Au moment des Trois Glorieuses dont on ignore tout en province, Lyon « capitale du libéralisme » voit ses bourgeois prendre les armes contre Charles X. Paul Desgrand, comme les autres bourgeois lyonnais est parmi les gardes nationaux qui forcent le préfet à capituler le 31 juillet 1830 : le représentant de l’État avait traité la bourgeoisie libérale de « poignée de canailles ».

Libéral hostile à la Restauration et ayant accueilli favorablement la Monarchie de Juillet, il fonde avec d’autres négociants Le Salut Public au début de la IIe République qui va devenir le principal organe des libéraux lyonnais. Journal du soir, une première à Lyon, il se fixe comme objectif « l’éducation politique du peuple » pour contrer l’influence des républicains avancés sur les ouvriers de la soie. Mais pour toucher vraiment les ouvriers, il lance un éphémère quotidien populaire à un sou, Les Travailleurs, qui reprend des extraits du Salut public : « convaincre l’ouvrier que sans le travail la fortune du riche serait bientôt épuisée, qu’il fallait absolument du travail pour vivre. »

Il adhère à l’Association pour la liberté des échanges car pour lui « la liberté des échanges c’est la civilisation ». En 1848 son ascension dans la notabilité lyonnaise est attestée par son élection à la Chambre de commerce et sa cooptation comme administrateur de la succursale de la Banque de France.

Les soies et le mirage oriental

Desgrand abandonne peu à peu le négoce des indiennes et des draperies pour se spécialiser dans l’achat à la commission de soies pour les marchands fabricants lyonnais. Avec l’aide et les conseils avisés de Natalis Rondot, le délégué à Paris de la Chambre de commerce, qui avait participé à la mission Lagrenée en Chine sous Louis-Philippe, il développe l’idée d’importer directement les grèges chinoises et de vendre à Shanghai des draps de laine et des calicots. Il tente avec les soies chinoises ce qu’il a échoué à réaliser avec les laines australiennes. Le marché asiatique est devenu d’autant plus important que les vers à soie d’Europe et du Levant sont touchés par des maladies épizootiques qui font des ravages : la production s’effondre2. Il veut briser le monopole anglais : en 1862, 70 % des soies importées en France viennent de Londres.

Desgrand décide de s’associer avec une vieille maison britannique implantée à Canton, Dent, Beale & Co. En 1855, il ouvre des comptoirs dans les principales villes industrielles de la soie (Saint-Étienne, Bâle, Krefeld, Milan, Turin) pour écouler ses grèges asiatiques. Desgrand souligne : « 1857 fut l’apogée de ma maison, j’avais alors 14 comptoirs, 104 employés, 30 intéressés et nous faisions jusqu’à 40 millions de CA. » Mais Desgrand a commis une faute en laissant partir Natalis Rondot, qui s’estime mal payé de ses peines, et va désormais travailler pour Arlès-Dufour et lui ouvrir le marché chinois. De plus en plus concurrencé, Desgrand réorganise ses batteries mais échoue dans ses projets pour trouver de nouveaux débouchés en Cochinchine puis au Japon. En 1869, l’inspecteur de la Banque de France a noté sur sa maison : « riches mais trop entreprenants ».

Ses difficultés commerciales sont aggravées par le décès de sa fille. Son gendre, dont il espérait faire son successeur, se remarie et c’est la rupture entre les deux hommes. Il renvoie aussi le jeune frère de Jules Bizot, sujet très brillant qu’Arlès-Dufour s’empresse de recruter. Pour comble de malheur, la maison Dent, Beale & Co de Hong-Kong fait faillite en 1867. Ayant voulu jouer cavalier seul, Desgrand se trouve isolé au sein de la profession et n’est pas associé à l’Union des marchands de soie créée en 1869. Vieilli et aigri, devenu asocial et irascible, il ne s’occupe plus guère de ses affaires, fermant ses agences à l’exception de Krefeld.

La philosophie d’une existence

Devant les troubles qui agitent Lyon dans les premiers temps de la guerre de 1870, il se réfugie à Montpellier. Après la chute de l’Empire, il se rallie à l’idée d’une république qui apporte la paix et l’apaisement. « Anciennement, note-t-il, les républiques étaient agressives mais, actuellement,…ce sont les intérêts dynastiques des empereurs et des rois qui…provoquent les guerres de peuple à peuple. » À ses yeux « la République étant le gouvernement de tous et par tous pourra seule débarrasser la France de ces anarchistes de profession toujours prêts à troubler la paix du pays… » Au fond peut importe le régime pourvu qu’il soit modéré et respecte les principes de 1789.

Au soir de sa vie, il reste convaincu des bienfaits du libre échange : « par la paix et les échanges des produits du sol, les intérêts privés qui se trouvent satisfaits amènent les relations amicales, et, par conséquent, la fusion des peuples entre eux. » Mais il sait se faire critique à l’égard des élites patronales : « On pourrait dire à beaucoup de maîtres : vous ne pouvez pas vous passer d’ouvriers et vous êtes souvent durs à leur égard… vous n’avez d’autres préoccupation que de les payer le moins possible. » Il ajoute : « ce que ne comprennent pas suffisamment ouvriers et patrons, c’est la solidarité absolue qui existe entre eux. » Lui qui a connu les révoltes des Canuts de 1831 et 1834, considère sévèrement « l’apathie de la bourgeoisie » d’où « la nécessité pour elle de s’unir à la classe ouvrière ».

Retiré des affaires, il quitte Lyon pour sa campagne de Montcelard, à Tassin, s’occupe d’horticulture, agrandit sa collection de peintures, retrouve la foi. Bibliophile, il était surtout amateur de peinture et avait rassemblé un « petit musée » de 548 toiles, notamment de l’École lyonnaise, et 653 statues, bustes et masques en plâtre moulé. C’est au milieu de ses merveilles qu’il achève son existence.

Sources :

  • Jean-François Klein, Les maitres du comptoir. Desgrand père & fils (1720-1878). Réseaux du négoce et révolutions commerciales, PUPS 2013, 368 p.
  • plus de portraits d’entrepreneurs ici.

La semaine prochaine : David Gruber

  1. Jean-François Klein, biographe de Desgrand s’obstine à parler du Lyon-Saint-Étienne alors que la ligne visait à raccorder Saint-Étienne à Lyon dans le prolongement de la toute première ligne française, Saint-Étienne-Andrézieux. Le chemin de fer était conçu comme un « canal sec » permettant de transporter le charbon, de terre jusqu’aux fleuves. Andrézieux donnait l’accès la Loire, Lyon au Rhône. La ligne s’arrêtait d’ailleurs avant Lyon à la Mulatière, c’est-à-dire au confluent du Rhône et de la Saône.
  2. la recherche de profits à court terme a conduit les producteurs à ne plus contrôler la qualité des graines de vers à soie, les pontes contaminées vont se répandre.
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