Par Gérard-Michel Thermeau.
Jules Siegried illustre la première diaspora alsacienne, celle d’avant la grande coupure de 1870. Sa famille appartient à la bonne bourgeoisie marchande de Mulhouse : son grand-père paternel était drapier, son grand-père maternel manufacturier. Son père qui travaille dans le négoce du coton voit ses affaires péricliter après la crise de 1848.
Jules Siegfried (Mulhouse, 12 février 1837 – Le Havre, 26 septembre 1922) avait pour devise : Agir c’est vivre. Souvent comparé aux anglo-saxons, ce brillant homme d’affaires devenu homme politique n’avait guère de préoccupation intellectuelle ou artistique et fut effectivement un homme d’action. Député du Havre, il avait débuté dans sa carrière politique avec pour collègue Félix Faure ; bien plus tard, à la fin de sa vie, il devait aider dans ses débuts politiques un certain René Coty. L’entrepreneur comme le politique avait une obsession : le logement ouvrier ce que l’on devait ensuite appeler le logement social.
Une Success Story au Havre
Son père, commissionnaire vagabond, qui avait voyagé en Perse et au Mexique, était rentré à Mulhouse pour fonder une maison de commerce en association avec son cousin Jules Roederer, son représentant au Havre. Jules se forme, dès l’âge de 14 ans, chez son père puis chez son oncle Roederer au Havre, enfin à Liverpool. Ayant réuni quelques économies, il supplie son père de le laisser partir aux États-Unis. C’est le moment du déclenchement de la guerre civile, qui va entraîner une crise d’approvisionnement en coton. Il rencontre Abraham Lincoln et passe même devant le front des troupes nordistes à en croire André Siegfried.
Le Havre est alors ce port « agité par les vents de l’océan (qui) fait ses affaires à la manière de New York » selon la formule d’André Maurois. Le port n’est pas plus pittoresque que la ville n’est historique. En 1899, Louis Barron devait écrire : « Ville, le Havre, est véritablement jeune, toute moderne, en harmonie avec le pratique génie normand.» La ville allait doubler sa population avant la fin du siècle. Les Alsaciens étaient en relations naturelles avec le port de la Haute-Normandie où étaient déchargés les ballots de coton provenant de la Nouvelle-Orléans et chargés en retour les indiennes de Mulhouse destinées aux femmes de planteurs et autres élégantes du Nouveau Monde.
Son voyage américain l’a convaincu de l’opportunité de chercher d’autres sources d’approvisionnement. Il va réussir à trouver parmi ses parents et ses amis des commanditaires prêts à financer la société. En 1862, il s’associe avec son frère cadet Jacques sous la raison Siegfried frères avec l’idée d’importer du coton des Indes pour profiter des cours élevés provoqués par la pénurie. Il part aussitôt créer une succursale à Bombay, premier Français à y ouvrir une agence : le succès est au rendez-vous. Jules connaissait bien les sortes de cotons produits sur place et les besoins des industriels français. Le choix de l’Inde était en quelque sorte logique après la signature du traité de commerce de 1860 avec l’Angleterre.
Établi désormais au Havre, il ouvre une nouvelle succursale à la Nouvelle-Orléans dès la fin de la Guerre de Sécession. D’autres comptoirs sont créés à Liverpool et Savannah. Son frère ayant fait fortune se retire des affaires en 1867 : chargé de mission par le gouvernement, il devait entrer à l’Institut. Jules et Jacques Siegfried vont néanmoins collaborer une dernière fois pour fonder une école de commerce dans leur ville natale.
Jules noue une nouvelle association avec son autre frère Ernest. La société prospère. Signe de reconnaissance de ses pairs, Jules entre à la Chambre de commerce du Havre. L’annexion de l’Alsace en 1871, qui le voit opter pour la nationalité française, rend impossible tout retour à Mulhouse.
Il fait construire une riche villa sur la « côte », le quartier élégant havrais qui rassemble l’aristocratie protestante des affaires qui ne se mêle pas aux anciennes familles catholiques. Construite dans un style néo-Louis XIII brique et pierre, avec une vue imprenable sur l’estuaire de la Seine, elle avait été baptisée Le Bosphore sans doute par référence à un vers du Havrais Casimir Delavigne : « Après Constantinople il n’est rien de plus beau ».
