Pouyer-Quertier : le champion du protectionnisme

Augustin Thomas Pouyer-Quertier a été le plus célèbre filateur de coton de son temps.

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Pouyer-Quertier : le champion du protectionnisme

Publié le 6 décembre 2015
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Par Gérard-Michel Thermeau

Pouyer-Quertier,_Augustin-Domaine public
Pouyer-Quertier,_Augustin-Domaine public

Augustin Thomas Pouyer-Quertier (Etouville-en-Caux, 2 septembre 1820 – Rouen, 2 avril 1891) a été le plus célèbre filateur de coton de son temps. « Il incarne alors toute la réussite des bourgeois du coton. En même temps, bien en cour, ami du préfet comme de l’archevêque, cet homme nouveau symbolise un certain renouvellement des élites par le Second Empire » écrit Jean-Pierre Chaline dans Les Bourgeois de Rouen. Ce manufacturier trop orgueilleux a campé pour ses contemporains la figure du politicien normand du XIXe siècle : sa carrière souligne combien la politique et les affaires peuvent aussi faire mauvais ménage. Il a défendu à grand fracas le protectionnisme, sentiment alors majoritaire dans le patronat français, et s’est souvent heurté à Jean Dollfus, le cotonnier alsacien, son antithèse à bien des égards.

Arrivé au sommet de la réussite et de la gloire, il aimait à se présenter comme un « fils de ses œuvres » mais son origine n’était pas si modeste que cela. Si ses grands-parents Pouyer étaient de simples paysans analphabètes qui pratiquaient l’artisanat pour compléter leurs revenus, son père avait épousé Euphrasie-Félicité Quertier, fille du maire d’Etouville, un gros laboureur. Les Pouyer figurent, dès le Premier Empire, parmi les « principales familles » du Pays de Caux. Pouyer père était un « cultivateur-fabricant » devenu « marchand-fabricant » faisant travailler à façon des artisans ruraux et suffisamment aisé pour envoyer son fils au collège royal de Rouen jusqu’en mathématiques préparatoires. Le jeune Augustin fait un long stage en Angleterre et en revient « bien décidé à suivre les méthodes britanniques ». Grâce à la caution de son père, il va fonder son entreprise.

La Haute-Normandie constitue alors la plus importante région textile de France grâce à sa spécialisation dans la production bon marché. Rouen est le premier centre national pour la filature de coton qui alimente les métiers dispersés des tisserands du pays de Caux.

L’Enquête industrielle de 1860 permet de connaitre avec précision la situation de son entreprise : il présente lui-même la situation à la commission impériale qui l’auditionne. En 1860, Pouyer emploie en filature 90 ouvriers à Fleury-sur-Andelle dont une majorité d’adolescents et de femmes. À Perruel, 97 personnes travaillent : les fileurs sont assistés par des enfants, les femmes conduisent les préparations. Les salaires des femmes et des enfants « sont à un prix excessivement élevés » en comparaison de l’Angleterre, note-t-il en 1860. Le prix élevé du charbon limite l’emploi des métiers mécanisés. Il est plus rentable d’utiliser les métiers manuels. Pour le tissage, les métiers sont confiés à des femmes, les salaires étant sensiblement plus faibles que dans la filature.

La Foudre, cathédrale industrielle

Il rachète pour 550 000 francs, en 1859, l’usine modèle de La Foudre, premier édifice industriel construit en France à l’épreuve du feu selon le système anglais « fire-proof », l’élégance française en plus, mais dont les affaires, la filature du lin, n’avaient pas été florissantes jusque là.

Usine de La Foudre

« La Foudre » devient le symbole de la grandeur de l’industrie cotonnière française. Pouyer-Quertier qui emploie 700 personnes va donner une renommée internationale à cette usine géante longue de 147 mètres avec ses 56 000 broches,

« aussi haute que la pyramide de Khéops… presque l’égale de sa fière commère, la flèche de la cathédrale, la grande pompe à feu de La Foudre semblait la reine du peuple travailleur et fumant des usines comme sa voisine était la reine de la foule pointue des monuments sacrés »

écrit Maupassant dans Bel-Ami.

Julien Turgan en 1862 se fait lyrique :

« un monument essentiellement contemporain, dont les lignes droites, longues, nerveuses et légères forment un ensemble parfait, et représentent la seconde moitié du XIXe siècle, comme le Parthénon représente la Grèce antique »1.

L’établissement devait son nom à l’utilisation, à l’origine, comme moteur de la machine d’un ancien remorqueur qui avait pour nom La Foudre. Comme le souligne Turgan, Pouyer,

« sut, avec son coup d’œil exercé, discerner dans la foule des procédés nouveaux, ceux dont l’application constituait un véritable progrès. »

On retrouve là le coup d’œil du véritable entrepreneur.

