Par Farhat Othman.
C’est ce qui ressort des dernières évolutions dans la ligne de pensée des think tanks occidentaux, notamment américains, qui dirigent de fait les orientations majeures de la Tunisie. N’a-t-on pas dit que M. Youssef Chahed, chef du nouveau gouvernement, était le choix imposé par les intérêts d’outre-Atlantique qu’il avait servis auparavant ?
Nouvelle donne politique en Tunisie
Cela semble être confirmé par la boutade, en apparence anodine, du chef du gouvernement sortant lors de la passation des pouvoirs intervenue le 29 août à Tunisie. En résumé, elle indiquait que le gouvernement Chahed est appelé à prendre garde à ne pas faire l’objet de tracasseries de la part du chef du parti islamiste, M. Rached Ghannouchi.
Or, M. Habib Essid, président du conseil sortant, n’est pas connu pour parler dans le vide ni d’user à l’emporte-pièce de formules, surtout sous forme de litote. Son propos fait pourtant bien état d’une menace à peine voilée de fatwa belliqueuse de la part du chef du parti islamiste qui viendrait mettre fin à l’expérience du nouveau gouvernement.
Ce serait la monnaie rendue de sa pièce au président de la République qui, par l’initiative inattendue du gouvernement d’union nationale, a mis fin à celui de M. Essid qui devait, selon les accords initiaux, aller jusqu’aux élections municipales.
Certes, on pourrait mettre les propos de ce dernier sur le compte du dépit éprouvé par un homme blessé dans son amour-propre ; ils ne restent pas moins ceux d’un politicien qui sait rester parfaitement lucide en toute circonstance.
Qu’a donc voulu dire M. Essid en souhaitant, apparemment sincèrement, à son successeur de durer et en lui conseillant de veiller à ne pas mécontenter le chef du parti islamiste ?
Surtout, comment M. Chahed pourrait-il le faire quand on sait que l’impératif catégorique de son gouvernement est justement de sortir le pays de l’inertie à laquelle le précédent gouvernement a été acculé par un alignement excessif sur les positions d’Ennahdha, ce que le président de la semble lui avoir particulièrement reproché ?
Titanesque bras de fer entre Essebsi et Ghannouchi
Voulu par le seul président de la République, réveillé à ses fondamentaux de politique moderniste et modernisante, le gouvernement Chahed ne saurait innover et moderniser le pays qu’en foulant le pré carré du parti islamiste, bousculant ses tabous, comme sur la question sensible de l’égalité successorale. Or, elle a toujours été centrale dans la vision de celui qui se veut le continuateur de l’œuvre de Bourguiba.
Ghannouchi, bien pris de court par l’initiative de ce qu’il faut désormais appeler son ancien complice du compromis historique, ne l’a été en fait que le temps de reprendre ses marques et de reconnaître le nouveau terrain, ce qui l’a amené à avaler la couleuvre.
En accepteraient-ils donc d’autres, et bien facilement, surtout que ses troupes ruent déjà dans les brancards, n’étant pas en mesure de le suivre sans dommages pour davantage de concessions ?
Un titanesque bras de fer s’annonce entre les deux gourous de la scène politique tunisienne, et surtout entre le chef du parti Ennahdha et ses troupes les plus radicalisées. Le tout se faisant sous le regard amusé de l’oncle Sam qui a toujours adoré semer la pagaille afin d’être aisé à jouer au shérif ; son imaginaire cow-boy et son inconscient d’enfant espiègle le commandant.
Essid, qui a été contraint de ménager le gourou islamique, un peu trop donc au goût de M. Essebsi, ne semble pas croire à une nouvelle défaite de M. Ghannouchi. Aussi a-t-il mis par avance en garde son successeur contre une réaction courroucée de ce dernier dans l’intérêt du pays dont il est grand commis. En effet, le connaissant bien, il pense qu’il ruminerait déjà sa revanche dans le bras de fer se jouant entre les deux monstres sacrés de la politique en Tunisie.
Printemps islamique
Toutefois, tout porte à croire que M. Essid a tort de trop s’attendre à une telle réaction, le pari de M. Essebsi semblant bien pensé, ayant senti le vent tourner et en ayant pris la juste mesure.
Ce vent s’appelle bien évidemment le soutien américain à l’islamisme politique tunisien ; car il ne serait plus aussi inconditionnel qu’avant.
De plus, l’expérience de M. Essebsi et son talent politique le renforcent dans l’idée qu’il est temps pour une nouvelle donne dans le pays, nécessaire au demeurant. C’est qu’il est stratégique de conforter, tout en en tirant profit, la nouvelle analyse américaine du rôle islamiste au service de ses intérêts en Tunisie et dans le monde.
Celle-ci jouerait moins la carte Ennahdha ainsi qu’elle l’a fait à ce jour, plutôt comme un nouveau parti islamiste complètement rénové en mesure d’incarner véritablement une démocratie islamique avec ce que cela commande de mesures douloureuses.
Parmi les plus emblématiques, on cite bien évidemment la question relative au statut de la femme en matière de succession, mais aussi la libéralisation totale du commerce d’alcool, ainsi que celle des mœurs, incluant les rapports sexuels libres entre adultes consentants, entre mêmes sexes également.
Au reste, il est un signe qui ne trompe pas que représente le profil du nouveau ministre des Affaires religieuses, fin connaisseur de l’islam politique. Son rôle, tel que perçu du côté américain, consisterait à faire adouber un tel aggiornamento démocratique de l’islam traditionnel. N’a-t-il pas soutenu récemment se référer à l’islam tunisien, rappelant qu’il est ternaire : malékite (orthodoxe modéré), ashaarite (sunnite rationaliste) et surtout soufi (spiritualité islamique) ?
C’est bien la carte de l’islam soufi que joue désormais l’ami américain ; ce qui change tout en Tunisie ! Que les islamistes intégristes se préparent donc d’ores et déjà à la future révolution tunisienne qui aura lieu au cœur même de l’islam. C’est l’annonce d’un printemps islamique que préparerait le gouvernement Chahed à la veille du sixième anniversaire du coup du peuple tunisien déclencheur du printemps arabe.
Pour les occidentaux, l’islam politique est forcement antidémocratique, alors que ce n’est pas si évident.
Du coup ils se positionnent systématiquement contre les régimes qui s’en réclame (sauf s’ils ont du pétrole 😉 en prenant le risque de renier les idéaux démocratiques. Le FIS avait bien gagné les élections libres en Algérie.
Les USA ont eu autrefois la même attitude envers les régimes marxisant d’Amérique latine comme par exemple le Chili avec un résultat mitigé. A l’époque, les intellectuels avaient dénoncé cette politique, mais aujourd’hui c’est un silence gêné qui prédomine.
Même la Turquie qui n’a pas (encore?) remis en cause la démocratie n’est pas soutenue par ses alliés de l’OTAN.
On peut en effet s’attendre à une évolution similaire en Tunisie.
Salvatore Allende n’a pas été renversé par la CIA. C’est son propre parlement qui a demandé sa destitution.