Alexis de Tocqueville en vacances

Un bon bol d’air pendant les vacances : quelques récits de voyage contés par Alexis de Tocqueville.

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Lire Tocqueville sur la plage by Christine Vaufrey(CC BY-NC 2.0)

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Alexis de Tocqueville en vacances

Publié le 13 juillet 2024
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Pour ceux qui auraient envie d’un dernier bol d’air frais avant l’open space, je recommande la lecture de quelques récits de voyage d’Alexis de Tocqueville.

Alexis de Tocqueville (1805-1859) occupe une place à part parmi les auteurs libéraux classiques. Cet honnête homme, pétri par les valeurs de l’Ancien Régime, observe avec une curiosité souvent bienveillante et parfois inquiète le monde démocratique libéral éclore – en Amérique et en Europe – et remplacer le monde d’où il vient. Contrairement aux réactionnaires, il n’y a pas chez lui d’idéalisation de l’Ancien Régime, mais cette double appartenance, d’éducation aristocratique et de raison libérale, donne à ses textes une distance sur les sociétés modernes qui tranche avec l’enthousiasme de ses contemporains libéraux. Ses observations quasi-cliniques de la société sont ainsi entrecoupées par des réflexions plus personnelles, sur sa crainte d’une médiocrité généralisée induite par un rouleau compresseur égalitariste.

À coté de ses deux chefs d’œuvre De La Démocratie en Amérique et L’Ancien Régime et la Révolution, Alexis de Tocqueville a laissé une imposante correspondance, des discours et des textes plus courts. Cela nous ramène à ce fameux bol d’air frais de la rentrée : quelques récits de voyage présents dans le tome V de ses Å“uvres complètes. On trouve en particulier trois courts récits écrits entre 1826 et 1831.

Le premier texte, Voyage en Sicile, est un extrait d’une œuvre de jeunesse écrite en 1926. Il nous fait partager la tempête que le navire de Tocqueville a essuyée à l’occasion de son voyage en Italie. L’angoisse palpable à travers tout le texte est un rappel qu’aucune traversée à l’époque n’était un voyage sans risque, même pour des sauts de puce le long de la côte italienne.

« Les vagues bouillonnaient autour de nous avec une énergie dont je n’avais pas d’idée. On eût dit une immense chaudière en ébullition. Je me rappellerai toute ma vie l’impression profonde que j’éprouvais, lorsque, dans un moment de calme, j’entendis un certain nombre de voix sourdes répéter les répons d’un psaume à coté de moi… »

Puis il se poursuit avec l’ascension de l’Etna et la visite de la Sicile.

« Une teinte rougeâtre et violette était répandue sur les flots et faisait paraître comme ensanglantées les montagnes de la Calabre, qui s’étendaient en face de nous. C’était un spectacle comme on n’en voit qu’une fois dans sa vie, une de ces beautés sévères et terribles de la nature qui vous font rentrer en vous-mêmes et vous écrasent de votre petitesse. Il se mêlait à cette grandeur quelque chose de triste et de singulièrement lugubre. Cet astre immense ne jetait qu’une lumière douteuse autour de lui. »

Le second texte Course au Lac Onéida, nous fait quitter l’Europe pour l’Amérique. C’est un petit jeu de piste dans l’État de New York recouvert de forêts sauvages, à la recherche d’un couple de Français ayant fui la révolution quelques décennies auparavant. Tocqueville avait appris par hasard leur existence dans un livre et tente d’en retrouver leur trace.

« Ce livre avait laissé une trace profonde et durable dans mon âme. Que cet effet sur moi fût dû au talent de l’auteur, au charme réel des événements ou à l’influence de l’âge, je ne saurais le dire, mais le souvenir des deux Français du lac Onéida n’avait pu s’effacer de ma mémoire. »

On ne dévoilera pas la fin de cette quête personnelle, mais cette première incursion aux limites de la civilisation est une bonne introduction à la longue immersion dans l’Amérique sauvage décrite dans le récit suivant.

Le troisième récit Quinze jours au désert, est le carnet quotidien d’un périple de deux semaines à l’extrême limite de la civilisation américaine, dans le Michigan de 1831.

