Par Guillaume Nicoulaud.
Comme la plupart des civilisations humaines, nous comptons en base dix et ce, depuis un moment. Pourtant, quand on y regarde de plus près, les mots que nous utilisons laissent transparaître quelques bizarreries intéressantes. Tenez par exemple : pourquoi dit-on « onze » et « douze » plutôt que « dix-un » et « dix-deux » comme en Cantonais ou en Mandarin ? C’est tout de même étrange, si vous y pensez, d’utiliser des mots spéciaux pour tous les entiers de 1 à 16 puis, comme par magie, de passer en mode décimal. Aurions-nous, autrefois, utilisé un système hexadécimal ?
Autre exemple amusant : nos « soixante-dix » (60+10), « quatre-vingt » (4X20) et « quatre-vingt-dix » (4X20+10). Là où nos amis belges et suisses utilisent les formes « septante » « octante » et « nonante », mots hérités du Latin et utilisés en Provençal, en Gascon et en Corse, nous formons des multiples de 20, trace possible d’un système vigésimal, comme en Picard, en Auvergnat et en Limousin. On a longtemps dit, sans preuve, que c’était sans doute un héritage celte puisque les Bretons et les Gallois utilisent un système analogue. Mais il faut alors expliquer pourquoi cette spécificité n’apparaît pas dans le Gaëlique irlandais, tandis qu’on le retrouve en Basque.
Cela m’a donné envie d’une petite promenade dans l’extraordinaire diversité des systèmes qui transparaissent dans nos langues.
Basics : les systèmes basiques
Première étape : les systèmes basiques. On les trouve, vous vous en doutez, dans les zones où vivent encore des peuplades primitives comme au fond de la jungle amazonienne, dans le bush australien et — à tout seigneur tout honneur — chez les champions toutes catégories de la créativité en matière numérique : en Papouasie-Nouvelle-Guinée.
Basique parmi les basiques, le système de la langue Molmo One (Papouasie-Nouvelle-Guinée). Il y a un mot pour « un », un autre pour « deux » et trois se dit « deux un ». Il y a, en principe, un mot pour quatre (« deux deux ») mais personne ne compte jusque-là . Dans le même ordre d’idées, en Bakairi (Brésil), on va un peu plus loin : ils utilisent trois mots : « un », « deux » et « plus » ce qui leur permet de former : « un », « deux », « deux un plus », « deux deux plus », « deux deux un plus » et ça s’arrête là . Notez qu’en Gupapuyngu, un langage aborigène d’Australie, on compte aussi jusqu’à 5 mais d’une façon assez originale. Littéralement : « solitaire », « paire », « trio » (c’est-à -dire une famille composée de papa, maman et un enfant) puis, ils se représentent un tas d’œufs de tortue arrangés en pyramide : s’il y a un œuf au-dessus ça fait 5 sinon c’est juste 4.
En Yukpa (Venezuela), on va jusqu’à 10 et on fonctionne par paires. Ça donne « un », « deux », « trois », « deux paires », « une main entière », « trois paires »… jusqu’à « fini les deux mains ». Tous les entiers supérieurs à 10 se disent « beaucoup ». En Kombio et en Orokaiva (Papouasie-Nouvelle-Guinée), on compte jusqu’à 20 (doigts) avec 4 mots : « un », « deux », « main », « pied ». Pour 16, ça donne en gros « main, main, pied, un » chez les premiers et inɡeni heriso nei vahai, nei vahai (« deux mains et un pied et un ») chez les autres. Évidemment, dans les deux cas, arrivé à 20 c’est terminé. Notez qu’en Araona (Bolivie), ça fonctionne de la même façon à ceci près que 20 c’est « quatre mains ».
Mais les papouasiens, je vous l’ai dit, sont capables de prodiges. En Oksapmin, les locuteurs ont trouvé un moyen de passer la limite des 20 : ils commencent comme nous, sur les doigts d’une main, puis comptent le poignet, l’avant-bras, le coude et ainsi de suite jusqu’à avoir épuisé les 5 doigts de leur deuxième main. De cette façon, ils arrivent jusqu’à 27. Mieux encore : en Bukiyip, on utilise un système tertiaire (en base 3) : « un », « deux », « deux un » ; les nombres 4 et 5 échappent étrangement à cette règle puis ça repart à partir de 6 : « six », « six un », « six deux », « neuf », « neuf un » etc… Je termine cette brève liste avec mon favori : le système binaire de la langue Fas, encore en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Ça fonctionne à peu près comme votre ordinateur mais avec des « un » et des « deux » : « un », « deux », « deux un », « deux deux », « deux deux un » etc… Pour 42, répétez 21 fois « deux ».
