Plaidoyer pour une solidarité volontaire (I)

Quel statut conférer et quelle place réserver à la solidarité dans notre société ?

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Plaidoyer pour une solidarité volontaire (I)

Les points de vue exprimés dans les articles d’opinion sont strictement ceux de l'auteur et ne reflètent pas forcément ceux de la rédaction.
Publié le 14 janvier 2016
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Par Florent Ly-Machabert.

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Force est de constater que, dans nos sociétés contemporaines, la démocratie d’opinion a le vent en poupe. Au-delà de ses grands travers mais également de ses qualités certaines d’authenticité, elle produit des objets politiques qui n’auraient probablement pas germé sans elle ; ainsi en va-t-il de l’actualité qui vit triompher le combat des Enfants de Don Quichotte, couronné par l’émergence d’un droit au logement opposable, dont nous percevons nettement qu’il ne concernera pas les seuls sans-abri mais aussi, à terme, tous les « travailleurs pauvres », c’est-à-dire les « mal-logés ».

Pourtant, des 110 propositions de François Mitterrand en 1981 au thème de la « fracture sociale » commun aux campagnes présidentielles de 1995 et 2002, du mouvement écologiste au leader de l’extrême droite, en passant par la regrettée figure de l’Abbé Pierre, la solidarité est désormais devenue en France une injonction culpabilisatrice, le « désolant refrain du mea culpa » dont parle Nietzsche dans son triptyque Généalogie de la morale : il faut être socialement solidaire. Toutefois, est-ce parce qu’il est vrai que « les hommes construisent trop de murs et pas assez de ponts », comme le fait remarquer Isaac Newton, qu’il faut ne pas s’interroger sur les principes et les formes d’expression du partage avec les exclus et victimes des inégalités, pour mieux accepter le règne du néo-solidarisme qui annonce le paroxysme d’un État-providence que ses effets pervers vouent à l’autodestruction ? Quel statut conférer et quelle place réserver, en somme, à la solidarité dans notre société ?

Aussi envisagerons-nous d’abord dans cet article en deux volets le bien-fondé de cet impératif de solidarité auquel nous enjoint la société tout entière, pour nous poser ensuite la question des conditions nécessaires à l’émergence et au déploiement d’une solidarité volontaire susceptible d’accompagner durablement et honorablement nos performances.

La solidarité peut apparaître – et nous allons nous employer à le montrer ici – comme l’impératif de toute vie en société, qu’il semble aux hommes catégorique ou non, an sens kantien du terme.
Certains, en effet, identifient une solidarité, par nature indispensable pour faire société, qui repose sur la reconnaissance et le sentiment spontanés d’un destin commun à tous les hommes. Cette certitude repose sur le fait qu’aucun être humain ne peut survivre si au moins une personne n’identifie pas son bien propre avec le sien ; c’est le sens que Platon donne à sa phrase, dans le Livre II de La République : « Ce qui donne naissance à la cité, c’est, je crois, l’impuissance où se trouve chaque individu de se suffire à lui-même et le besoin qu’il éprouve d’une foule de choses. » Ce n’est pas autre chose que le bonheur d’être ensemble qu’affirme son disciple Aristote dans Éthique à Nicomaque ou comme ici dans La Politique : « il est manifeste que la cité fait partie des choses naturelles, et que l’homme est par nature un animal politique, et que celui qui est hors cité, naturellement bien sûr et non par le hasard [des circonstances], est soit un être dégradé soit un être surhumain ». On se rappelle d’ailleurs la façon dont Homère injuriait l’homme qui vivait de la sorte, dans le mépris des siens : un être « sans lignage, sans loi, sans foyer », précurseur des brigands et autres marginaux « sans feu, ni lieu ». Par conséquent, malgré ce que Kant nomme « « l’insociable sociabilité » de l’homme – cette conscience qu’il a de ne pouvoir exister sans les autres même s’il s’autorise ponctuellement à faire exception aux règles communes et donc à faire comme si les autres n’existaient pas puisqu’il omet de s’interroger sur les conséquences de ses actes comme si chacun en faisait autant – la solidarité comme indispensable collaboration entre les hommes et par delà les besoins naturels de protection et de repères dont elle ne constitue pas la satisfaction la plus spontanée (les travaux en sociologie urbaine de l’École de Chicago ont démontré que ces besoins s’expriment davantage dans l’édification de remparts physiques ou métaphoriques) constitue un authentique critère de justice humaine digne de transparaître dans chacune des actions dont, comme le dit Kant, « la maxime puisse être érigée en règle universelle ».

