Premier volet de la publication de dix articles inédits de Frédéric Bastiat publié entre 1843 et 1844 dans le journal local La Sentinelle des Pyrénées, sur le libre-échange, la balance du commerce, la réforme de la poste et l’organisation politique française. En tête de chaque article figure l’introduction générale, commune aux dix articles, qui explique l’origine de ces inédits, l’époque à laquelle ils ont été composés, et la situation de Bastiat à cette période.
Introduction générale aux « Dix articles inédits du jeune Frédéric Bastiat »
Reprises dans les années 1980, après un silence de plus d’un demi-siècle, les recherches académiques sur Frédéric Bastiat permettent d’améliorer peu à peu notre connaissance de la vie, de l’œuvre et de l’influence de cet économiste majeur de la tradition libérale française.
Cet effort s’illustre notamment par la recherche et découverte d’écrits inédits, non compris dans l’édition de référence Paillotet-Guillaumin (publiée initialement en 1854-55 et rééditée ensuite par l’éditeur Guillaumin en 1862-64, 1870-73, 1878-79, 1881-84, 1907, puis finalement par les éditions de l’Institut Coppet en 2015).
Les dix articles de jeunesse que nous publions ici pour la première fois ont été découverts par Jean-Claude Paul-Dejean dans le journal local La Sentinelle des Pyrénées. Nous devons à l’amabilité de David Hart, éditeur des Collected Works de Bastiat en langue anglaise, de nous en avoir transmis une copie numérisée, nous permettant de faire découvrir ces écrits oubliés au public français.
Ces articles datent de 1843-1844 et nous font donc remonter aux origines des idées économiques de Frédéric Bastiat. À cette époque ancienne, Bastiat est âgé de 42 ans et n’a publié aucun des pamphlets qui feront sa célébrité. Il n’est pas encore en rapport avec les économistes libéraux parisiens et son nom est inconnu en dehors de quelques cercles intellectuels du sud-ouest.
En 1834, Bastiat avait bien répondu à une pétition de marchands de Bordeaux, Le Havre et Lyon, qui entendaient modifier le tarif des douanes pour servir leurs intérêts. « On réclame le privilège pour quelques-uns, disait-il ; je viens réclamer la liberté pour tous. » (Œuvres complètes, t. 1, p.232) La question du commerce du vin, préoccupation naturelle pour un natif du sud-ouest, avait été la source de deux autres contributions : « le fisc et la vigne », s’opposant à la fiscalisation abusive et inégalitaire sur le vin, et un « Mémoire sur la question vinicole », d’ambition plus générale, et présenté à la Société d’agriculture, commerce, arts et sciences des Landes en janvier 1843.
On a su de tout temps que Bastiat, éduqué dans une maison de commerce par son oncle et très tôt versé dans les écrits économiques de référence, notamment Adam Smith, Jean-Baptiste Say, Charles Comte et Charles Dunoyer, dont il discutait les théories dans sa correspondance et au sein du cercle mugronais l’Académie, se forgea très vite dans ce domaine des convictions bien arrêtées. Les circonstances par lesquelles il eut connaissance de l’action de la ligue anglaise pour le libre-échange (Anti-corn-law-league) de Richard Cobden sont également connues. Intrigué par les bribes d’informations parvenues jusqu’à lui, Bastiat s’abonna au journal anglais The Globe and Travaller et découvrit l’agitation libre-échangiste anglaise, en parfait accord avec ses idées.
Entre cette découverte initiale et la publication de son premier grand article économique, « De l’influence des tarifs français et anglais sur l’avenir des deux peuples » (Journal des économistes d’octobre 1844, OC, 1, p.334-3861 Déjà en 1830, dans sa communication aux électeurs des Landes, il avait insisté sur l’importance d’interdire aux fonctionnaires l’accès aux ministères : « Si nous voulons restreindre l’action du gouvernement, ne nommons pas des agents du gouvernement ; si nous voulons diminuer les impôts, ne nommons pas des gens qui vivent d’impôts ; si nous voulons une bonne loi communale, ne nommons pas un préfet ; si nous voulons la liberté de l’enseignement, ne nommons pas un recteur ; si nous voulons la suppression des droits réunis ou celle du conseil d’État, ne nommons ni un conseiller d’État ni un directeur des droits réunis. » (OC, 1, p.222). Dans son double article à la Sentinelle des Pyrénées, il revenait à l’attaque sur ce thème, dans des termes très similaires. « Si nous remettons les cordons de la bourse aux mains qui y puisent, devons-nous nous attendre à ce qu’elle soit ménagée ? Si nous confions le droit de créer des fonctions à ceux qui doivent les occuper, n’est-il pas à craindre qu’elles se multiplient outre mesure ? Et qu’est-ce qu’étendre le domaine des fonctions publiques, si ce n’est restreindre celui de l’activité privée, c’est-à -dire restreindre la liberté elle-même ? »Â
Dans un article de décembre 1843, Bastiat traite de la question de la balance du commerce, préjugé éternel (à ce point qu’il n’est toujours pas officiellement vaincu) qu’il affrontait avec une hauteur de vue remarquable. Animé par des inspirations presque hayekiennes, Bastiat mettait en avant le mobile de l’intérêt personnel et le pouvoir informatif et stabilisateur des prix.2
Dans une autre série d’article, il s’attaquait à la réforme française de la poste, accomplie en Angleterre avec une grande supériorité. Il montre que la taxation inégale des courriers est belle et bien inégale ; que, s’il est normal que la part du prix du timbre qui couvre les frais d’exploitation des postes augmente avec la distance du lieu d’envoi, il est honteux que la part d’impôt qui compose ce prix augmente également avec la distance, rompant ainsi toute justice dans la répartition de la charge fiscale.
