Par Yorick de Mombynes.
À mesure que la déferlante « blockchain » prend de l’ampleur, la quantité d’âneries publiées sur ce sujet augmente de manière exponentielle. Si l’on souhaite essayer de comprendre quelque chose à ce domaine complexe, technique et mouvant, il convient d’éviter soigneusement tous les médias généralistes, de dénicher sur internet les rares synthèses sérieuses, et éventuellement de suivre l’actualité sur les sites spécialisés1. Il peut également être utile de consulter quelques ouvrages. Voici mon avis personnel sur les neuf livres que j’ai lus récemment.
Bitcoin, l’avis des pionniers
Dans Bitcoin Book (2012), Pierre Noizat, un des pionniers de Bitcoin en France, explique en détails le fonctionnement de la signature électronique, du minage, de la preuve de travail, et du caractère programmable du bitcoin (« Bitcoin » désigne le réseau, « bitcoin » la monnaie). Même si ces éléments sont parfois trop techniques pour un non-mathématicien, ils permettent de se faire une idée de ce qui contribue concrètement à la sécurisation extrême du réseau Bitcoin.
Le livre contient également des éléments de théorie des jeux, une réflexion sur l’évolution possible du bitcoin d’un statut de meta-devise vers celui de monnaie complémentaire et sur l’intérêt de son caractère déflationniste. Ce livre court, riche en descriptions techniques et en analyses économiques, est intéressant mais moins que celui écrit trois ans plus tard par le même auteur.
Avec Bitcoin, mode d’emploi – L’invention d’une liberté (2015), Pierre Noizat simplifie certains aspects de son livre précédent et en développe d’autres. Je vois deux intérêts principaux à cet ouvrage dense, exigeant et passionnant.
D’une part, il recourt aux lois de la thermodynamique pour prouver la nécessité d’un coût externe dans le processus de validation des blocs : « la sécurité des preuves de calcul est forte car elle s’appuie sur une loi physique ». Ces éléments sont capitaux pour comprendre l’important débat actuel entre « proof of work » (PoW) et « proof of stake » (PoS). D’autre part, Pierre Noizat élargit son analyse de la signification économique de Bitcoin.
Si, contrairement à son livre de 2012, il ne cite pas Bastiat et l’école autrichienne, il s’attaque plus frontalement à la « conception quasi-religieuse de la monnaie » qu’ont beaucoup de gens, ainsi qu’aux méfaits du monopole de la création monétaire dévolu aux banques centrales et délégué aux banques privées. Il s’appuie, par ailleurs, sur les analyses de Jaron Lanier pour rappeler la « face sombre des serveurs sirènes » (les GAFA) et pour montrer que le caractère décentralisé de Bitcoin permettra « de redonner au citoyen le contrôle de ses données et de construire une architecture des réseaux pour une économie pérenne ». Cet ouvrage remarquable mérite son beau sous-titre.
La Blockchain décryptée
La Blockchain décryptée – les clefs d’une révolution (2016), publié par la jeune et dynamique équipe de Blockchain France, offre une présentation courte et claire du fonctionnement de la blockchain, une description de ses premiers cas d’usage dans quelques secteurs économiques (assurances, banque, santé, etc.), et des contributions et interviews d’analystes et acteurs clés de cette technologie.
Des penseurs libéraux comme Hayek et Hernando de Soto sont cités de manière favorable, même si le lecteur libéral relèvera avec amusement quelques contresens navrants comme celui de ce « théoricien du pair-à -pair », qui estime que « Bitcoin est très influencé par la théorie politique qu’on appelle anarcho-capitaliste, qui est aussi un anarcho-totalitarisme, puisque ce mouvement prône le marché total », et qui « trouve la blockchain dangereuse parce que ce qu’elle nous annonce, c’est un totalitarisme libertaire, effrayant, terrible ». En dehors de ce genre de divagation, ce livre bien construit et facile à lire propose une large palette d’informations et analyses intéressantes.
La référence dans le domaine Bitcoin
Mastering Bitcoin : Unlocking Digital Cryptocurrencies (Andreas Antonopoulos, 2015) est un des ouvrages de référence dans le monde pour les aspects techniques de Bitcoin. Il explique comment créer un portefeuille, acquérir, envoyer et recevoir des bitcoins, et décrit clairement la manière dont fonctionne la blockchain. Mais la moitié du livre est consacrée aux manipulations à exécuter pour télécharger Bitcoin Core, c’est-à -dire l’ensemble de la blockchain Bitcoin, et devenir un « nœud » du réseau, ce qui ne peut intéresser qu’une petite minorité de développeurs.
Avec The Internet of Money (2016), Andreas Antonopoulos confirme qu’il n’est pas seulement un des meilleurs experts techniques mondiaux de Bitcoin mais aussi un vulgarisateur hors pair, doté d’une solide culture économique et historique (et d’un sens de l’humour fort appréciable). Dans ce recueil de onze conférences, il ne se contente pas de répéter comme un perroquet la tarte à la crème selon laquelle nous serions, face à Bitcoin, dans la même situation que face à Internet en 1992 : il le prouve.
Tout son livre est même construit comme une démonstration de cette idée. Même s’il n’aborde pas, loin s’en faut, tous les débats actuels (comme les risques des crowdsales ou les abus qui ont mené au désastre de The DAO et au hard-fork d’Ethereum), cet ouvrage foisonne de réflexions stimulantes dont voici un trop bref aperçu.
