Émile Martin : un aciériste à la pointe de l’innovation

Un aciériste devenu industriel par hasard.

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Émile Martin : un aciériste à la pointe de l’innovation

Publié le 28 février 2016
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Par Gérard-Michel Thermeau

Emile_MARTIN_(1794-1871)-Wikimedia Commons
Emile_MARTIN_(1794-1871)-Wikimedia Commons

Entrepreneur à l’imagination féconde, Émile Martin (Soissons, Aisne, 20 juillet 1794 – Bordeaux, Gironde, 23 juillet 1871) a laissé son nom (associé à son fils Pierre-Émile) à un procédé qui devait permettre le développement de la production d’acier. Son parcours atypique, de l’armée à l’industrie, de l’application des procédés anglais à l’innovation technique, fondateur d’entreprises multiples, est celui d’un homme d’affaires habile et infatigable qui n’a jamais cessé de travailler, côtoyant avec la même aisance les ouvriers comme les grands de ce monde.

Un homme d’honneur

Il descend d’une famille de négociants de Toulouse. Son père, monté à Paris, était devenu, sous la Révolution, ingénieur des Ponts et Chaussées et fit partie de l’expédition d’Égypte de Bonaparte dont il écrivit une histoire. Pas très bien vu du pouvoir sous Napoléon, et moins encore sous la Restauration, il mène une terne carrière d’ingénieur avant de se lancer, après 1830, dans diverses entreprises. Séparé de son épouse depuis 1810, il ne devait guère s’occuper de son fils.

Le jeune Émile est élevé par sa mère et sa grand-mère, issues d’une famille de marchands drapiers de Nevers. Comme il devait l’écrire plus tard : « ma mère et ma grand-mère avaient vécu au milieu des hommes qui, alors, rêvaient de la République théorique et idéale de 1789… Ma mère était enthousiaste et elle avait par là exercé une grande influence sur l’imagination vive que la nature m’avait donnée. »

En 1812, le jeune homme entre à Polytechnique puis est admis en 1814 à l’école d’artillerie de Metz : il y apprend le sentiment de l’honneur qui ne devait plus le quitter. Affecté au 6e régiment d’artillerie à la Fère, il utilise ses nombreux loisirs à développer son imagination et sa réflexion : « Quand je voulais apprendre une chose comme une science, je parcourais tout ce qui avait été écrit sur cette chose puis, avec ces idées d’ensemble, je cherchais moi-même par la pensée et la réflexion à classer les faits et raisonnements, et ainsi à créer l’étude au lieu de la chercher toute faite. »

Il utilise son année de demi-solde pour voyager en Angleterre et suivre quelques cours à l’université. Il va bientôt renoncer à la carrière des armes.

Industriel par hasard

Le hasard le mène à Nevers où un ancien ami de son père, Georges Dufaud, fait construire les forges de Fourchambault pour y appliquer les méthodes anglaises. Il y fait la connaissance de la fille du maître de forges et, en 1820, le voilà marié à Constance Dufaud et associé de son beau-père.

Son premier succès est la réalisation de la charpente de la grande halle de l’usine « remarquable par sa simplicité et sa grande portée. » Il devait fournir à la forge Dufaud les machines et pièces de fonderie qui lui étaient nécessaires. En 1824, avec le soutien financier de Boigues & Fils, il fonde une société en commandite, sous la dénomination Fonderie et Constructions métalliques d’art à Fourchambault et la raison sociale, Émile Martin & Cie. À l’exposition industrielle de 1827, la jeune entreprise se montre l’égale des autres fabriques de France, le jury notant « la belle exécution des ouvrages » et « leurs prix modérés ». Il emploie déjà 250 ouvriers.

En 1828, envoyé par son cousin Hyde de Neuville, ministre de la Marine, étudier en Angleterre la navigation à la vapeur, il en profite pour se pencher sur les innovations anglaises et se lie d’amitié avec Robert Stephenson, fils de l’inventeur. Il réalise dans son entreprise les chaudières en cuivre d’un navire à vapeur, le Castor. Il est désormais convaincu de la nécessité de construire non seulement chemins de fer et locomotives mais aussi des machines pour la navigation. Il dépose un premier brevet d’invention en 1830.

En 1832, il publie une brochure où il prend le contrepied des méthodes utilisées dans les ateliers de l’État pour la fabrication des canons en fer coulé. Ses idées sont trop neuves pour être acceptées. Mais le maréchal Soult, ministre de la Guerre et préoccupé de questions industrielles, en accord avec Paulin Talabot, lui propose néanmoins de créer une fonderie à Alès dont Émile devient gérant en 1835. Entretemps les relations avec les Boigues se sont dégradées et la fonderie de Fourchambault menacée de liquidation.

