Les généraux de la république (III) : Boulanger

Comment un général républicain est-il devenu le symbole politique du césarisme ?

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Boulanger credits USMC archives (licence creative commons)

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Les généraux de la république (III) : Boulanger

Publié le 18 novembre 2015
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Par Gérard-Michel Thermeau.

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L’image de Boulanger reste aujourd’hui très ambivalente : comment ce général républicain, si bien considéré, s’est-il transformé en « général à la bolivienne » menaçant de renverser la république, selon l’image traditionnellement colportée depuis ?

Georges Boulanger, fils d’un breton et d’une galloise, en dépit de ses origines bourgeoises et aristocratiques, se présente comme le type même de l’officier sorti du peuple. En effet, sa famille connait des problèmes financiers importants qui ne lui permettent pas de vivre selon son rang. L’armée lui offre ainsi une possibilité de promotion sociale : un point commun avec Bonaparte. Il s’est battu dans l’armée coloniale en Algérie, en Italie, en Indochine et en 1870, partout avec bravoure, recevant plusieurs blessures. C’est d’ailleurs une blessure qui lui évite de participer à la dernière phase de la guerre civile, la semaine sanglante, la cruelle répression de la Commune. La carrière coloniale de Boulanger le rapproche cette fois de Cavaignac : il y a pris l’habitude d’agir de sa propre initiative sans en référer nécessairement à ses supérieurs hiérarchiques. Il n’est pas seulement un soldat courageux mais aussi compétent et travailleur, son dossier militaire est des plus louangeurs.

Son avancement a été si rapide que ses supérieurs jugent bon de le rétrograder : il apparaît donc comme une victime des conservateurs, ce qui contribue à son image de républicain. Cette disgrâce n’est que provisoire. Grâce au duc d’Aumale, fils de Louis-Philippe, il devient le plus jeune général de l’armée française en 1880. Il témoigne dans sa carrière militaire et politique d’une capacité à obtenir le soutien de personnalités très différentes et antagonistes : le duc d’Aumale, Gambetta, Jules Ferry et Clemenceau, qu’il avait côtoyé au lycée à Rennes.

Ministre de la Guerre, sur la recommandation de Clemenceau, il conserve son portefeuille dans deux gouvernements successifs de janvier 1886 à mai 1887 ; il devient vite populaire par son souci d’améliorer la condition des soldats et des officiers. C’est là que se manifeste son expérience coloniale : il a connu les difficultés du soldat de terrain pour les avoir partagées. L’autorisation de porter la barbe pour les fantassins prend ainsi une dimension symbolique : réaction à l’humiliation imposée par un commandement aristocratique. Il est sensible à l’amélioration de l’hygiène (la literie, des assiettes remplaçant les gamelles…) dans les casernes.

Le 14 juillet 1886, à l’occasion du défilé militaire à Longchamp, sa prestance physique, cette barbe blonde sur un cheval blanc, séduit la foule. Il devient le « brave général Boulanger » chanté par Paulus (En revenant de la Revue, chanson marche de Delormel et Garnier, musique de Desormes). Il sait également utiliser habilement la presse : il est le premier homme politique français qui va s’entourer de journalistes dans tous ses déplacements et faits et gestes. Cette politique vise non seulement à renforcer sa popularité personnelle mais aussi à réintégrer l’armée au sein de la société française : le défilé du 14 juillet devient une fête de l’armée.

Sa réputation de général républicain est bien établie : n’a-t-il pas introduit le buste de Marianne dans les casernes, fait rayer des cadres de l’armée le duc d’Aumale, à qui il devait ses épaulettes de général, et proposer d’incorporer les séminaristes (les curés sacs au dos) ? C’est bien d’ailleurs pour républicaniser l’institution militaire qu’il a été poussé au ministère par les radicaux. Les républicains souhaitent contrôler étroitement l’armée.

Son patriotisme ne se limite pas à faire repeindre les guérites à l’entrée des casernes aux trois couleurs. Il est aussi l’homme de la fermeté face à l’Allemagne, le « Général Revanche ». L’affaire Schnaebelé avait provoqué une vive tension entre les deux pays : ce commissaire de police en poste sur la frontière avait été enlevé par les Allemands et accusé d’espionnage. Boulanger, qui employait le policier dans les réseaux d’espionnage qu’il avait constitué, se déclare prêt à la mobilisation générale. Finalement, les gouvernements des deux pays préfèrent adopter un compromis. Le cabinet Goblet ne fait pas long feu : le 17 mai 1887, la droite s’est jointe aux républicains modérés pour faire tomber le ministre de la Guerre qui menait à l’aventure.