La Foudre-Moteurs à vapeur
La Foudre Moteurs à vapeur.

Le Monde illustré en 1864 décrit ainsi l’ensemble :

« Les bâtiments et les cours occupent quatre hectares de terrain. Les bureaux et la maison d’habitation sont coquettement construits en briques et pierre sur le modèle des cottages anglais. L’édifice principal qui mesure 147 mètre de longueur, 16 mètres de largeur et 25 mètres de hauteur, s’élève au milieu d’une vaste cour qu’entourent les magasins, les ateliers (…) la salle des moteurs et des générateurs, un atelier d’exécution et de préparation de machines, une usine à gaz complète qui alimente les mille becs de la filature, des logements d’employés, etc. Notre vue à vol d’oiseau donne une idée très exacte de l’ensemble. »

Selon Julien Turgan :

« La Foudre emploie 6 à 700 personnes, hommes, jeunes gens, enfants, femmes et même petites filles car il n’est pas besoin d’autre force physique dans ces ateliers si vastes, si bien aérés, si également chauffés où tout se meut et tourne tout seul sans que les ouvriers aient autre chose à faire qu’à surveiller leurs métiers, renouer les fils cassés, renouveler leurs bobines épuisées. »

La guerre civile américaine coupe cependant les voies d’approvisionnement et l’entreprise doit acheter le coton des Indes d’une qualité bien inférieure car mal égrené sur le lieu de production.

Et, surtout, le traité de « libre échange » de 1860 avec l’Angleterre prend par surprise le filateur qui s’était persuadé que jamais le gouvernement n’oserait remettre en question le système des prohibitions qui maintenait l’industrie française à l’abri d’une « muraille de Chine ». Le voici qui s’indigne devant la commission lors de la grande Enquête industrielle :

« Une effrayante perturbation s’est déclarée dans les affaires industrielles et commerciales, et, à une prospérité qui ne cherchait qu’à grandir, a succédé… une crise qui a déjà ébranlé le crédit des entreprises. »2.

Comme le souligne Jean-Pierre Chaline :

« Jusqu’alors bourgeois parmi d’autres dans une ville abondant en fortunes cotonnières, il va commencer, aux yeux de ses concitoyens, à se laisser gagner par la démesure. C’est le moment où le traité de commerce fait de lui le champion du protectionnisme, personnalité d’envergure nationale oubliant peu à peu la sagesse normande ».

À la tribune du corps législatif, il tonne le 18 mars 1862 :

« Quand je serai Anglais, je serai libre-échangiste ; mais tant que je serai Français, je serai protectionniste. »

Son adversaire politique malheureux, le filateur libéral, Charles Levavasseur devait se moquer, en 1862, dans une lettre pleine d’esprit 3 de son analyse : il souligne que la crise agricole française, la guerre civile américaine, les troubles politiques en Amérique latine sont davantage responsables des difficultés de l’industrie cotonnière, en lui faisant perdre de nombreux clients, que les Anglais présentés comme des « génies malfaisants qui partout infestent la Terre ».

L’Hercule de Martainville

Au corps législatif, il aime à se présenter comme « le représentant d’une des plus grandes villes manufacturière de l’Empire ». Taillé en colosse, le « grand viking blond à la voix puissante » devient sous le crayon des caricaturistes « L’Hercule de Martainville » (Flaubert) jonglant avec les millions et les balles de coton » ou bien « Gargantua » capable d’affronter dans un duel bachique Bismarck (et de le vaincre !) lors des négociations du Traité de Francfort. Un ouvrage satirique intitulé Les Notables de Normandie décrit

« ce souteneur du coton, ce parleur fier-à-bras, ce capitan de la tribune » et met l’accent sur : « ce qui domine son caractère, c’est un besoin terrible de s’agiter, de s’entremettre, de s’ébattre en public, de reluire à la face du soleil et de la foule ».

Avec Adolphe Thiers, l’autre champion du protectionnisme, il forme un duo involontairement comique par leur physique contrasté : le minuscule Marseillais à la voix de crécelle et l’immense Normand à la voix de stentor alternent à la tribune y faisant assaut de mauvaise foi et d’effets de manche.

