Par Yann Rousselot-Pailley.
On lit de plus en plus qu’il y aurait une manière de faire « à la façon des startups » et que les grandes entreprises devraient l’utiliser. Est-ce un mythe ou y a-t-il vraiment une approche startup qui échappe aux gestionnaires des grandes entreprises ? Pour tenter de répondre à cette question, intéressons nous aux méthodes de gestion et à leurs naissances.
Au milieu des années 1990, le Groupe Daimler Chrysler lance le projet C3, pour “Chrysler Comprehensive Compensation“. Il fallait mettre à jour le système de paie de tout le personnel gérant plus de 10 000 personnes. Malgré 18 mois de travail et des millions de dollars de frais de développement, le logiciel ne fonctionnait pas. Kent Beck et Ward Cunningham ont été appelé en tant que consultants pour plancher sur le projet. Le constat était sans appel, il fallait tout refaire.
La responsable informatique de Chrysler, Sue Unger, a décidé de confier directement le projet à Beck. Pour prendre en charge ce projet titanesque, Beck essaya quelques méthodes qu’il avait testées auparavant mais se rendit compte qu’aucune ne lui permettrait de venir à bout de ses contraintes et qu’il devrait innover : “C’était un mélange de préparation soigneuse et de panique », disait-il. Réaliser les tests avant le code permit des économies de temps et de personnel, en effet l’équipe « assurance qualité » devenait inutile, la production ne correspondant plus à la demande. Il instaura la programmation en binôme, véritable gain de temps. À deux, le déboguage est instantané et la rédaction de la documentation est facilitée : « Si un programmeur parvient à communiquer clairement ses idées à un autre programmeur travaillant à ses côtés, il y a de grandes chances pour que celui qui vérifiera le programme deux ans plus tard n’ait aucun mal à le comprendre ».
Au fil de ses idées, Beck était de plus en plus persuadé de l’efficacité de sa méthode. “Au bout de quinze personnes, c’était devenu tout à fait concevable”, se souvient-il. Durant l’été 1996, il décida de baptiser son concept. Puisque les autres méthodes donnaient la priorité au planning sur la programmation, Beck décida que “programmation” devrait faire partie du nom. “J’avais alors besoin d’un adjectif attrayant, suffisamment descriptif et défendable.” Il décida alors de nommer sa méthode “eXtreme Programming”, abrégée XP. Dans le livre qu’il écrira par la suite, Extreme Programming Explained, XP est définie, entre autres, comme “une tentative de réconcilier l’humain avec la productivité et un mécanisme pour faciliter le changement social”.
Née dans une grande entreprise, XP est très souvent utilisée par les startups d’aujourd’hui. Et ce n’est pas la seule méthode de « grands » prisée par les « petits ». Alors existe-t-il vraiment une manière de faire « à la façon des startups » puisque même les méthodes populaires de celles-ci sont en fait nées dans les grandes entreprises ?
Pourquoi élaborer une méthode ?
Dans les années 2000, de nombreuses méthodes dites agiles, comme XP, ont émergé en réponse à un problème de respect des délais et des budgets dans les projets informatiques. Elles ont été créées pour contrer une problématique majeure dans les grandes entreprises : les échecs récurrents des projets informatiques. Une étude américaine avait révélé en 1994 que sur 8000 projets, 16 % ne respectaient pas les délais et le budget initial et que 32 % n’aboutissaient tout simplement pas.
Lorsque Krysler ou Toyota s’interrogeaient sur leurs problèmes, ils n’avaient pas spécifiquement pointé leur ancienne méthode en souhaitant la réformer. C’est l’urgence de la situation, la peur de ne pas atteindre ses objectifs (temps, budgets, livrables) ou de perdre des revenus, qui génèrent la recherche d’une solution.
Finalement, cette approche originale engendre une gestion très carrée une fois la tempête passée. Cependant, une nouvelle méthode ne découle pas forcément d’un problème. Une méthode, c’est plutôt la formalisation, après coup, d’une approche innovante en réaction spontanée à une grande pression.