À mi-chemin entre un voyage de Jules Verne et un roman de Jack London, ce trajet d’une centaine de kilomètres de Detroit à Saginaw, que l’on parcourt aujourd’hui en 1 h 30 d’autoroute, donne la vision vertigineuse d’une forêt immense, sauvage, à perte de vue où la présence humaine se limite à quelques avant-postes épars de pionniers, de mulâtres et quelques campements d’Indiens.

Le voyage débute dans la ville de Détroit, pas encore en faillite. (« Nous arrivâmes à Détroit à trois heures. Détroit est une petite ville de 2 à 3000 âmes… nous touchions, cette fois, aux bornes de la civilisation. ») pour se poursuivre sous la forêt dense du Nord du Michigan.

Au cours de son périple, Tocqueville croque le portrait de pionniers isolés :

« Bientôt en effet les aboiements des chiens firent retentir le bois et nous nous trouvâmes devant une log-house dont une barrière seule nous séparait. Comme nous nous préparions à la franchir, la lune nous fit apercevoir de l’autre côté un grand ours noir qui debout sur ses pattes et tirant à lui sa chaîne indiquait aussi clairement qu’il le pouvait son intention de nous donner une accolade toute fraternelle.

Quel diable de pays est ceci, dis-je, où l’on a des ours pour chiens de garde. – Il faut appeler, me répliqua mon compagnon. Si nous tentions de passer la barrière, nous aurions de la peine à faire entendre raison au portier. » Nous appelâmes donc à tue-tête et si bien qu’un homme se montra enfin à la fenêtre. Après nous avoir examinés au clair de la lune. « Entrez, Messieurs, nous dit-il, Trinc, allez vous coucher. Au chenil, vous dis-je. Ce ne sont pas des voleurs. » L’ours recula en se dandinant et nous entrâmes.

D’Indiens :

« De longues tresses tombaient de sa tête nue. De plus il avait eu soin de peindre sur sa figure des lignes noires et rouges de la manière la plus symétrique. Un anneau passé dans la cloison du nez, un collier et des boucles d’oreilles complétaient sa parure. Son attirail de guerre n’était pas moins remarquable. D’un côté la hache de bataille, le célèbre tomahawk ; de l’autre un couteau long et acéré à l’aide duquel les sauvages enlèvent la chevelure du vaincu. À son cou était suspendue une corne de taureau qui lui servait de poire à poudre et il tenait une carabine rayée dans sa main droite. »

Et surtout de la forêt :

« Lorsque au milieu du jour le soleil darde ses rayons sur la forêt, on entend souvent retentir dans ses profondeurs comme un long gémissement, un cri plaintif qui se prolonge au loin. C’est le dernier effort du vent qui expire. Tout rentre alors autour de vous dans un silence si profond, une immobilité si complète que l’âme se sent pénétrée d’une sorte de terreur religieuse. Le voyageur s’arrête ; il regarde : pressés les uns contre les autres, entrelacés dans leurs rameaux, les arbres de la forêt semblent ne former qu’un seul tout, un édifice immense et indestructible, sous les voûtes duquel règne une obscurité éternelle. De quelque côté qu’il porte ses regards, il n’aperçoit qu’un champ de violence et de destruction. Des arbres rompus, des troncs déchirés, tout annonce que les éléments se font ici perpétuellement la guerre. »

L’univers décrit par Tocqueville n’existe plus depuis longtemps (enfin… moins de 200 ans) mais il n’est pas impossible que ce petit bol d’air frais de rentrée apporte aussi une pointe d’envie aux aventuriers de l’embouteillage matinal. Tocqueville lui-même, au terme de son périple éprouve une mélancolie devant la disparition annoncée de ces grands espaces sauvages. Et il n’avait pas sa rentrée le lendemain…

« C’est cette idée de destruction, cette arrière-pensée d’un changement prochain et inévitable qui donne selon nous aux solitudes de l’Amérique un caractère si original et une si touchante beauté. On les voit avec un plaisir mélancolique ; on se hâte en quelque sorte de les admirer. L’idée de cette grandeur naturelle et sauvage qui va finir se mêle aux superbes images que la marche triomphante de la civilisation fait naître. On se sent fier d’être homme et l’on éprouve en même temps je ne sais quel amer regret du pouvoir que Dieu nous a accordé sur la nature. »

Article initialement publié le 24 juillet 2016.