Une figure de la IIIe république
En 1880, il laisse la direction de la maison de commerce à Ernest et va dès lors se consacrer à la vie publique, tout en restant commanditaire de la Société Ernest Siegfried qui continue le commerce du coton. Il est par ailleurs administrateur de la Banque de France et président de la Banque franco-russe (1892). Même engagé dans la politique, il ne devait « jamais cesser d’être un homme d’affaires – de grandes affaires – ou, pour le moins, un homme que les affaires, conçues à l’américaine, ont toujours intéressé. »1
Son fils André a écrit : « Il avait reçu de ses parents une religion simple et forte à laquelle il est toujours resté fidèle : servir Dieu et collaborer à son Å“uvre sur la terre. » Son épouse, Julie Puaux, était fille de pasteur et partageait ses idéaux. S’il est indifférent aux questions dogmatiques, il ne cesse de lire la Bible et fait de constantes références à l’Écriture au grand agacement de ses amis politiques, républicains libres-penseurs. Il va désormais rechercher « dans un esprit d’amour fraternel et réellement chrétien, comment on peut être utile à la classe ouvrière. »
Ce protestant libéral, en politique comme en économie, héraut du libre-échange, franc-maçon et militant de la laïcité, va se rallier à la République en 1870 et soutenir fermement le nouveau régime.
Nommé adjoint chargé de l’éducation, il réfléchit à un vaste programme de réorganisation des écoles de la ville. Indifférent aux questions intellectuelles, formé lui-même sur le tas, il s’intéresse avant tout à un enseignement pratique : la création d’écoles de commerce à Mulhouse puis au Havre s’inscrit dans cette logique. « Il ne faut pas que les professeurs fassent de la théorie : il faut que les cours soient extrêmement pratiques et qu’ils fassent non pas des savants mais des négociants connaissant à fond tous les détails des affaires ». Éducation et moralisation sont étroitement associées chez lui.
Il devient maire du Havre (1878-1886) à l’apogée de la république libérale et fait créer des écoles primaires laïques, le premier bureau d’hygiène municipal de France (1879), construire un lycée de jeunes filles en 1885 (« Si la femme est ignorante et futile, que seront ses fils ? »), un nouvel hôpital, etc.
Pour un protestant, l’école laïque ce n’est pas l’école « sans Dieu » c’est l’école sans clergé catholique qui avait trop longtemps exercé une tutelle pesante sur le système éducatif. L’éducation a pour base une religion qui est « une foi vivante, formée par des convictions personnelles, résultant de l’étude de la parole de Dieu et du coeur humain. »
Cet Alsacien devenu Normand transpose au Havre la politique sociale active menée traditionnellement à Mulhouse par le patriciat protestant. Il incite à la création par des intérêts privés d’un cercle ouvrier, le cercle Franklin sous le modèle des Working men’s clubs anglais, avec salles de gymnastique et de conférence, bibliothèque, billard et buvette. Le cercle s’inscrit dans une démarche hygiénique et morale : à la buvette, il n’est pas question de servir de l’alcool. La moralisation passe par la distraction. Il a fourni un tiers du capital nécessaire à la construction de l’immeuble, la ville ayant accordé le terrain. Il devait réaliser des cités ouvrières sur le modèle mulhousien au Havre et à Bolbec.
Préoccupé par cette question du logement social, il fonde par ailleurs la société des HBM, le terme habitation bon marché remplaçant celui d’habitation ouvrière suite au Congrès international de 1889. Il rêve de « combattre en même temps la misère et les erreurs socialistes », la création de cités ouvrières doit écarter les classes populaires du socialisme.
« On rougit d’avoir à constater, déclare-t-il en 1900, à la fin de ce siècle de lumière et d’universel progrès, qu’une grande partie de la population de nos villes et de nos campagnes ignore encore le confort le plus essentiel et le plus élémentaire. Quelle peut être la vie de ces pauvres êtres, nés dans de répugnants taudis, condamnés à traîner une existence misérable, au milieu de la plus triste malpropreté ! Au nom de la solidarité humaine, nous avons le devoir de nous émouvoir d’une telle situation. » « Donnez à la classe ouvrière des habitations saines, agréables, commodes, (…) vous encouragez l’épargne, la tempérance, l’instruction. »2
Il est aussi à l’origine de la société havraise des Jardins ouvriers qui permet à 150 pères de famille de devenir propriétaire d’un lopin de jardin, « antichambre de la maison familiale ».
En 1880, terrassé par le typhus, il manque de peu de mourir : une transfusion sanguine tentée par désespoir, le sauve miraculeusement.
En 1885, il entre au Palais-Bourbon sous l’étiquette opportuniste : il avait accueilli Gambetta dans sa villa. Il partage avec le grand tribun la vision d’une politique réformiste mais progressiste qui doit permettre à ses yeux « l’amélioration continue du sort des travailleurs ». Il devait être réélu député jusqu’en 1897 : en effet son dreyfusisme, sentiment commun dans la bourgeoisie protestante d’origine alsacienne, lui coûte son siège et le voit passer brièvement au Palais du Luxembourg. Il retrouve son siège de député en 1902 et devait le conserver jusqu’à sa mort en 1922.
