Un article de The conversation
Par Rita Hermon-Belot.
Étudier la pluralité, et singulièrement son histoire, c’est d’abord apporter une contribution notable à notre connaissance de la laïcité. C’est en effet mettre en évidence la place de la pluralité et le rôle que celle-ci a joué dans la genèse même de l’idée laïque, première étape dans ce qui a été l’invention même de la laïcité.
Étudier la pluralité, c’est aussi montrer que, dans le contexte français, la laïcité a su assurer les meilleures conditions à une diversité des formes religieuses prise dans toute son étendue. Car la loi de 1905 fut aussi le moment de la libération des multiples expressions au sein des grandes traditions religieuses, la voie véritablement ouverte – pour la première fois en France – à ce que j’appellerai la pluralité interne.
Ce qui doit également nous rappeler combien une considération véritablement laïque des religions ne les tient pas pour des blocs homogènes, mais prend en compte la diversité des courants qui les parcourent, qui les déchirent même parfois. Sans oublier jamais que faire droit à la pluralité revient à assurer la garantie des droits égaux de celles et ceux qui ne se reconnaissent dans aucune appartenance religieuse.
Le principe et le nombre
Le point de vue de la pluralité rappelle aussi à la laïcité la nécessité de toujours considérer le tableau d’ensemble. Nous ne sommes pas otages de notre histoire, mais toujours parfaitement libres d’apporter à nos institutions les changements que nous souhaitons. Mais ceci en tenant compte de l’ensemble des besoins et des effets attendus. Ce qui suppose de maintenir toute notre attention aux groupes les plus petits, ou les plus discrets. Se pose ici la grande question de l’équilibre, sur lequel il ne faut rien céder, entre principe et nombre (à ce sujet signalons la parution prochaine d’un Atlas des minorités religieuses, réalisé dans le cadre du programme Minorel).
C’est dire aussi résister à la tentation de la focalisation sur certains groupes confessionnels en particulier, et en tout premier lieu à celle qui a trop souvent cours en ce moment, concernant deux groupes entre tous : les musulmans et les catholiques.
Ce qui, dans la sphère de la recherche, implique notamment de maintenir notre effort concernant la Réforme, dont le rôle a été si décisif dans l’histoire de la modernité occidentale, mais dont on peut douter qu’elle ait trouvé toute la place qui doit lui revenir dans le paysage actuel de la recherche française.
Minorités et majorité
Ériger la pluralité religieuse en objet d’histoire au sens plein du terme, c’est encore ne pas considérer les groupes religieux dans l’histoire comme des isolats. Ces groupes sont partie prenante de contextes au sein desquels ils nouent et tissent des relations multiples. Ils participent à modeler ces contextes : on sait l’importance de la diversité religieuse dans la fondation de la République américaine. Ils y évoluent aussi et se modifient eux-mêmes en développant de multiples stratégies d’adaptation.
Ainsi, dans le cas français, le rapport entre minorités et majorité, mais aussi l’évolution d’une majorité qui, tout en restant largement majoritaire, perd sa position de religion exclusive. Un changement tout à fait radical dont on n’a peut-être pas encore mesuré tous les effets. Tout ceci alors que l’on ne saurait nier la nécessité absolue de la comparaison avec d’autres contextes, particulièrement à l’échelle nationale, pour réaliser aussi pourquoi nous avons parfois tant de mal à nous comprendre sur ces sujets entre proches voisins, d’un pays à l’autre, et particulièrement d’un bord de l’Atlantique à l’autre, entre Français et Américains.
Le poids des héritages du passé
Une telle histoire de la pluralité en matière de religion est aussi une histoire des cultures et des mentalités. Ainsi, et pour ne prendre qu’un seul exemple, mais qui occupe tant les esprits et les débats, celui de la perception du port du foulard islamique, si différente notamment entre la France et les pays anglo-saxons. Mais n’est-ce pas parce qu’en France, la vie de la diversité s’est construite, n’a été rendue possible, que par ce que j’appellerai la « neutralisation » d’un espace commun qui avait d’abord été si massivement et exclusivement investi par le catholicisme ?
Il y a là , me semble-t-il, un héritage historique qui agit sans même que nous en ayons conscience et qui rend les Français particulièrement sensibles et réticents à tout signe à forte visibilité. Un héritage dont il importe grandement de le faire comprendre aussi aux porteurs de ces signes, et aujourd’hui à celles qui portent le foulard.
À cette histoire de la pluralité, la pluridisciplinarité est absolument nécessaire, le travail conjoint avec – entre autres disciplines – le droit, la science politique, la philosophie. Entre elles, le dialogue est indispensable, mais on ne saurait prétendre qu’il soit simple et toujours facile.
La laïcité est certes d’abord du domaine du droit, un droit qu’il faut faire connaître aux citoyens, dont il faut leur apporter une connaissance débarrassée des entreprises de gauchissement et d’emprise qui sont si fortes aujourd’hui. Mais en rappelant aussi que le droit lui-même n’est pas une essence intemporelle, qu’il est le produit d’une histoire et d’une sociologie. Et que, comme le montre l’exemple précédemment cité, dans la vie du corps social le droit n’est pas tout et ne peut être seul considéré.
Un déficit de pluralisme
Enfin, cette prise au sérieux de la pluralité a aussi pour vertu de faire apparaître un certain déficit de pluralisme, au sens d’une manière de voir plurielle, dans notre culture commune, et le poids des héritages du passé dans la façon dont nous appréhendons ces questions, dans nos catégories ainsi que dans les usages institutionnels.
On peut y repérer l’empreinte, bien sûr, de la culture catholique, mais aussi celle d’un long XIXe siècle, qui – des fondations napoléoniennes à la loi de 1905 – a été celui de la naturalisation du pluralisme en France avec le système dit « des cultes reconnus » (et non pas seulement, comme on le dit encore si souvent, « le système concordataire ») ; un pluralisme réel, effectif mais limité, et surtout, entièrement soumis à la main de fer de l’État.
C’est, nous semble-t-il, en attirant l’attention sur des domaines à faible visibilité ou peu pris en compte, en interrogeant les catégories en usage, en remettant les questions en contexte que la recherche peut aussi exercer ses responsabilités à l’égard de la cité sur un sujet en ce moment si sensible et suscitant tant de préoccupations.
Avec, aussi, le devoir de résister à la demande sociale, en gardant toujours présent à l’esprit le risque, en voulant répondre trop directement aux demandes politiques, médiatiques et sociétales, de perdre de la nécessaire indépendance qui fonde la pertinence de toute recherche.
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La laïcité est un sujet de droit, pas un sujet politique … Là est toute la nuance.
Comme dans ce pays jacobin, il n’y a aucune séparation entre le droit et le politique, nous sommes en guerre de religion permanente depuis 300 ou 400 ans.