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  • Dans la collection Tempus, les Editions Perrin, en mai 2013, ont publié une biographie de Tocqueville. L’auteur Jean-Louis Benoît a consacré sa vie de chercheur à l’étude de la vie et des Å“uvres de Tocqueville.
    http://www.librairie-gallimard.com/detaillivre.php?gencod=9782262041052

  • Ah, et aussi cet extrait de « Tintin Tocqueville et Milou en Algérie »

    « D’une autre part, j’ai souvent entendu en France des hommes que je respecte, mais que je n’approuve pas, trouver mauvais qu’on brûlât les moissons, qu’on vidât les silos et enfin qu’on s’emparât des hommes sans armes, des femmes et des enfants.
    Ce sont là, suivant moi, des nécessités fâcheuses, mais auxquelles tout peuple qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre. Et, s’il faut dire ma pensée, ces actes ne me révoltent pas plus ni même autant que plusieurs autres que le droit de la guerre autorise évidemment et qui ont lieu dans toutes les guerres d’Europe. En quoi est-il plus odieux de brûler les moissons et de faire prisonniers les femmes et les enfants que de bombarder la population inoffensive d’une ville assiégée ou que de s’emparer en mer des vaisseaux marchands appartenant aux sujets d’une puissance ennemie ? L’un est, à mon avis, beaucoup plus dur et moins justifiable que l’autre. »

  • Vous pouvez également découvrir le récit singulier des quelques jours passés par Tocqueville et Beaumont au Bas-Canada. Texte attachant sur la redécouverte d’une nation qu’on croyait disparue, assimilée par les colons anglais. Texte singulier et attachant puisque les témoignages de voyageurs français à l’époque sont quasi inexistants.
    Consuktez les trois textes successifs qui sont en ligne dans les bulletins Mémoires Vives 32 à 34.
    Bonne lecture

    • Merci à l’auteur de cet article de nous faire découvrir Tocqueville , dont je me suis entichée il y a peu ( je croyais qu’il était de lecture difficile ors pas du tout ). Je l’ai découvert tout à fait par hasard sur un site qui publiait sa premiere lettre sur l’algérie, 1830. J’ai trouvé qu’il avait extremement bien décrit la situation ( et ce qui en découlerait )

      bonjour benoit… dans quel tome est le bulletin mémoires vives ? j’ai bien envie de lire cette histoire que vous signalez

  • Opinion clairement raciste aujourd’hui, mais pas du tout extrêmiste pour l’époque. Je vous rappelle que l’esclave était toujours pratiqué en 1840 aux U.S comme en France.

      • D’autant plus qu’Alexis de Tocqueville était parfaitement favorable à l’abolition de l’esclavage.

        Si ses prévisions sur les « races » et les femmes sont les seules à ne pas s’être réalisées (à long terme), ce sont aussi les seules où Tocqueville ne tire pas conséquence de sa propre constatation de la marche inébranlable vers l’égalité des conditions.

        Loin d’être une réfutation de son Å“uvre, elles en sont au contraire la preuve de sa solidité.

        • Pas à long terme, si on veut, mais ses observations sont restées valables presque un siècle. Peut-on en dire autant des prophéties marxistes?

          Les races noires et blanches ne se sont pas entretuées, certes et heureusement. Mais il avait bien vu que la ligne de partage entre les États esclavagistes et les États abolitionnistes mettrait à mal l’Union. Il avait bien vu la ségrégation qui allait toucher les noirs affranchis. (Le Civil Rights Act date de 1964!)

          Quant à ses remarques sur la famille américaine, elles cessent d’être valables après les années 1950, après les deux guerres mondiales (qui ont fait bondir le travail féminin) et l’arrivée de la pilule contraceptive. C’était difficile à prévoir en 1840!

    • il n’y a aucun racisme là dedans. Tocqueville parle d’un nègre conditionné par l’esclavage, par ce que « On lui a dit… » , pas conditionné par sa race de naissance. Alex Halley, dans son célèbre roman « roots », décrit la honte dont Tocqueville parle.
      Pour ce qui de l’indien, on sait ce qui est advenu de lui 1/2 siècle après les écrits de Tocqueville. Il a vu juste une fois encore.