Partisan de Dreyfus à une époque où une telle attitude était courageuse, il n’hésite pas non plus à fustiger les méfaits de l’alcoolisme alors même qu’il n’a cessé de solliciter les suffrages des électeurs normands, peu réputés buveurs d’eau. Imposer la prohibition en France sera une de ces marottes mais le Parlement ne devait pas le suivre sur ce terrain là .
Il tient ainsi un rôle original au Parlement où il se veut « l’apôtre de toutes les réformes sociales basées sur le respect de la liberté ».
Il ouvre largement son hôtel particulier à ses collègues parlementaires, de Jaurès à Freycinet, pour des dîners sans distinction de couleur politique. Mais ce négociant millionnaire et ce protestant moralisateur s’intègre difficilement dans un milieu parlementaire qui voit en lui un « clérical huguenot ».
Il est quelques mois ministre du Commerce, de l’Industrie et des Colonies en 1892-1893 : la loi sur les HBM3 votée en 1894, dite loi Siegfried, s’inspire de la politique qu’il a menée au Havre et marque les débuts du logement social. Il s’agit de stimuler le zèle des particuliers, par des exemptions d’impôt et en facilitant les prêts, et d’encourager l’initiative privée. Méfiant à l’égard de l’intervention de l’État, il n’en constate pas moins l’insuffisance des comités et associations s’occupant de la question du logement ouvrier.
Un détail qui caractérise le libéral : son ministère incluant les Colonies, Jules Siegfried, s’étant penché sur le nombre des fonctionnaires, remarquait que le ministère des Colonies comptait trois fois plus d’employés que Colonial Office britannique gérant un empire infiniment plus vaste. En 1899, il devait tirer une leçon de son expérience ministérielle : il préside une commission parlementaire qui préconise l’autonomie financière des colonies considérant que dans les administrations coloniales, les gaspillages sont érigés en habitudes. Néanmoins, comme Jules Ferry et Paul Leroy-Beaulieu, il fait partie de ces libéraux français, plus nombreux qu’on ne dit, favorables à la colonisation.
Ce parlementaire très actif, est favorable à l’extension du droit de vote aux femmes : en 1912, il préside un meeting dans la salle Franklin du Havre, pour le suffrage municipal des femmes. Son épouse était une féministe militante.
Il fonde à Paris, avec le comte de Chambrun, le Musée social (1894) « visant à l’amélioration matérielle et morale des travailleurs ». Il préside pendant une vingtaine d’année l’École alsacienne et la Société de médecine publique et d’hygiène professionnelle. Toujours attentif au sort des ouvriers, il penche pour le système des mutuelles plutôt que le système d’une retraite obligatoire mise en place par l’État.
Mais il continue d’être très présent au Havre, où il a contribué avec son frère à la création de l’ESC (1871), investissant dans des entreprises (les Docks du Canal, société Merlié-Lefèbvre), finançant deux journaux, Le Havre (1868) puis Le Petit Havre (1878) et propriétaire du Progrès de Bolbec, soutenant de nombreuses associations, dont la SPA locale. Il est le type même du grand bourgeois républicain qui considère qu’une fortune importante est source de devoirs. Son fils, André Siegfried, célèbre politologue et pilier de Sciences Po, devait s’inspirer de la figure paternelle pour dessiner le portrait du bourgeois normand en libéral à l’anglaise : le Normand « est un Whig…, c’est un conservateur qui a laissé une porte ouverte vers la gauche » partisan d’un « libéralisme compatible avec l’ordre ».
Après la victoire de 1918, cet ardent patriote a la joie d’être accueilli, le 10 décembre, par une foule en délire à Mulhouse qui le porte en triomphe. Doyen d’âge, il occupe la présidence à la rentrée de la Chambre, en 1919 : « L’heure est venue de donner aux femmes le droit de suffrage. Partout, elles ont remplacé les hommes pour la guerre et montré par leur endurance et des facultés éveillées par des circonstances tragiques, que l’heure était venue de les associer de façon définitive, à la vie publique, en mettant entre leurs mains le bulletin de vote. » Ces propos n’avaient rien d’étonnant dans la bouche de celui qui avait participé à la constitution d’un groupe des droits de la femme au Parlement en 1917.
À son décès, le doyen d’âge de l’Assemblée est salué comme un grand Français, un grand Alsacien et un grand Normand d’adoption.
Sources :
- Dominique Barjot (dir.) Les patrons du Second Empire, Anjou, Maine, Normandie, p. 76-77
- Jean-Pierre Chaline, Les dynasties normandes, Perrin 2009, 534 p.
La semaine prochaine : Eugène de Dietrich
Il serait bon de savoir si Siegfried, comme bon nombre de politicien de cette période (3ème république) était franc-maçon, car la lecture de l’article prend alors un tout autre sens.