Le reste des articles est consacré à la réforme libre-échangiste anglaise. Bastiat y revient inlassablement, conscient d’assumer une mission d’intérêt public en évoquant cette grande lutte qui s’opère outre-Manche. « C’est une chose affligeante que la presse parisienne, toute dévouée au privilège industriel, persiste à tenir le public dans l’ignorance de la révolution profonde qui s’opère en ce moment de l’autre côté du détroit, révolution qui ne va rien moins qu’à détruire tous les monopoles et entre autres le monopole colonial. » En travaillant avec passion sur cette question, Bastiat allait faire naître son destin. À l’été 1844, moment où s’arrête sa contribution à la Sentinelle des Pyrénées, il envoyait son article comparant la législation douanière en France et en Angleterre au Journal des économistes, qui le publia en octobre.
Gustave de Molinari a bien raconté comment, par cet article, fruit d’une maturation intellectuelle de plusieurs mois, dont les articles dans la Sentinelle des Pyrénées fournissent l’illustration précise, Bastiat entra avec éclat sur la scène des économistes français. « L’article arrivait du fond des Landes, sans être appuyé par la moindre recommandation. Aussi devons-nous dire qu’on le laissa bien un peu languir dans les cartons. Un journal est exposé à recevoir tant d’articles et quels articles ! Mais enfin, sur les instances de l’éditeur, M. Guillaumin, le rédacteur en chef du journal, M. Dussard jeta les yeux sur ce travail d’un aspirant économiste. Dès les premières lignes, il reconnut la touche ferme et vigoureuse d’un maître, ex unque leonem. Il s’empressa de mettre en lumière ce diamant qu’il avait pris d’abord pour un simple morceau de quartz. L’article parut dans le numéro d’octobre 1844 et il obtint un succès complet. Tout le monde admira cette argumentation serrée et incisive, ce style sobre, élégant et spirituel. Le Journal des Économistes demanda de nouveaux articles à ce débutant qui venait de se placer d’emblée parmi les maîtres, et plusieurs membres de la Société d’économie politique, notamment MM. Horace Say et Michel Chevalier lui adressèrent leurs félicitations en l’engageant à poursuivre avec eux l’oeuvre de la propagande des vérités économiques. » (Nécrologie de Frédéric Bastiat, Journal des économistes, t. 28, février 1851, p.184)
Benoît Malbranque
Premier article
« Incompatibilités Parlementaires », La Sentinelle des Pyrénées, 21 mars 1843, p. 2-3.
[Introduction de l’éditeur :
Nous appelons l’attention de nos lecteurs sur la lettre suivante, qui nous est adressée du département des Landes par un de nos amis. Cette lettre nous paraît envisager sous un point de vue très vrai la composition actuelle de notre chambre des députés, où tant de gens n’apportent qu’une seule préoccupation, celle de se hisser au mât de cocagne du pouvoir.]
La chambre est saisie pour la troisième fois d’une immense question : l’incompatibilité des fonctions publiques avec la députation, ou plutôt l’inaccessibilité des places aux membres de la chambre des députés. Voudriez-vous, monsieur, ouvrir les colonnes de votre journal à quelques réflexions sur cette grave matière ? Avant tout, je voudrais désigner la classe de lecteurs à laquelle elles s’adressent.
Deux idées sont inscrites au drapeau de juillet, et il ombragera toujours deux grands partis politiques ; l’un qui se préoccupe avec prédilection du mot liberté, l’autre qui se constitue principalement défenseur de l’ordre public.