      • D’autant moins raciste qu’il a des mots très durs contre ceux qui ont introduit l’esclavage en Amérique en lui donnant une base raciste. Il a bien vu que l’affranchissement serait très difficile (contrairement à ce qui se passait pour l’esclavage antique). L’abolition a d’abord débouché sur la ségrégation, parce qu’il est impossible à un noir américain de faire oublier son origine servile.

  • La réalité n’est pas sympa, et Tocqueville décrit la réalité, rien de plus, rien de moins.

  • Sinon, certaines de ses oeuvres se trouvent sur le projet Gutenberg (moins de choses, mais des formats plus pratiques que sur Gallica):
    http://www.gutenberg.org/ebooks/author/424

    ou sur le site des Classiques des sciences sociales:

    http://classiques.uqac.ca/classiques/De_tocqueville_alexis/de_tocqueville.html

    • oui, je connaissais le deuxieme lien..
      désolée de dire des poncifs : cet homme jeune, va aux USA, il y a presque 200 ans, analyse la situation de façon remarquable.. dans un style simple, ( pas simpliste), et tire des conclusions,conçoit certaines inquiétudes etc… ( il donne aussi ses références à tout moment )
      c’est tout simplement brillant… cela n’a pas pris une ride et son texte, pour ma part qui n’y connait rien en  » politique » et sciences sociales,m’ éclaire la situation et le fonctionnement actuel des USA.
      Pourquoi nous a t on  » caché » ces écrits ( j’ai 52 ans, jamais entendu parler de lui à  » l »école », bien que je sache d’une maniére ou d’une autre qu’il existait… une maniére trés floue qui me laissait penser que Tocqueville était  » illisible » ) . A part Bastiat, Tocqueville et Camus.. qui connaissez vous dans la  » meme  » gamme ?
      Je découvre ces auteurs sur le tard… cela fait un bien fou…

      • Camus et Tocqueville, ça fait déjà une « gamme » très large. Mais bon, en y réfléchissant bien, ils partagent une honnêteté intellectuelle assez rare.

        En politique, je suggère Raymond Aron, mais ça peut être assez costaud et parfois trop érudit. Mais « Démocratie et totalitarisme » est assez lisible et remet beaucoup de choses en place.
        En fait, comme Tocqueville, Aron aborde la politique en sociologue. Il ne cherche pas une Utopie, mais essaie de comprendre comment fonctionnent réellement les régimes politiques existants.
        Sinon, Machiavel ou Montesquieu.
        Pour l’économie, il y a suffisamment de suggestions sur ce site.

        • Egomet, merci pour les infos.. je ne connais pas Aron ( juste de nom 🙂 ). Vous avez mis le doigt dessus : je cherche à lire  » d’honnétes hommes » qui n’ont pas d’idée préconçue, ne suivent pas une idéologie, qui examinent ce qu’ils ont sous les yeux ( pragmatisme, réalité etc… ).. je suis plutot de formation scientifique, je ne pige rien aux songe creux, qui pensent sur les pensées des autres en faisant de grandes phrases dont le sens échappe totalement et supputent des choses compliquées. Je n’aime pas les phrases qu’il faut relire 3 ou 4 fois, en se demandant à la fin, si l’on a réellement compris le sens.
          Pour moi une pensée claire, s’énonce simplement .A l’heure actuelle, il me semble que beaucoup, pour paraitre intelligents, utilisent des circonvolutions et se rendent totalement incompréhensibles..( la plupart des gens acquiescent devant des « idées » totalement mal exprimées, ou obscures, de peur de paraitre ignare )
          Si on posséde un sujet, on doit être capable de le faire comprendre à presque tout le monde, à mon avis.
           » l’homme révolté  » de Camus m’allait trés bien car comme vous le dites,il posséde une grande honneteté intellectuelle .. Machiavel : le prince, oui, sans réserve.

