Par Marie Amalric.
Peut-il y avoir une pensée sans langage ? Voici une question séculaire qui intrigue bien des philosophes et scientifiques. Dans ce débat, les mathématiques ont un statut particulier. Pour certains, tel Noam Chomsky, l’activité mathématique a émergé chez l’Homme comme conséquence de ses capacités de langage. Au contraire, la plupart des mathématiciens et physiciens pensent que la réflexion mathématique est indépendante du langage.
Visualiser le cerveau mathématicien en action
L’imagerie cérébrale permet aujourd’hui de poser cette question en laboratoire. En particulier, la technique d’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), qui, en observant l’afflux sanguin qui apporte l’oxygène nécessaire au fonctionnement des neurones, permet d’en localiser l’activité.
Jusqu’à présent, les neurosciences cognitives ont principalement étudié les aires cérébrales impliquées dans l’arithmétique élémentaire. Toutefois, pour les mathématiciens, les mathématiques ne peuvent se résumer à l’arithmétique, mais recouvrent au contraire des domaines aussi variés que l’algèbre et la géométrie.
Pour la première fois, nous avons pu mettre en place une expérience permettant de déterminer quelles aires cérébrales sont impliquées dans la réflexion mathématique de haut niveau. Allongés dans un IRM, un casque sur les oreilles, une quinzaine de mathématiciens ont écouté une série d’affirmations mathématiques et non-mathématiques de haut niveau. Pour chaque affirmation, ils disposaient d’une poignée de secondes pour déterminer si elle était vraie, fausse ou absurde.
Les aires cérébrales activées par les mathématiques ne sont pas celles du langage
Lorsque la réflexion des mathématiciens portait sur des objets mathématiques, un réseau dorsal pariétal et frontal était activé (en bleu), réseau qui ne présentait aucun recouvrement avec les aires du langage. À l’inverse, lorsqu’on leur demandait de réfléchir à un problème d’histoire ou de géographie, le réseau qui s’activait était complètement différent des régions mathématiques et impliquait certaines aires du langage (en vert).
Il existe ainsi un réseau mathématique dans le cerveau, qui n’est pas celui du langage. Ce résultat concorde avec d’autres observations, par exemple le fait que certains enfants ou adultes qui disposent d’un vocabulaire numérique très pauvre soient capables de réaliser des opérations arithmétiques avancées, ou encore que certains patients aphasiques puissent encore faire du calcul et de l’algèbre.
Les mathématiques de haut niveau recyclent des fonctions cérébrales très anciennes dans l’évolution
Le réseau d’aires cérébrales mis au jour dans cette étude n’est pas seulement impliqué dans les mathématiques de très haut niveau (en rouge), mais coïncide précisément avec les aires activées en réponse à la simple vue de nombres ou de formules mathématiques (en vert) et en réponse à des calculs simples (en bleu) chez les mathématiciens professionnels comme chez les non-mathématiciens (des chercheurs de même niveau universitaire, mais sans formation scientifique, qui avaient participé à cette expérience).
De récentes études d’imagerie cérébrale ont de plus suggéré que ce réseau est déjà impliqué chez les jeunes enfants non encore scolarisés lorsqu’ils mobilisent des intuitions mathématiques reliées au nombre et à l’espace dont nous disposons tous à la naissance et que nous partageons avec de nombreuses autres espèces animales. Ce réseau est d’ailleurs également présent lorsque les singes macaques reconnaissent un certain nombre d’objets concrets.
Cela suppose que ce réseau préexiste à l’apprentissage des mathématiques à l’école, et qu’il se développe ensuite avec l’éducation que l’on reçoit. En effet, nous avons constaté que l’activation des régions de ce réseau était amplifiée chez les mathématiciens par rapport aux non-mathématiciens. Cette observation coïncide avec la théorie du recyclage neuronal, développée par Stanislas Dehaene, et qui stipule que les activités culturelles de haut niveau, telles que les mathématiques, recyclent des fondations cérébrales très anciennes dans l’évolution, telles que le sens du nombre, de l’espace ou du temps.
Une relation à interroger
Dans notre travail, les mathématiciens avaient bénéficié de nombreuses années d’étude préalables des mathématiques. On peut supposer que si, une fois acquis, les concepts mathématiques sont encodés de manière abstraite, symbolique, et ne font plus appel au langage, celui-ci pourrait au contraire jouer un rôle important dans leur apprentissage.
Même si la relation entre mathématiques et langage doit encore être interrogée dans le contexte de l’apprentissage des mathématiques à l’école, les résultats de notre étude semblent éclairer les mécanismes cérébraux de la réflexion mathématique et donner raison à Albert Einstein qui affirmait : « Les mots et le langage écrits ou parlés ne semblent jouer aucun rôle dans mon mécanisme de pensée. Les briques de base de ma pensée sont au contraire des signes ou des images, plus ou moins clairs, que je peux reproduire et combiner à volonté ».
- est doctorante en sciences cognitives, Commissariat à l’énergie atomique, CEA.
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Et qu’en est-il chez les sourds-muets habitués à la pratique d’une expression plus directe par le langage des signes ? Ou encore chez les autistes ? Ou les pratiquants de jeu vidéo qui entrainent leur cerveau de façon particulière ?
Le langage est une extension de la gestuelle et du mimétisme, tandis que la pensée mathématique étend la pensée abstraite et la conceptualisation, donc aucune surprise à voir les deux ne se chevaucher en rien…
Pourtant la conceptualisation utilise le langage.
En même temps pour transmettre les affirmations mathématiques le passage par le langage est nécessaire donc il n’y a pas indépendance.
Un débutant qui déchiffre une partition de musique va épeler do-ré-mi, mais pas un chef d’orchestre qui a toute la partition de l’orchestre sous les yeux … Je crois que c’est pareil pour tout : il nous faut nous affranchir du langage alors que l’on est obligé d’utiliser le langage pour apprendre, transmettre et souvent structurer des pensées.
Je serai tout de même plutôt dans le camp de Chomsky sur le sujet (comme quoi tous les mathématiciens ne pensent pas que la réflexion mathématique est indépendante du langage). Disons que la question de l’indépendance est ambiguë : ce que montre ces expériences c’est qu’une partie de l’activité réflexive en mathématique ne sollicite pas les aires du langage (le processus n’est pas discursif) mais non que l’activité mathématique, dans sa totalité, peut se dispenser de processus qui relève du langage (point de vue chomskyen.
Ce qui se passe est à mettre en rapport avec les questions posées : « lorsque la réflexion portait sur des objets mathématiques » ou « pour chaque affirmation, ils disposaient d’une poignée de secondes pour déterminer si elle était vraie, fausse ou absurde » dit l’article. Or une telle activité échappe à l’activité linguistique : un système conceptuel formel (ce que sont les mathématiques) capable de représenter ses propres objets est contradictoire, c’est-à -dire sans objet. En cela, la faculté d’intuition (de se représenter les objets dont il est question [1]) dans les mathématiques ne relèvent pas du langage, et c’est à celle-ci qu’il faut faire appel dans l’expérience. Résultat dont n’ont jamais douté les intuitionnistes.
[1] : quand je parle d’intuitionner, de se représenter un objet ou de l’imaginer, c’est au sens où les mathématiciens l’entendent entre eux. Je n’ai pas de difficulté, par exemple, à m’imaginer un espace de dimension 10 (ce n’est pas que son simple concept) sinon je serai bien en peine pour raisonner dessus (faire usage du concept).
Dur à dire parfois on peut avoir une idée assez complexe en tête qui ne sera jamais mise en mot, comme résoudre un problème mathématique.