Par Philippe Silberzahn.
Je ne partage pas nécessairement l’avis de ceux qui estiment que le langage modèle la pensée et donc la réalité, mais il y a un domaine dans lequel la question est d’importance, c’est celui de l’innovation. J’ai écrit à plusieurs reprises sur les difficultés que rencontraient les responsables de l’innovation au sein de leurs organisations. L’une d’entre elles tient sans doute à la façon dont ils se décrivent, et donc peut-être dont ils conçoivent leur action…
Faut-il parler d’innovation par exemple ? Le problème avec l’innovation c’est un peu comme avec la stratégie : on la met à toutes les sauces et on peut lui faire dire n’importe quoi. Tout changement devient de l’innovation.
Mais il y a un autre mot qui, à mon sens, peut faire plus de mal que de bien, c’est celui de « lab ».
Les labs sont à la mode. On ne compte plus les entreprises qui ouvrent leur lab, avec une variation sur le nom qui lui est donné : iLab, xx-lab si l’entreprise s’appelle xx, etc. Ces ouvertures se font à grand renfort de publicité, ce qui en soit devrait être un facteur de prudence et de méfiance. Si l’ouverture d’un lab est stratégique, qu’a besoin le monde extérieur d’en connaître les moindres détails ? En général, ce qui est considéré comme vraiment stratégique pour une organisation fait plutôt l’objet d’une grande discrétion. Là , au contraire, on ouvre en fanfare, on fait visiter, on écrit des articles, on communique.
Mais le problème avec les labs n’est pas qu’ils soient souvent un objet de communication, une sorte de réponse fourre-tout permettant aux entreprises paralysées par les ruptures de leur environnement de dire « vous voyez, on innove, on fait même des trucs avec tous les mots à la mode auxquels on ne comprend rien ». Et hop, directement dans le rapport annuel.
Le problème est celui du mot « lab ». L’idée bien sûr est qu’au sein de ces « tiers-lieux » se créent de nouvelles pratiques de l’innovation, d’où le côté expérimentation, et le mot lab. Mais dans l’esprit commun, et surtout celui du manager, le lab, c’est le puits sans fond dans lequel on investit et donc d’où jamais rien ne sort. Combien de labs se créent avec un mandat explicite de produire quelque chose ? Combien d’entre eux réfléchissent activement à leurs liens avec le reste de l’organisation pour qu’il y ait réellement un impact sur la capacité d’innovation de celle-ci ? Mes échanges récents avec certains créateurs de lab montrent qu’ils sont vivement conscients de l’enjeu, mais mon argument est qu’ils sont desservis par le nom même de leur espace. Le mot lab fait partie du champ sémantique de l’expérimentation gratuite comme, en France, le mot « innovation » fait souvent référence à un grand projet technologique de type TGV ou nucléaire.
En conclusion, je me demande si un innovateur ne devrait pas complètement changer de vocabulaire. C’est en tout cas ce que j’ai recommandé à l’un d’entre eux récemment : ne plus parler d’innovation, mais de nouvelles activités. Ne pas être responsable de l’innovation, mais responsable des activités nouvelles. Ne pas être une cellule innovation, mais une cellule nouvelles activités, etc. Ne plus parler de lab, mais d’incubateur, ou d’autre chose tournée vers l’action économique, et insister sur la production tangible par le lab. Il faut en ce domaine appliquer la stratégie de Thomas Edison qui estimait qu’un innovateur devait toujours avancer masqué : apporter de la nouveauté mais savoir l’envelopper dans de l’ancien. Ici l’ancien, c’est le vocabulaire managérial, car celui-ci est tourné vers l’action. En gros, il faut parler d’entrapreneuriat (d’intrapreneuriat) plutôt que d’innovation.
Sans cela, sans cette capacité à composer avec la réalité managériale à la fois dans les mots et dans l’esprit, il adviendra des labs ce qu’il advient généralement des entités innovation : après un fort intérêt, une disparition inéluctable.
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merci pour cet article.
Il n’attirera pas les commentaires mais c’est sans importance