          Grand merci aussi à l’auteur de » pulp libéralisme » : j’ai adoré lire ce livre..  » simple », (vous aurez compris que pour moi, simplicité est un compliment ) érudit, intelligent, qui a une réelle envie d’expliquer, le tout avec humour … et donnant envie d’en savoir plus.. Quoi demander de plus ?

          question subsidiaire : peut etre est il normal que je n’ai jamais pu supporter Rousseau : mes souvenirs lointains du BAC me font irrémédiablement penser à quelqu’un de malhonnete et tordu.

          • 🙂 Je suis professeur de français et je ne supporte pas Rousseau non plus.

            En fait, il m’agace au plus haut point, parce qu’il n’y a pas que des conneries chez lui. Il a parfois de belles intuitions, mais il ne vérifie jamais rien, il reste dans sa bulle et il est prêt à se fâcher avec tout le monde, plutôt que d’admettre qu’il a pu se tromper.

            Mais à part ça, c’est un auteur qu’il faut lire (si on a le temps, si on est prêt à aimer ses ennemis etc.)

          • vous me rassurez, si vous avez du mal avec Rousseau… je le lirais probablement mais dans quelques années, je pense. Pour l’instant, j’ai du rattrapage à faire, vu que je pars de rien …:-) les quelques pauvres cours de philo que j’ai eu, m’ont paru  » vaseux ».. je ne voyais vraiment pas à quoi servait la philo ( du moins, d’aprés les auteurs étudiés ), à part, penser, penser, parle et parler, et s’engluer..et n’aboutir à rien.
            J’ai donc calé à cause de Rousseau ( je me souviens qu’il était du genre geignard) et Freud … Je ne vois pas ce que freud venait faire en philo d’ailleurs.. l’étude de la gradiva de Jensen m’avait choquée car le  » raisonnement  » de Freud m’avait paru  » discursif » ( je ne sais pas si le mot convient ) : il pouvait tout expliquer, avec sa théorie.
            Donc voila, j’ai du pain sur la planche..

          • j’adore le texte avec l’ours, qui me fait sourire…cette maniére de parler me parait tout à fait extraordinaire et permet de visualiser toute la scéne.. diables d’hommes ! c’est JUBILATOIRE… 🙂

  • toujours facile, 200 ans aprés, d’extraire un petit morceau de texte de son contexte général, et jouer celle qui connait Tocqueville et le classe dans le camps des  » mauvais ».

    et Marx ?

  • Bonjour Anne,
    Pour trouver les textes concernant le canada, tu fais une requête sur google, ou plutôt tu fais »christine corcos law edu a comprehensive bibliography » et là il y a une rubrique où les auteurs sont classés par ordre alphabétique. Tu trouveras Benoît à la lettre B et le lien avec les trois textes publiés dans les numéros 32,33 et 34 de Mémoires vives.
    Quant à Spartacusette, il reprend toujours le même texte, cité par Grandmaison et les autres oubliant juste le paragraphe précédent qui affirme que pour l’heure, c’est nous qui sommes (étions) les barbares et avions rendu les Arabes moins civilisés qu’ils n’étaient… Mais vous trouverez tout cela dans la bio ou a dans la revue Le Banquet. Quant à la question des Indiens, les défenseurs de la cause indienne comme Tamara Teale s’appuient sur les textes de Tocqueville dont le dernier chapitre de la première démocratie constitue un véritable plaidoyer pour les Indiens et une dénonciation du génocide qui est commencé, programmé (par le sinistre Jackson) et qui ira jusqu’au bout. Enfin, quansd Tatie Buchanam, le premier président gay des US décide d’étendre l’esclavage, Tocqueville écrit à ses amis américains que c’est là un « crime contre l’humanité »; il est le premier à employer la formule au mot près.
    Alors ras le bol de ceux qui reproduisent sempiternellement les mêmes textes, hors contexte, d’un auteur qu’ils n’ont pas lu!
    Je préfère la référence minimaliste de Carmet: « Le Mans, ah oui, je connais, les rillettes! »

  • Tocqueville entame un dialogue post-mortem avec Rousseau:
    La question première qui se pose à toute démocratie est celle-ci : le contrat social étant établi, comment résoudre le problème du divorce entre la volonté de l’individu et la volonté générale ? La réponse de Jean-Jacques est à la fois rapide et inquiétante :
    Quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre.