Un accident terrible manque causer sa perte : le 23 septembre 1835, jour de réception des travaux, un anneau de la chaîne de suspension du pont de Cosne-sur-Loire se brise, provoquant la mort d’un ouvrier et plusieurs blessés. Les pertes financières qui en résultent entraînent la liquidation de sa première entreprise. Il décide de renoncer à la construction des ponts suspendus dont les câbles sont difficiles à protéger de la rouille et des mouvements du tablier au profit de charpentes en fer et fonte. Encore doit-il trouver des financements nouveaux.

L’appui des frères Pereire lui permet de rebondir et de fournir tout le matériel nécessaire à la ligne Paris-Saint-Germain, les locomotives étant sous licence Stephenson. En 1838, la mort de Louis Boigues lui permet de se trouver quasi-indépendant dans la nouvelle société Émile Martin & Cie. Bénéficiant de l’appui et de la bienveillance des Pereire, de Talabot, du duc Decazes et du maréchal Soult, mais aussi d’un des fils de Louis-Philippe, le duc de Montpensier, il obtient la commande de 500 affuts en fonte de fer pour la marine (1845-46). Dans le même temps, il entre au conseil d’administration du Lyon-Méditerranée.

Il devait continuer de travailler pour les chemins de fer sous la République, fournissant viaducs et matériel pour le PLM et le Paris-Orléans.

L’influence du saint-simonisme et du catholicisme libéral

Influencé par le saint-simonisme, il est élu représentant du peuple à la Constituante puis à la Législative et siège au comité des Travaux publics. Il en retire l’appréciation suivante : « les hommes qui se jettent à la tête de la société pour la diriger au profit de leurs intérêts et de leur amour-propre sont généralement les moins capables d’un tel rôle, parce qu’il exige avant tout dévouement et recherche sincère du bien ». Peu favorable à Louis-Napoléon Bonaparte, il se retire de la politique après le coup d’État du 2 décembre 1851.

En 1848, il approuve l’attitude de son fils qui travaille avec les ouvriers dans les ateliers : « cela te familiarisera davantage avec ton personnel. »

Son programme social tient en une phrase : « Le capital ouvrier mérite autant de soins que le capital social et l’entreprise industrielle a tout à gagner à élever le niveau intellectuel et moral des ouvriers. » Il note dans ses carnets le 30 juillet 1849 : « autant on est disposé à faire des sacrifices d’argent pour le matériel d’une fabrique et autant on l’est peu à en dépenser pour la perfection du personnel. »

Comme il est difficile d’augmenter les salaires, ses ouvriers étant beaucoup moins productifs que les Anglais, il désire limiter la journée de travail à 10 heures, favoriser l’épargne, garantir le revenu en cas de maladie ou d’incapacité de travail. Il songe aussi à une participation des ouvriers aux bénéfices.

Après avoir mûrement réfléchi, il va, entre 1849 et 1851, construire des logements, un ouvroir pour les jeunes filles pour qu’elles puissent gagner leur dot « avec la soupe pour les enfants et la confection des vêtements », un asile (sorte d’école maternelle qui permet de réduire leur coût pour les parents), organisant une boulangerie coopérative (avec le souci d’obtenir du « bon pain pour l’ouvrier »). Il achète aussi des champs car il souhaite inciter les ouvriers à se procurer un revenu complémentaire par le travail agricole : l’ouvrier-paysan est son idéal.

Aux yeux de ce chrétien libéral, les enfants d’ouvriers ont besoin d’une éducation religieuse et morale mais surtout pas intellectuelle. Cependant si à 18-20 ans, Dieu a donné au jeune ouvrier « une intelligence supérieure » rien ne l’empêche « d’ajouter à son instruction par l’étude et les cours publics ». Il souhaitait donc remplacer les écoles primaires par des écoles d’apprentissage.

Mais en 1854, les Boigues ont décidé de s’associer avec le groupe Rambourg de Commentry. Pour conserver son indépendance, ne souhaitant pas devenir leur « domestique » dans la nouvelle société anonyme, Martin achète à Sireuil, sur la Charente, une ancienne tréfilerie pour la transformer en forge et fonderie, confiée à son fils Pierre-Émile. Cette entreprise industrielle peut sembler étrange dans une région davantage connue pour son Cognac, son Pineau et ses faïences.

Même si, très vite, l’usine se révèle non rentable. Émile est loin de se décourager. En 1855, en dépit des difficultés de l’entreprise, il poursuit sa politique sociale à Sireuil. La Gazette de l’Angoumois fait son éloge le 13 décembre 1855 : « bon pour ses ouvriers, bienfaisant envers les pauvres, grand, généreux, libéral envers l’église. » Il construit de nouveaux ponts métalliques à Mayence, dans la vallée du Pô, en Algérie, confiés à son second fils Georges.

Sireuil centre d’essais : comment fondre l’acier ?