La réforme parlementaire entre naturellement dans les vues du parti Progressiste. « Comment, disent-ils, les libertés publiques ne courraient-elles aucun danger quand la garde en est confiée à des hommes dont l’existence est à la merci du pouvoir ? Comment compter sur l’indépendance de députés fonctionnaires qu’un vote indépendant peut entraîner à leur ruine ? Est-il prudent de placer les hommes entre leur intérêt et leurs devoirs ? D’ailleurs, si nous remettons les cordons de la bourse aux mains qui y puisent, devons-nous nous attendre à ce qu’elle soit ménagée ? Si nous confions le droit de créer des fonctions à ceux qui doivent les occuper, n’est-il pas à craindre qu’elles se multiplient outre mesure ? Et qu’est-ce qu’étendre le domaine des fonctions publiques, si ce n’est restreindre celui de l’activité privée, c’est-à -dire restreindre la liberté elle-même ? Est-il raisonnable d’attendre que les députés ingénieurs, douaniers, membres de l’Université, nous rendent la liberté des grands travaux d’utilité publique, la liberté du commerce, la liberté <wd’enseignement ? »
Au point de vue des Progressistes, ces idées me paraissent trop claires, trop évidentes pour que je croie utile de les développer. Je voudrais donc m’adresser aux Conservateurs et rechercher avec eux si l’ordre public n’est pas aussi intéressé à la réforme parlementaire que la liberté elle-même ; si cette instabilité qu’ils déplorent et qui les alarme avec raison n’a pas pour cause principale l’accessibilité du pouvoir aux contrôleurs du pouvoir.
Qu’est-ce que la chambre telle qu’elle est aujourd’hui constituée ? une arène où les partis ou plutôt les coteries se disputent la puissance publique. Assiéger les portefeuilles et les défendre, voilà toute la tactique parlementaire.
Un député arrive au Palais-Bourbon. Quelle est cette séduisante image qui se dresse devant lui ? c’est le pouvoir, entouré de son brillant cortège, la fortune, l’autorité, l’influence, la renommée, la considération : je veux que ces biens ne fassent pas fléchir sa stoïque vertu ; mais si cet homme n’a pas d’ambition, il a du moins une idée qu’il veut faire triompher, et il ne tardera pas à rechercher l’élévation, si ce n’est dans l’intérêt de son individualité, du moins dans l’intérêt de sa foi politique. Notre constitution lui rend le pouvoir accessible ; nos usages parlementaires lui montrent deux voies pour y arriver. L’une est facile et unie ; il ne s’agit pour lui que de s’inféoder à un ministère ; une bonne place sera le prix de sa complaisance. L’autre est escarpée et raboteuse ; mais elle mène plus haut et convient aux ambitions puissantes ; il faut attaquer le ministère, lui susciter des obstacles, l’empêcher d’administrer, le déconsidérer, le dépopulariser, soulever contre lui la presse et l’opinion, jusqu’à ce qu’enfin, aidé de ceux qu’on a attachés à sa fortune, on obtient une majorité d’un jour et l’on entre vainqueur dans les conseils de la couronne.
Mais la lutte ne se ralentit pas pour cela, seulement les rôles sont changés. Celui qui se défendait la veille devient assaillant à son tour. Il trouve, en sortant de la place, les machines de guerre qui ont servi à l’en chasser ; il s’en empare : à lui les discours pompeux ; à lui la popularité ; à lui de peindre la France poussée honteusement vers un abîme ; à lui d’aller réveiller et égarer, s’il le faut, au fond des âmes l’antique amour de la liberté et de l’indépendance nationale ; à lui enfin de tourner contre son ennemi vainqueur tous ces puissants projectiles. Car, celui-ci, hier agresseur, est aujourd’hui sur la défensive. Tout ce qu’il peut faire, c’est de lutter péniblement contre des attaques sans cesse renaissantes ; c’est d’abandonner le soin des affaires pour se livrer tout entier aux luttes du parlement. Bientôt sa majorité précaire lui échappe. Pour l’obtenir, il n’a pas marchandé les promesses, pour la conserver il faudrait pouvoir ne pas marchander avec les exigences ; les coteries se détachent fraction à fraction, et vont grossir la coalition assiégeante. Ainsi, le pouvoir, comme ces redoutes célèbres dans nos fastes militaires, est pris et repris jusqu’à vingt fois peut-être dans l’espace de dix années.
Est-ce là de l’ordre ? Est-ce de la stabilité ? Et pourtant je défie qu’on m’accuse d’avoir tracé un tableau de fantaisie. Ce sont des faits, c’est de l’histoire, et même notre histoire constitutionnelle n’est autre chose que le récit de ces luttes.