Serious stuff : système décimal… et autres systèmes
On attaque les choses sérieuses mais sans quitter la Papouasie-Nouvelle-Guinée. En langue Ndom, on compte en base 6 (système sénaire) c’est-à -dire que ça commence comme nous jusqu’à (l’équivalent de) six puis, ça bascule en « six et un », « six et deux » etc. Le système « reboote » deux fois à 18 (tondor) et 36 (nif) puis ça continue à coup de sommes et de multiples de 6, 18 et 36. Pour 67, vous diriez nif abo tondor abo mer an thef abo sas (soit « 36 et 18 et 6 fois 2 et 1 »). Je vous l’avais dit : ils sont très très forts.
En langue Pazeh (Taiwan), le système est un mélange de quinaire (base 5) et de décimal (base 10). Ils ont des mots pour les entiers de 1 à 5, pour 10, 100 et 1000 et se débrouillent avec. Ça donne un, « deux », « trois », « quatre », « cinq », « cinq un », « cinq deux » etc. Pour 42 dites supaza isit dusa (« quatre dix deux »). En Meyah et en Alamblak (Papouasie-Nouvelle-Guinée), on mélangeait le système quinaire (5) avec le système vigésimal (20) ; c’est-à -dire qu’en plus de « un », « deux », « main » et « pied » (comme vu plus haut), ils comptaient les « hommes entiers » et tous les autres nombres étaient formés sur cette base. Pour 42, ça donnait « deux hommes et deux » mais il semble que ces systèmes soient en train de disparaître. Notez qu’en Catio (Colombie), c’est exactement le même principe.
Je passe rapidement sur les différentes variantes du système décimal ; juste le temps de signaler la profusion absolument invraisemblable de mots utilisés par le système Hindi comme, d’ailleurs dans la plupart des langues du sous-continent indien, et mon système préféré dans cette catégorie : celui de la langue des îles Tonga : ils ont des mots pour tous les entiers de 0 à 9, puis se contentent de lire les chiffres comme ils s’écrivent. Pour 42, dites simplement « quatre deux ».
Si vous cherchez un modèle de système duodécimal (base 12), je vous recommande le dialecte Nimbia, une variante du Gwandara (Nigéria), qui est d’une régularité à toute épreuve : tout est basé sur des multiples de douze auquel on rajoute des unités. Par exemple, 42 se dit « douze trois et six ». Détail amusant, 12 fois 12 se dit wo. Aussi incroyable que ça puisse sembler, j’ai trouvé une base 15 (système pentadécimal) et c’est bien sûr en Papouasie-Nouvelle-Guinée : en Huli, ils ont des mots pour les entiers de 1 à 15 puis pour les multiples de 15. Pour 42, par exemple, dites « 15 fois 2 plus douze unités de la 3ème quinzaine ».
On arrive enfin à la base 20, système beaucoup plus courant qu’on pourrait le croire et qui pourrait bien être à l’origine des petites bizarreries de notre langue évoquées en introduction. L’exemple le plus célèbre est sans doute le système du Nahuatl (Mexique), la langue des Aztèques, qui est un système entièrement vigésimal avec des bases intermédiaires à 5, 10 et 15. On trouve des traces de système vigésimal dans un paquet de langues un peu partout ; c’est ce qui amène Georges Ifrah, historien des mathématiques, à penser que tous ces systèmes pourraient avoir une origine préhistorique commune.
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Très intéressant et amusant…
Mais comment expliquer les systèmes en 6 et en 12?
Pour 5, 10, 20 on comprend que les mains sont utiles…
Sinon, je n’ai pas vu le système hexadécimal (16…qui pourrait expliquer les particularités des nombre 11 à 16) dans la liste…Il m’a échappé ?
Base 12 : phalanges
Je suis frustré de ne rien lire sur la base 60 !
Il n’y a pas de base 60 au même titre qu’une base 10 car il n’existe nulle part une numérotation à 60 symboles en fait la base 60 c’est une base 12*5.
Les 12 phalanges d’une main pointées par le pouce et le nombre de douzaines compté sur chaque doigt de l’autre main.
Aujourd’hui la « base 60 » que l’on utilise pour les minutes et secondes est une base 6*10.