Pas de méthodes issues des petites entreprises ?
Sigma chez Motorola, 5S et Kaizen chez Toyota, XP chez Chrysler, la plupart des méthodes de gestions, d’améliorations, de développements, naissent dans les grandes entreprises ou dans les universités. Pourtant, les startups et les PME ne sont pas moins sensibles à la pression, au contraire.
La réaction naturelle des dirigeants de PME n’est pas d’aller vers plus de structuration. Une petite entreprise, souvent caractérisée par son agilité, va plutôt chercher à s’adapter, pivoter, voire à fuir le problème ou la situation causant cette pression.
La grande entreprise, de part son inertie, n’a pas le choix : elle doit “percuter” l’obstacle. Les méthodes servent à satisfaire un besoin naturel des grandes organisations : se structurer.
Les méthodes de gestion sont suscitées par les problèmes rencontrés par les grandes organisations, alors en danger. Les plus petites organisations sont elles aussi en danger, et même plus souvent que leurs grandes soeurs. Passent-elles leur temps à créer des méthodes ? Absolument pas. Pourquoi ? Tout simplement parce que les organisations à taille humaine réagissent exactement comme les grosses organisations : quand elles se sentent menacées, elles se replient sur ce qu’elles savent faire de mieux, et dans leur cas, c’est leur capacité à s’adapter.
Si les organisations étaient des bateaux naviguant sur l’océan, les grandes seraient des paquebots, des pétroliers ou des porte-conteneurs. Les organisations de tailles humaines ressembleraient aux voiliers. Constamment en train de changer de cap pour prendre le meilleur vent. Beaucoup plus sensibles aux tempêtes. À la merci des vagues, des mammifères marins et des objets flottants entre deux eaux. À ce jour, traverser un océan à la voile reste un exploit. Mais pour les passagers d’un cargo ou d’un bateau de croisière, cela n’est qu’un voyage.
Certes, il arrive aussi que de grands évènements affectent les grands bateaux. Cent années se sont écoulées entre le naufrage du Titanic en 1912 et celui du Costa Concordia en 2012. Combien de grands bateaux ont échoué dans ce même laps de temps ? Et combien de voiliers ? Les techniques de construction se sont affinées, les outils d’aide à la navigation aussi, mais les voiliers restent les embarcations les plus fragiles et vulnérables face aux intempéries. Tout comme les petites organisations.
Il existe une très vaste gamme de voiliers. Des grands catamarans de course aux voiliers en acier des familles parties en congés sabbatiques, il y a un fossé. Et malgré toutes ces différences, catamarans et voiliers font partie de la même famille.
Le chantier naval Harland and Wolf, qui avait autrefois produit le Titanic et qui bâtit aujourd’hui de grands pétroliers, a des préoccupations bien différentes de celles de Garcia Yachting ou de Green Marine, qui conçoivent des voiliers de plaisance et de course. Même si les grands peuvent s’inspirer des petits, et vice-versa, leurs bateaux ne se comportent fondamentalement pas de la même manière en mer, ils n’ont pas les mêmes contraintes.
Respecter ce que l’on est
La popularisation de l’agilité, de l’adaptabilité, de l’innovation dans les grandes entreprises n’est pas d’aujourd’hui. Même s’il ya de plus en plus de porosité entre petites et grandes entreprises, même si les grandes organisations s’inspirent souvent de la méthodologie et du comportement naturel des petites, les organisations de grande taille cherchent toujours à se structurer davantage, tandis que les plus petites tendent à s’adapter plus rapidement. Ce sont leurs manières respectives de survivre, leurs réactions naturelles !
Il est intéressant pour le gestionnaire de la grande entreprise de regarder autour de lui et de chercher, même parmi les plus petites entreprises, des approches innovantes, des solutions originales et d’autres façons de faire. Mais il faut rester conscient de la taille de l’organisation dans laquelle on évolue.
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