La désolation concentrationnaire : Le Fils de Saul de László Nemes

Un film poignant sur l’univers concentrationnaire.

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La désolation concentrationnaire : Le Fils de Saul de László Nemes

Publié le 18 novembre 2015
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Par Harry Bos.

Le fils de saul (matériel promotionnel)

Selon certains, le film aurait mérité la Palme d’Or, pour d’autres il est « problématique ». Le fils de Saul du jeune hongrois László Nemes rend perplexes critiques, historiens et public. Même les défenseurs les plus assidus du film ont avoué y être allés à reculons car le sujet n’est rien de moins qu’une confrontation directe avec la pire barbarie du XXe siècle, qui en compta tant : l’univers des chambres à gaz de Birkenau.

« La désolation (loneliness), l’expérience, d’être abandonné de tout et de tous »

La citation est de Hannah Arendt, l’une des penseurs les plus radicaux du totalitarisme et en particulier du fonctionnement du nazisme. Elle colle parfaitement à la situation dans les camps d’extermination, « ce monde des morts-vivants » dit encore Arendt, notamment au personnage principal, le juif hongrois Saul Ausländer – même son nom (l’« Étranger ») y fait référence. Saul fait partie des « Sonderkommandos », ces prisonniers juifs qui devaient faire fonctionner les chambres à gaz, selon le processus le plus diabolique du nazisme, lui aussi analysé par Arendt : faire participer les victimes à leur propre extermination. Les rapports entre les membres du Kommando sont, de fait, extrêmement durs et le comportement des Kapo, les chefs des commandos, juifs comme les autres, reproduit dans leur langage et leur brutalité celui de leurs bourreaux nazis.

Enfermement

Pendant presque tout le film, la caméra reste braquée sur Saul, l’image ne le quitte quasiment pas, à travers une succession de plans-séquence. L’idée d’isolement et d’abandon absolus d’Arendt se voit ainsi traduite en image ; une image qui est d’ailleurs au cadre carré, format inhabituel (1:33) aujourd’hui. Par ce biais, Nemes ne veut pas faire une image d’archives, comme on a vu très récemment dans Francofonia d’Alexandre Sokourov, au contraire : son procédé est très moderne et renforce encore cette impression d’enfermement à laquelle le spectateur est obligé de s’associer.

Le début du film est extrêmement difficile à supporter car on assiste, en arrière plan, à la mort collective de centaines de personnes dans une chambre à gaz. Comme dans le reste du film, on ne voit que le visage, ou la nuque, de Saul, en plan très rapproché, le reste est flouté, mais la bande- son, d’une précision clinique et atroce, ne laisse aucun doute sur ce qui est en train d’arriver.

L’humain dans un monde inhumain

Pourtant, il va se passer quelque chose de particulier lors de cette terrible et inhumaine routine de Saul. Il découvre d’abord un enfant qui a survécu au gaz et qu’achève un médecin nazi. Il pense que c’est son propre fils et prend la très surprenante décision de le faire enterrer dans les rites religieux, et non incinérer dans l’atroce anonymat du four crématoire. Parallèlement, les hommes des « Sonderkommandos », conscients qu’ils vont très vite être assassinés à leur tour, préparent une révolte. Les deux projets, l’un par la voie du symbole, l’autre par celle de l’action, montrent la protestation d’une humanité qui refuse de totalement disparaître dans cet univers où « les hommes sont de trop » (Arendt).

Photographe clandestin

Ces deux projets vont s’avérer contradictoires : la volonté obsessionnelle de Saul d’enterrer son fils ne concorde pas avec les projets insurrectionnels, non moins désespérés, de ses codétenus ; on peut même affirmer que son attitude très solitaire est partiellement responsable de l’échec de la révolte. Entretemps, on voit également surgir un photographe clandestin qui tente de fixer les événements dramatiques sur pellicule argentique ; événement historique car quatre photos prises à Auschwitz par un prisonnier polonais nous sont parvenues, et surtout, les mises à mort collectives prennent un rythme de plus en plus frénétique. Il faut se souvenir que nous sommes au début de l’automne 1944 : les juifs hongrois sont les derniers parmi les juifs européens à subir leur terrible sort, alors que les troupes soviétiques ne se trouvent plus très loin du camp. Les SS font donc tout pour « finir le travail » et le terrible constat est qu’ils ont très bien « travaillé » car en 3 mois, 400 000 juifs hongrois sont assassinés.

Contrepied

Tout le récit du film est mené avec une maîtrise et une cohérence impressionnantes. L’image tournée en 35 mm et en couleur, faut-il encore le préciser, et non dans le noir et blanc distancé de Steven Spielberg dans sa Liste de Schindler, est souvent très belle et déconcertante, d’autant plus que les scènes extérieures se déroulent dans un décor boisé qui n’a rien de terrifiant : ni froid, ni guenilles, ni même famine. Avec une incroyable audace, le réalisateur prend ainsi le contrepied des représentations habituelles des camps : non pas pour atténuer la tragédie mais au contraire pour la renforcer, en se concentrant sur la seule mécanique de l’extermination industrielle.

Stress et urgence

Nemes s’expose ainsi aussi car il brise des tabous ; ces dernières semaines, son film a d’ailleurs suscité des critiques toujours plus nombreuses. Pour lui, il faut que la fiction s’empare des camps d’extermination, car aujourd’hui, il n’est plus possible de réaliser un film comme le monumental documentaire Shoah de Claude Lanzmann entièrement basé sur les témoignages, simplement parce que les témoins directs sont désormais trop rares.

Oui, le film est difficile à supporter car le sujet l’exige et Nemes ne ménage pas son spectateur. Non, il ne prend, au sens propre, aucune distance par rapport à son sujet, et objet, malgré l’exigence formulée par plusieurs critiques et historiens : il veut justement démontrer qu’à Auschwitz, cette distance n’existait pas ; le totalitarisme supprime en effet « l’espace entre les hommes… écrasés les uns contre les autres », encore Hannah Arendt. Il n’y avait que le stress et l’urgence, une atmosphère d’ailleurs créée volontairement par les nazis pour empêcher les gens de réfléchir et les transformer en « chiens de Pavlov ». Et non, ce n’est pas un film sur le bien et sur le mal comme on l’entend dire ici et là, mais une réflexion sur une ultime protestation d’humanité, de l’Humanité, dans l’univers le plus inhumain possible. L’auteur de ces lignes a même cru discerner un infime rayon d’espoir dans ce film : la transmission de ces terribles événements semble assurée par la scène finale.

Et surtout, Le fils de Saul ne se veut nullement exclusif. C’est un récit sur un homme, au sein de la tourmente la plus terrible du XXe siècle, un récit fictionnel, bien que très informé, mais un récit qui a le droit d’exister à côté d’autres représentations, souvent documentaires, et qui n’a pas vocation à les remplacer.

Ainsi, la séquence de l’arrivée d’une locomotive à Treblinka, dans le documentaire Shoah de Claude Lanzmann (1985), où l’on voit le machiniste faire le geste furtif de l’égorgement, métonymie aussi sobre que sombre, continuera à symboliser toute l’horreur de la tragédie de 6 millions de Juifs.

Pour en savoir plus sur Le fils de Saul, voir le dossier très complet sur le site de France Culture, avec, en podcast, un entretien passionnant entre le réalisateur et Michel Ciment, ainsi que plusieurs autres émissions aux opinions parfois très contrastées sur le film. Cliquez ici.

  • Le Fils de Saul, drame hongrois de László Nemes (sortie nationale le 4 novembre 2015) avec Géza Röhrig, Levente Molnár, Urs Rechn. Durée : 1h47mn.


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