Il a inspiré les écrivains normands. Flaubert lui emprunte des traits de Dambreuse dans l’Éducation sentimentale :

« L’oreille dans tous les bureaux, la main dans toutes les entreprises, à l’affût des bonnes occasions, subtil comme un Grec et laborieux comme un Auvergnat, il avait amassé une fortune que l’on disait considérable. »

Maupassant lui donne la figure de Carré-Lamadon dans Boule de suif :

« Homme considérable, posé dans les cotons, propriétaire de trois filatures… il était resté tout le temps de l’Empire chef de l’opposition bienveillante, uniquement pour se faire payer plus cher son ralliement à la cause qu’il combattait avec des armes courtoises, selon sa propre expression. »

Se présentant comme le défenseur des ouvriers, il préside le conseil national de bienfaisance qui secourt en 1863 les ouvriers cotonniers et développe le tissage du drap et des nouveautés lainières à Rouen et dans la Seine-Inférieure : après leur apprentissage, les ouvriers reçoivent sous forme de prêt un métier à drap. Les tisserands à coton du pays de Caux se reconvertissent ainsi dans une nouvelle activité.

Député officiel en 1857 et 1863, il perd l’investiture du gouvernement impérial en 1869 en raison de ses discours protectionnistes : il est battu par le candidat de l’opposition. Cette défaite politique devait se révéler un bien : il n’est pas entraîné dans la débâcle impériale et peut se faire élire triomphalement comme représentant de la Seine-Inférieure le 8 février 1871. Thiers lui confie le portefeuille des Finances. Il participe avec « sa bonne humeur inaltérable » à la négociation du Traité de Francfort et à la préparation de l’emprunt pour régler l’indemnité de guerre.

Lors de la discussion avec Bismarck, où il montre plus de fermeté que Jules Favre, ministre des Affaires étrangères, il déclare un moment :

« Si vous étiez le vaincu, je vous donne ma parole que je ne vous eusse pas obligé à devenir Français, et vous me faites Allemand » Interloqué, le chancelier s’exclame : « Qui vous parle de prendre votre Normandie ? – La chose est pourtant bien simple, prince. Je suis l’un des principaux actionnaires des forges de Villerupt4, et vous voyez bien que, de ce côté, vous me faites Allemand. – Allons, allons, ne pleurez pas. Je vous laisse Villerupt. Mais ne demandez plus rien ou je vous le reprends. »5

Comme il paraît justifier les pratiques douteuses de l’ancien préfet de l’Eure poursuivi en justice, il doit donner sa démission le 5 mars 1872. Il ne le pardonne pas à son ancien allié politique : il contribue à la chute de Thiers le 24 mai 1873.

La roche tarpéienne est proche du Capitole

Le petit-fils de paysans rêve d’accéder à la haute société parisienne, de frayer avec la noblesse. Une de ses filles épouse le marquis de la Roche-Lambert, et l’autre le comte de Lambertye : les dots sont des « prêts à fonds perdus » mais que ne ferait pas ce moderne Monsieur Jourdain pour voir son nom associé à ceux de l’aristocratie ? Aux yeux des contemporains, pour qui il a visé trop haut, c’est un « parvenu ». Ébloui par ses alliances aristocratiques, celui qui aurait pu être une des figures du nouveau régime glisse vers le légitimisme et vote contre les lois constitutionnelles qui établissent la IIIe République. Élu au Sénat le 30 janvier 1876, il s’y fait le chantre infatigable du protectionnisme et se fait réélire en 1882 sous l’étiquette monarchiste. Mais ses affaires périclitent et ses deux filles meurent encore jeunes en 1884. Candidat malheureux aux élections législatives de 1885, il finit par perdre son siège au Sénat en 1891.

Il ne devait pas s’en remettre, laissant à sa mort des usines déficitaires et une fortune grevée d’hypothèques. La monumentale statue du filateur, inaugurée en 1894 sur la place Cauchoise, devait être fondue en 1941 dans le cadre de la récupération des métaux non ferreux. Sic transit gloria mundi…

Sources :

  • Dominique Barjot (dir.), Anjou, Normandie, Maine in Les Patrons du Second Empire, vol. 1, Picard/Ed. Cenomane 1991, 255 p.
  • Julien Turgan, Les grandes usines, t. 3, Paris 1863, p. 129-176
  • article « Pouyer-Quertier » de Jean-Pierre Chaline in Dictionnaire des parlementaires de Haute-Normandie sous la Troisième république 1871-1940, Publication de l’université de Rouen, p. 281-286

La semaine prochaine : Émile Menier

Retrouvez plus de portraits d’entrepreneurs ici.

  1. Turgan, t. 3, p. 129
  2. Enquête, t. IV, p. 397
  3. http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k131943g
  4. Villerupt en Meurthe-et-Moselle était à la frontière avec l’Allemagne, ses mines de fer à ciel ouvert suscitaient bien des convoitises.
  5. Gabriel Hanotaux, Le gouvernement de M. Thiers 1870-1873, p. 265-266
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