Ayant enfin réussi à liquider son ancienne usine de Fourchambault en 1863, disposant d’une fortune de 3 millions, il pourrait prendre sa retraite. Comme il devait l’écrire, selon le point de vue des « gens raisonnables » il aurait du se contenter « de voir grossir son pécule, tout en embellissant son jardin et s’entourant de ses enfants et de ses amis ». Il va choisir au contraire « treize années de labeur et de soucis et la diminution de (son) capital. »

Mais il souhaite installer ses deux fils « dans l’honneur ». Trop pris par les affaires, Émile n’avait pu mettre au point un certain nombre d’idées. Il va transformer Sireuil en « centre d’essais » pour étudier le problème de la réduction de la fonte. Il dispose d’une vingtaine d’ouvriers très qualifiés qu’il a amenés de Fourchambault. Il ne recule pas devant des dépenses très coûteuses pour réaliser le bon four à fondre l’acier en s’appuyant sur les compétences de son fils Pierre-Émile (Bourges, 17 août 1824 – Fourchambault, 21 mai 1915), brillant sujet de l’École des Mines. La grande question qui se pose en France à cette époque est la suivante : comment produire de l’acier en quantité industrielle et à des prix concurrentiels ?

Depuis 1856, le procédé Bessemer permettait de fabriquer des rails en acier ne pliant pas sous la charge des locomotives et dont la durée de vie était incomparablement supérieure à celle des rails en fer. Mais l’acier produit était trop doux pour les outils et ne pouvait se souder. Il décide d’utiliser un four à gazogène Siemens qui est installé en 1863 : il obtient ainsi des températures plus élevées tout en consommant moins d’énergie et un meilleur contrôle de la qualité. Après bien des essais, Pierre-Émile, toujours conseillé par son père, réussit enfin à mettre au point le four à sole Martin à fondre l’acier dont il dépose le brevet le 10 août 1864. L’acier Martin convient parfaitement à la fabrication des outils et se soude comme le fer. Diverses additions seront apportées au brevet initial pour aboutir à un acier à la fois doux et malléable. Cette découverte décisive qui permettait « une réalisation effective » est donc le résultat de la collaboration du père et du fils. Émile avait été l’inspirateur, Pierre-Émile l’expérimentateur.

Mais à l’Exposition universelle de 1867, un inventeur déçu, espèce redoutable, porte plainte pour contrefaçon et fait rayer Pierre-Émile de la liste des récompenses. Un autre métallurgiste ne tarde pas à porter plainte. Martin père note amer : « lorsque le praticien à force de travail et d’observation arrive à un résultat matériel, chacun prétend être l’inventeur. » Le marché immense des rails de chemin de fer à renouveler suscitait bien des convoitises. Siemens, à qui il verse loyalement des redevances, joue un double jeu, cherchant à s’entendre avec ses ennemis. Ses anciens associés, les Boigues, n’ont pas hésité à s’emparer du procédé sans autre forme de procès. De surcroît, Émile ne bénéficie plus de l’appui des Pereire dont les affaires ont sombré.

Mais très vite il est vengé par la plupart de ses confrères. Le premier à avoir acheté le brevet, Félix Verdié, le fondateur de Firminy, démontre son efficacité grâce à l’emploi du minerai de fer de Mokta-el-Hadid. Il est suivi par les principales entreprises métallurgiques du Centre (Le Creusot; Saint-Étienne et Terrenoire dans la Loire; Allevard en Isère) et de l’étranger, dont Sheffield. Paulin Talabot intervient encore une fois en faveur des Martin en commandant 40 000 tonnes de rails à Sireuil. L’entreprise se transforme en société anonyme des aciers Martin avec l’appui de la Société Générale.

Au 1er janvier 1869, faisant son bilan, Émile Martin estime que si ces enfants ne trouvent pas la fortune, ils parviendront du moins à « l’honneur d’avoir été utiles » « ce qui est plus précieux ».

En 1870, le « spéculateur en brevets » qui avait humilié son fils en 1867 retire sa plainte : insolvable, réfugié en Angleterre, il n’avait guère le choix. Mais la reconnaissance définitive du procédé Martin ne devait avoir lieu qu’après la mort d’Émile Martin. « La persévérance dans l’action, tel fut le secret de sa réussite » note André Thuillier.

Avec sa mort, la page de l’aventure industrielle des Nivernais est tournée. Son fils, meilleur ingénieur qu’entrepreneur, peu attiré par les questions d’argent, se montre incapable de faire vivre la SA : il abandonne la mairie de Sireuil avant de liquider l’entreprise en 1880.

Sources :

*André Thuilier, Économie et société nivernaises au début du XIXème siècle, Paris 1974, 486 p.

*Philippe Jobert (dir.), Les Patrons du Second Empire, vol. 2 Bourgogne, Picard/editions Cenomane 1991, 259 p.

La semaine prochaine : Jules et Léonce Chagot

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