Mais cette éviction, loin de nuire au général, permet le développement d’un mouvement politique, le boulangisme. Quand le général est envoyé en garnison à Clermont-Ferrand, mesure qui sonne comme une punition, une foule énorme s’efforce d’empêcher son départ, massée sur les quais et même les voies de la gare de Lyon.

Le contexte est favorable à la contestation du régime : ralentissement de l’activité économique depuis 1882, extension du chômage. De plus l’urbanisation et l’industrialisation bouleversent la société française. Les ouvriers apprécient ce général qui a refusé, au moment de la grève des mineurs de Decazeville, d’utiliser la force contre les travailleurs.

L’instabilité politique domine depuis la chute de Jules Ferry (1885) : « l’impression générale est que la République est au bout de son rouleau » déclare Paul Cambon, ami de Ferry. Les adversaires de la colonisation dominent désormais à la Chambre et donnent une place de premier plan aux partisans de la Revanche.

En 1885, Déroulède est devenu président de la Ligue des patriotes : à ses yeux, l’absence d’autorité politique met en danger le pays. Les « patriotes » se passionnent pour le général, chantant en refrain : « C’est boulange, boulange, boulange, c’est Boulanger qu’il nous faut » Pour les radicaux, Boulanger serait le jacobin botté dont ils rêvent. Les Bonapartistes se rallient à leur tour. Les opposants profitent des scandales politiques qui entachent la république parlementaire : l’affaire des décorations (1887) mettant en cause le gendre du président de la République, qui faisait du trafic d’influence, contraint Jules Grévy à la démission.

Boulanger rassemble ainsi sur son nom les mécontents, aussi est-il mis à la retraite en mars 1888. Mais il devient dès lors éligible et se lance dans la politique : élu le 8 avril en Dordogne, le 15 avril dans le Nord puis le 19 août dans le Nord, dans la Somme et la Charente-Inférieure. Il mène des campagnes à l’américaine : brochures, photographies, portraits, chansons, bibelots à son effigie, savons, liqueurs, camelots appointés. Le culte du général, diffusé sur tous les supports possibles, pénètre dans tous les foyers. Boulanger avait en effet représenté la France aux États-Unis lors des cérémonies du centenaire en 1883 et avait été impressionné par l’efficacité des méthodes publicitaires des Américains.

Il décide de se présenter à tous les sièges vacants. C’est le cas à Paris le 27 janvier 1889. « Ce n’est pas de moi qu’ils ont peur, c’est du suffrage universel. » déclare-t-il dans sa profession de foi. Il est l’homme de la démocratie directe face aux partisans du régime représentatif. Une image boulangiste présente le général menant l’assaut contre la bastille parlementaire à l’aide du canon du suffrage universel, un siècle après 1789. Le boulangisme se présente comme le rejet des notables de l’opportunisme et la critique des parlementaires. Le général prétend rétablir la souveraineté populaire, confisquée par le parlementarisme, et rejette le régime représentatif installé par une constitution « monarchiste ».

Les succès de Boulanger sont liés à un type de scrutin bien spécifique, le scrutin de liste qui permet les candidatures multiples et le panachage. En effet, les républicains avaient rejeté le scrutin majoritaire uninominal à deux tours qu’ils identifiaient aux régimes précédents :  la Monarchie de Juillet et le Second Empire. Les radicaux, désormais hostiles, l’avaient mis au défi de se présenter à Paris bastion de la gauche et de la République. Le général oppose le pays légal et pays réel, dénonce « égoïsme et indifférence pour les intérêts et les souffrances du peuple » c’est la tonalité de gauche du boulangisme. Face aux partis qui divisent, la patrie fait l’unité. Populisme et nationalisme se conjuguent dans le boulangisme.

Dans sa déclaration électorale de janvier 1889 à Paris, il affirme : « on m’a renversé comme ministre sous prétexte que j’étais la guerre et on me combat comme candidat sous prétexte que je suis la dictature. » Il se veut le général Revanche contre les Versaillais et les opportunistes ! Pour autant, le comité du parti national ne refuse aucun concours : conservateurs, radicaux, anciens communards, socialistes, nationalistes, bonapartistes communient ou ont communié un moment dans le boulangisme. Le général montre une certaine habileté politique a réunir les contraires. Mais la crainte du césarisme, du bonapartisme, explique finalement la distance prise par les radicaux comme Clemenceau. « S’il est un principe de gouvernement qui a été posé avec force par la Révolution française, c’est celui de la suprématie du pouvoir civil. Oui ou non, sommes-nous sous la République française, ou je ne sais quelle république hispano-américaine ? » s’était exclamé Joseph Reinach en 1887. Les républicains modérés avaient été, dès le départ, méfiants à l’égard du général.