Et peut-il en être autrement ? Notre constitution peut se résumer ainsi : « Le pouvoir appartient aux députés qui savent s’en emparer. Celui d’entre eux qui sera assez habile pour arracher la majorité au ministère sera ministre, et il distribuera à ses adhérents toutes les grandes places de l’armée, des finances, du parquet, de la magistrature. »
N’est-ce point là la guerre, l’anarchie, le désordre organisés ? Dans un autre article, j’examinerai comment la réforme parlementaire pourrait modifier cet ordre de choses.
J’ai l’honneur, etc.
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-  L’article était prêt de longue date. Le 10 juillet 1844, Bastiat écrit à Coudroy : « Je voulais envoyer mon article au Journal des Économistes, mais je n’ai pas d’occasion, je profiterai de la première qui se présentera. Il a le défaut, comme toute Å“uvre de commençant, de vouloir trop dire ; tel qu’il est, il me paraît offrir quelque intérêt. » Le 26 juillet, au même, il écrit : « J’ai profité d’une occasion pour envoyer au Journal des Économistes mon article sur les tarifs anglais et français. Il me paraît renfermer des points de vue d’autant plus importants qu’ils ne paraissent préoccuper personne. J’ai rencontré ici des hommes politiques qui ne savent pas le premier mot de ce qui se passe en Angleterre ; et, quand je leur parle de la réforme douanière qui s’accomplit en ce pays, ils n’y veulent pas croire. » (OC, 1, p.46, p.49), la maturation des principes économiques de Bastiat était floue. Ces dix articles de jeunesse viennent donc apporter une clarté utile, et prouvent à quel point certaines idées de Bastiat étaient des leitmotivs incessants : c’est le cas de la liberté du commerce, c’est le cas aussi des « incompatibilités parlementaires », un credo majeur de notre auteur auquel la postérité a prêté trop peu d’attention.
C’est justement de ce thème que traitent les deux premiers articles donnés par Bastiat dans la Sentinelle des Pyrénées.[2. « Fondée le 11 août 1831 par la famille Lamaignère, pour remplacer le premier Courrier de Bayonne qui n’avait vécu que du 3 octobre 1829 au 29 juillet 1830, la Sentinelle de Bayonne, plus tard en 1834 la Sentinelle des Pyrénées, Journal de Bayonne et de la Péninsule, fut un organe politique, commercial, littéraire et maritime, paraissant les mardi, jeudi et samedi, à l’imprimerie Lamaignère, rue Bourg-Neuf, n°66. La Sentinelle des Pyrénées suspendit sa publication le 30 septembre. » (Jean-Baptiste DARANATZ, « Le centenaire du Courrier de Bayonne », Bulletin trimestriel de la Société des sciences, lettres, arts et d’études régionales de Bayonne, 1929, 4, p.312) ↩
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« Mais permettez-moi de vous dire que pour arriver à cet équilibre que vous souhaitez entre la production et la consommation, entre l’importation et l’exportation, entre l’entrée et la sortie du numéraire, il y a dans le commerce un flambeau et un mobile que ne sauraient remplacer le génie et le zèle des hommes du pouvoir. Ce flambeau, c’est le prix courant des divers pays ; ce mobile, c’est l’intérêt personnel.
Les prix courants révèlent au commerce l’état exact des besoins et des ressources des peuples, quelle denrée abonde sur un point et manque sur un autre, l’étendue des sacrifices qu’on consent à faire ici pour obtenir une chose, et du remboursement qu’on exige ailleurs pour en livrer une autre. Ils agissent comme une multitude de thermomètres d’une sensibilité exquise, d’une graduation parfaite, plongés dans tous les marchés pour en révéler toutes les variations, lesquelles correspondent exactement aux intérêts généraux et en sont le signe infaillible.
L’intérêt personnel, d’un autre côté, pousse le négociant à travailler sans cesse à l’équilibre de ses besoins et de ses ressources, de ses offres et de ses demandes. Ne comprendra-t-on jamais que les combinaisons d’un ministre du commerce, quelle capacité qu’on lui suppose, n’approcheront jamais d’une telle précision. En vérité, quand je considère l’irrésistible tendance qu’ont toutes les valeurs à s’équilibrer par leur propre force, je ne puis m’empêcher de penser que l’action d’un ministre est au moins superflue. Autant vaudrait salarier aussi toute une administration pour maintenir le niveau des eaux dans tous les lacs et les étangs du royaume. » ↩
Excellente idée de publier ces articles. Cette première analyse n’a pas vieilli d’un poil…
Pas une ride malgré le temps et les Constitutions…