Innovation de rupture : la cannibalisation n’est pas le vrai problème

Faut-il craindre de l’apparition d’un nouveau produit qu’il éclipse les plus anciens ? La cannibalisation du nouveau par l’ancien est-il au centre de l’innovation de rupture en entreprise ?

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Hannibal Lecter By: FREDDY AGURTO PARRA - CC BY 2.0

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Innovation de rupture : la cannibalisation n’est pas le vrai problème

Publié le 14 juin 2016
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Par Philippe Silberzahn.

Hannibal lecter
Hannibal Lecter By: FREDDY AGURTO PARRACC BY 2.0

On explique souvent l’échec des entreprises existantes face à l’innovation de rupture par la crainte de cannibalisation de leurs produits existants par les nouveaux produits. En fait ce risque existe mais il n’explique pas tout et l’échec peut exister même sans cannibalisation.

Le terme cannibalisation, qui est un néologisme, évoque le fait que le succès de l’activité d’une entreprise se fasse aux dépens d’une autre de ses activités, provoquant un effet de substitution. Ce risque explique souvent pourquoi une entreprise peut être réticente à lancer une nouvelle ligne de produits, et ce d’autant plus que sa ligne actuelle est performante. Et de ce fait, on a tendance à expliquer le dilemme de l’innovateur, c’est-à-dire l’échec face à l’innovation de rupture, par la crainte de cannibalisation.

Il est certain que cette crainte explique beaucoup. On sait que bien que pionnier dans le domaine, Kodak n’était pas emballé à l’idée de promouvoir l’appareil photo numérique, car le succès du numérique signifiait la fin de son activité film. Dans la photo, il y a bien cannibalisation, c’est-à-dire substitution entre le numérique et l’argentique : le succès du premier entraîne la disparition du second.

Non-consommateurs

Mais il n’y a pas toujours cannibalisation en situation de rupture. Un bon exemple est celui de l’émergence du low cost aérien dans les années 1970, véritable rupture dans le monde des transports. Initialement, le low cost a séduit les étudiants qui ne voyageaient jamais en avion, car c’était beaucoup trop cher. Ils choisissaient plutôt le bus, voire le train (ce dernier est rare aux États-Unis), ou ne voyageaient pas. Les étudiants étaient ce qu’on appelle dans ce cas des « non-consommateurs ».

Pendant très longtemps, les compagnies classiques n’ont pas réagi, car on ne leur prenait pas de clients, et les compagnies low cost ont pu se développer en devenant extrêmement rentables, comme le montrent SouthWest Airlines aux États-Unis, et EasyJet ou RyanAir en Europe.

Or cette absence de réaction de la part des compagnies classiques n’était pas dû à la crainte de cannibalisation, puisque les clients du low cost étaient des non-consommateurs. Au contraire, même ! Il n’y avait donc aucun risque de substitution. Le low cost était en fait un nouveau segment qui ne pouvait qu’offrir une possibilité de croissance purement additionnelle : comme c’est souvent le cas, l’innovation de rupture est créatrice de marché, et non destructrice, n’en déplaise à Schumpeter.

Conflit de modèle d’affaire

Ce que montre Clayton Christensen, spécialiste de l’innovation de rupture, c’est que l’absence de réaction d’un acteur en place face à une rupture n’est pas une question de cannibalisation, mais de conflit de modèle d’affaire. Le modèle d’affaire actuel repose sur des ressources, processus et valeur qui sont incompatibles avec ceux nécessaires pour réussir dans la rupture. Le résultat c’est qu’en raison de ce conflit, l’opportunité représentée par la rupture n’est pas attractive pour l’acteur en place.

Même s’il n’y a pas de cannibalisation, celui-ci ne sera tout simplement pas motivé par l’opportunité de rupture, et décidera rationnellement de l’ignorer. C’est ainsi qu’Harley Davidson a volontairement laissé l’entrée de gamme du marché de la moto aux japonais dans les années 60. Harley pensait que ce segment n’était pas attractif et s’y était cassé les dents. Mais en fait, l’explication est que ses ressources, processus et valeurs (RPV), configurés pour produire des machines haut de gamme, étaient incompatibles avec la conception, la production et la vente de machines d’entrée de gamme (imaginez le concessionnaire Harley type vendant des mobylettes 50cm3…) Ce n’était pas le cas des japonais, qui en quelque sorte, « partaient du bas » et ont pu configurer leurs RPV pour ce marché d’entrée de gamme et y gagner beaucoup d’argent.

On voit que l’attractivité d’une opportunité est une notion relative : ce qui est attractif pour une entreprise peut ne pas l’être pour une autre, et que cette attractivité repose sur ses RPV. La cannibalisation n’est qu’une des sources de conflits entre les modèles d’affaires d’une entreprise, celui d’aujourd’hui et celui qu’il faudrait avoir pour l’opportunité de rupture. Il est donc important de penser la rupture en termes de modèles d’affaire, pas de produit.

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