    La réaction de Tocqueville à ce texte est double ; politiquement la formule de Rousseau est inacceptable car elle révèle clairement que le Contrat social risque d’être, selon la formule de Constant, « le plus terrible auxiliaire de tous les genres de despotisme » , et de conduire à la Terreur et à la dictature, mais, en revanche, appliquée à la réaction du corps social face à la délinquance, elle est, pour Tocqueville, tout à fait pertinente car les enjeux ne sont pas les mêmes : il s’agit cette fois de garantir la liberté de tous.
    (…)
    Le troisième développement du chapitre VII de la première Démocratie est consacré à la réfutation du Contrat social : pour Tocqueville, la majorité peut errer, elle peut faire voter des lois iniques ou inhumaines. La majorité peut être en fait, sinon en droit, toute puissante, elle peut donc engendrer, presque naturellement, la tyrannie : la tyrannie de l’opinion publique est en effet pour lui le premier véritable pouvoir en démocratie, supérieur de fait aux pouvoirs institutionnels.
    La toute puissance de la volonté générale est donc inadmissible au nom des valeurs universelles et au nom même de la vie politique démocratique. Les lois d’un pays peuvent être l’expression d’un consensus national et correspondre à la volonté générale tout en étant totalement iniques au regard même des valeurs universelles . Tocqueville en appelle à Antigone contre Créon et (se) reconnaît un droit de dire non, non pas arbitrairement, en fonction des intérêts personnels, mais en fonction de la souveraineté du genre humain. Les lois sont d’un temps et d’un pays, Tocqueville, lecteur attentif de Montaigne et Pascal, connaît bien l’adage : vérité en deçà, erreur au-delà. Avec Pascal il considère qu’il faut que la justice soit forte ou que la force soit juste , et il affirme son droit, et le droit universel à la désobéissance :
    Quand donc je refuse d’obéir à une loi injuste, je ne dénie point le droit à la majorité de me commander ; j’en appelle seulement de la souveraineté du peuple à la souveraineté du genre humain .

    Et il ajoute en réponse à Rousseau qu’il lit régulièrement :
    Il y a des gens qui n’ont pas craint de dire qu’un peuple, dans les objets qui n’intéressaient que lui-même, ne pouvait sortir entièrement des limites de la justice et de la raison, et qu’ainsi en ne devait pas craindre de donner tout pouvoir à la majorité qui le représente. Mais c’est là un langage d’esclave.

    La formule de Rousseau est inacceptable parce que la toute puissance de la volonté générale se manifeste plus ou moins directement au terme d’une sorte de tour de passe-passe : l’individu doit s’y soumettre au nom de sa double identité de législateur et de sujet, mais rien ne garantit véritablement sa liberté, ni la liberté politique des citoyens, devant le coup de force du tyran qui, comme Robespierre , dit incarner la volonté populaire. La nature authentiquement démocratique du pouvoir est aisément vérifiable, il suffit de reprendre l’appareil conceptuel proposé par Montesquieu dans L’Esprit des lois : aucun pouvoir ne doit être absolu, il faut que le pouvoir limite le pouvoir et qu’il y ait place pour chacun des trois pouvoirs institutionnels :
    Supposez, au contraire, un corps législatif composé de telle manière qu’il représente la majorité sans être nécessairement l’esclave de ses passions ; un pouvoir exécutif qui ait une force qui lui soit propre, une puissance judiciaire indépendante des deux autres pouvoirs ; vous aurez encore un gouvernement démocratique, mais il n’y aura presque plus de chances pour la tyrannie .

    C’est parce que la démocratie, comme Janus, possède un double visage, qu’elle peut être vile ou grande, tyrannie ou liberté, que Tocqueville a entrepris ce travail de « moniteur de la démocratie ».
    (In Jean-Louis Benoît Tocqueville moraliste, éditions Champion

    • Dit-il qui décide qu’une loi est injuste, selon quels critères ? Selon lui, chacun doit-il être libre, sous le motif qu’elle est « injuste », de refuser l’application d’une loi qui le gêne ?

  • Oui, c’est une excellente lecture! Et pour les amateurs de romans et de belle écriture, je recommande aussi le très divertissant et intéressant livre de Xavier Gardette: Tocqueville à la plage (éditions arlea).

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