D’un côté, Boulanger, qui cherche des financements, a rencontré secrètement le chef de l’Union des Droites, le baron de Mackau, et lui a fait des promesses. La droite monarchiste a l’illusion de pouvoir renverser la république en s’appuyant sur la popularité de Boulanger, comme Thiers avait cru pouvoir manipuler Louis-Napoléon en 1848. D’un autre côté, Boulanger fait sien le programme radical : dissolution, constituante, révision. C’est aussi le programme de la ligue des patriotes de Déroulède : la révision du régime parlementaire est un préalable à la révision du traité de Francfort. Seule une France forte permettra la Revanche. Une fois de plus, les extrémistes de gauche et de droite se rejoignent.

Louis de Belleval, dans un pamphlet intitulé Sommes-nous en république ? (1888) note : « si l’on se met à voter pour Boulanger c’est qu’on n’a pas d’autre moyen d’expression : le peuple n’a pas le droit d’exprimer son opinion directement sur les questions qui le préoccupent ; il ne peut que voter pour des hommes. »

En réclamant la convocation d’une assemblée Constituante, Boulanger se situe dans la tradition révolutionnaire : 1789 et 1848. Ce mélange d’appel au peuple et de confiance en un homme, de démocratie directe et d’autorité, de passion de la grandeur nationale semble préfigurer le gaullisme (et non le fascisme selon une thèse fantaisiste qui eut son heure de gloire). Mais Boulanger n’avait pas l’étoffe nécessaire pour le rôle qu’il s’attribuait.

L’élection parisienne du 27 janvier 1889 marque son apogée : il est élu par 245 236 voix contre 162 875 au candidat radical. Boulanger refuse de marcher sur l’Élysée, préférant banqueter avec ses partisans. Les amateurs de petite histoire y voit l’influence de sa maitresse. Mais Boulanger ne veut pas prendre le pouvoir par la force, persuadé qu’il est de le conquérir par la voie des urnes. L’État-major boulangiste espérait une lame de fonds des électeurs lors des élections générales.

Mais le gouvernement ne perd pas la tête et fait voter le retour au scrutin d’arrondissement, c’est à dire le scrutin majoritaire à deux tours. Le ministre de l’Intérieur Constans, habilement, fait courir le bruit d’une menace d’arrestation pour haute trahison. Boulanger perd la tête et s’enfuit à Bruxelles le 1er avril 1889. Le brave général est devenu le « général La Frousse ». Sa popularité n’y résiste pas. En juillet, une loi interdit les candidatures multiples.

Le Sénat, réuni en Haute cour de justice, le condamne par contumace en août à la déportation dans une enceinte fortifiée. Le dossier était vide mais qu’importe, la justice politique n’a point besoin de preuves. Il devait se suicider sur la tombe de sa maîtresse le 30 septembre 1891, à Ixelles, dans la banlieue de Bruxelles. « Il est mort comme il a vécu, en sous-lieutenant » devait souligner, cruel, Clemenceau, l’ancien boulangiste.

Ainsi Boulanger a-t-il connu un succès rapide mais fragile suivi d’un échec sans appel. Le boulangisme reste une énigme : pur accident, caprice de l’histoire ? Banale aventure d’un aventurier médiocre ? Acte de baptême du nationalisme ? Rejet de la République ou rejet d’un certain personnel républicain ?

Le boulangisme peut apparaître un avatar du bonapartisme, les fiefs électoraux sont souvent les mêmes. Comme le bonapartisme, il se veut une tentative d’apaisement et de concorde nationale. L’alliance entre l’autorité et la démocratie, voilà au fond le point commun aux boulangistes. Le général est apparu à ses électeurs comme l’homme qui pouvait réaliser une république vraiment démocratique. Les deux tiers des élus boulangistes sont des hommes de gauche qui feront souvent cause commune avec les socialistes dans la législature. Le boulangisme a donc favorisé l’essor du socialisme, son électorat vacant s’étant détourné des modérés et des radicaux antiboulangistes.

L’héritage du boulangisme sera également et paradoxalement le passage du nationalisme de gauche à droite : l’élection parisienne de Boulanger annonce le basculement de Paris, ville traditionnellement de gauche, à droite.

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