Nous noterons par ailleurs que cet impératif d’une solidarité naturelle a l’appui de l’héritage chrétien : d’abord catholique, avec l’ordre des Dominicains (qu’on se rappelle la généreuse évocation des Hospices de Beaune par le docteur Patrice Planté), puis l’émergence de la mauvaise conscience de Charles Quint à l’égard des Aztèques lors de l’expédition en Amérique Latine au XVIe siècle ; ensuite protestant, avec le Hollandais Grotius qui formalisa le premier la thèse jusnaturaliste d’une universalité générique des droits fondamentaux qui rendent les Hommes à la fois égaux et solidaires en droits.

D’autres, cependant, ne reconnaissent pas cet impératif de solidarité comme naturel et se contentent d’y voir une solidarité par la raison, sous la forme d’une entraide, certes efficace et raffinée, mais confinant à l’empathie. C’est ce que les philosophes contractualistes de la fin du XVIIe et du XVIIIe siècles qualifiaient de « solidarité courte », en faisant référence à la famille, à la religion, aux corporations, conception découlant du rôle qu’ils attribuaient à l’État dans l’esprit de leurs philosophies politiques : dans Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité entre les hommes (1755), on devine bien que Jean-Jacques Rousseau fera du contrat social (Du contrat social, 1762) un artifice politique de recréation des conditions égalitaires qui existaient dans l’état de nature, bien moins dégradé que l’état social où ne peut s’exprimer spontanément la solidarité humaine. De même, Thomas Hobbes, dans Le Léviathan, rappelle que selon lui l’état social est la seule possibilité de dépassement de la « guerre de tous contre tous » et est loin d’être le cadre d’expression d’une solidarité par nature et John Locke, dans Du gouvernement civil, exprime l’idée individualiste que l’État n’advient que pour améliorer la protection de ce qui en revanche lui paraît bien plus naturel que l’état de solidarité entre les hommes : la sûreté et la propriété. Mais à ces théories vieilles de deux siècles et demi répond de nos jours la globalisation d’un espace qui se mondialise depuis une quinzaine d’années environ et joue comme un impressionnant révélateur moderne de l’irréductible interdépendance des Hommes. À cet égard, rappelons que le terme de solidarité est apparu au XVIIIe siècle sous la plume de Diderot et d’Alembert, puisque l’Encyclopédie le définit dans le cadre exclusif du droit du commerce, comme la « qualité d’une obligation où plusieurs débiteurs s’engagent à payer une somme qu’ils empruntent ou qu’ils doivent » ; être solidaire n’est donc rien d’autre – originellement – que s’attacher à autrui par dette, et c’est d’une certaine façon cette acception faible que fait resurgir le phénomène de la mondialisation : si c’était autrefois à l’échelle du village que les habitants étaient solidaires, c’est aujourd’hui au niveau du « village planétaire » – que MacLuhan est le premier à évoquer il y a plus de trente ans, après que, dans Vers la paix perpétuelle, Kant eut parlé de « citoyens du monde »– que cette solidarité transparaît, comme indispensable à l’équilibre et à la survie du monde unipolaire qui a succédé à la bipolarisation de la Guerre Froide et nécessaire à la répartition du capitalisme pour lutter durablement contre les inégalités. Même avec le cynisme le plus caractérisé, personne ne peut plus aujourd’hui nier que, sans la solidarité qui attache la prise en compte d’impératifs sociaux et la préservation de l’environnement lato sensu aux exigences de performance économique d’un capitalisme qui soutient le développement du monde, celui-ci n’est naturellement ni équitable, ni viable, ni vivable, ni la synthèse de ces trois notions : durable. À défaut de convaincre chacun d’entre nous de l’existence d’une solidarité naturelle, l’on peut donc arguer de ce qu’elle est au moins rationnelle : une solidarité « de marché » qui mutualise les aléas et qui sera d’ailleurs à l’origine des sociétés d’assurance mutuelle et à l’avant-garde de la reconnaissance de droits fondamentaux, dont la conception rigide de la solidarité obligatoire qui lui a succédé dans nos sociétés contemporaines a tendance à s’affranchir. C’est là d’ailleurs le sens de la remarque que fait dès 1903 Vilfredo Pareto : « À notre époque, il faut être solidaire. Il y a une rage vraiment comique d’user de ce terme ».

À suivre…

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