La fin du rêve totalitaire des États-Nations
Pour Antonopoulos, si « le rêve des États-nations de créer un système financier totalitaire est mort le 3 janvier 2009, avec l’invention de Bitcoin », la monnaie bitcoin n’est que la première application, la plus naturelle, de la blockchain. Ce système fondé sur la décentralisation, la confiance et le caractère anti-fragile rend possible une quantité incalculable d’autres applications, dont nous n’avons encore pas la moindre idée. « Affirmer que Bitcoin est une monnaie digitale est comme dire qu’Internet est une sorte de téléphone chic. C’est comme dire qu’Internet se réduit à l’e-mail ».
L’auteur montre en quoi le système bancaire qui, « sur les 50 dernières années, n’a offert que deux innovations au consommateur, les distributeurs et la carte bancaire », a déjà pratiquement perdu la guerre face à Bitcoin parce qu’une vague d’innovations sans précédent est en cours dans les startups travaillant sur la blockchain, ce dont peu de gens se rendent compte. Il explique pourquoi nous avons du mal à admettre cette réalité et en quoi le scepticisme d’une partie des élites et des experts face à Bitcoin est exactement du même type que celui rencontré par toutes les grandes ruptures technologiques qui ont bouleversé l’humanité : l’automobile, l’électricité, etc. (le maire de Paris affirmait en 1900, que la « mode » de l’électricité tomberait dans l’oubli sitôt l’Exposition universelle passée…).
Réseau idiot pour dispositifs intelligents
Pour Antonopoulos, Bitcoin est, comme Internet, un « réseau idiot qui relie des dispositifs intelligents », ce qui permet une innovation sans limites (à l’inverse du réseau téléphonique, qui était un « réseau intelligent reliant des dispositifs idiots », et dont les possibilités d’innovation étaient donc centralisées, contrôlées et restreintes), et il échappe ainsi à la « tragédie des communs » alors même qu’il est open source.
Il explique que nous sommes en train d’assister, avec Bitcoin, à une « inversion des infrastructures » similaire à celle qui a eu lieu entre l’automobile et le transport à cheval, l’électricité et le gaz, Internet et le téléphone : dans un premier temps, l’innovation disruptive cohabite de manière précaire et insatisfaisante avec le réseau de l’ancienne technologie, puis des infrastructures plus adaptées sont progressivement construites, qui permettent à la fois de rendre les anciens services de manière beaucoup plus efficiente et d’en inventer de nouveaux que personne n’aurait jamais pu prévoir.
Antonopoulos estime que la « concurrence » entre Bitcoin, Ethereum et les autres blockchains est un faux problème, et que la question de savoir quel est le nombre d’altcoins optimal revient à se demander, en 1994, combien de blogs le système Internet pourrait héberger. Il décrit de manière assez amusante l’aberration du design actuel de Bitcoin, inventé par des ingénieurs qui ont essayé de reproduire les références symboliques et le champ lexical du système bancaire alors que Bitcoin est fondamentalement autre chose.
Pour Antonopoulos, Bitcoin opère, dans le champ de la monnaie et de la valeur, le même découplage entre le media et le contenu que celui qui a eu lieu avec les inventions successives du théâtre, de l’imprimerie, de la télévision et de Twitter, évolutions qui ont systématiquement été accueillies avec incompréhension et mépris parce que les hommes continuaient à estimer la valeur du contenu par les coûts de production (fortement décroissants) du media.
Enfin, sur la question de la « scalabilité » de Bitcoin, Antonopoulos appelle à plus de prudence intellectuelle tous ceux qui oublient qu’à chaque fois que le Net a fait face au même type de problème (de Usenet à Netflix, en passant par le Web, Voice over IP et Youtube), le pessimisme unanime des meilleurs experts a toujours été réfuté par les faits.
Confiance Numérique
Dans Bitcoin et Blockchain : Vers un nouveau paradigme de la confiance numérique ? (2016), rédigé par quatre consultants et avocats, la description des fondements de Bitcoin, des premières applications de la blockchain et de ses enjeux économiques n’a pas grand intérêt. En revanche, la dernière section offre une synthèse utile sur ce que, d’un point de vue juridique, le bitcoin « ne serait pas » « semble être » et « pourrait être ».
Bit by Bit : How P2P Is Freeing the World (2015), du sémillant libertarien Jeffrey Tucker, n’est pas un livre sur la blockchain, mais Bitcoin en est un des sujets principaux. Son passage le plus intéressant est, selon moi, l’analyse du bitcoin dans la perspective de l’école autrichienne, celle ouverte en 1912 par Ludwig von Mises avec The Theory of money and credit. Tucker tente de répondre à la question que tout le monde se pose : le bitcoin est-il une monnaie ?
Parmi les éléments de réponse figure le sujet de sa compatibilité avec le théorème de régression de Mises. Tucker montre que le bitcoin a bien une valeur d’usage avant d’avoir une valeur d’échange. Il s’appuie sur les travaux d’économistes comme Peter Surda, qui aboutit à une conclusion différente de celle de Walter Block qui estime que le bitcoin, sans pour autant être encore une monnaie, a une valeur d’échange alors même qu’il n’a pas eu de valeur d’usage initiale. Le reste de ce livre agréable et très peu technique contient un rappel des théories monétaires de Menger, Mises, Hayek, Rothbard et un grand nombre de considérations pratiques et de prévisions optimistes et rafraîchissantes sur la manière dont les technologies P2P préserveront et développeront les libertés.
Surfing sur la hype de la blockchain
Dans Blockchain Revolution: How the Technology Behind Bitcoin Is Changing Money, Business, and the World (2016) Alex et Don Tapscott surfent allègrement sur la hype de la blockchain et semblent chercher à étayer de manière systématique l’idée à la mode selon laquelle la blockchain va « tout révolutionner ». Ils ont réalisé un travail de recherche considérable et offrent un panorama impressionnant (et parfois un peu indigeste) des projets en cours dans tous les secteurs économiques, sociaux et politiques, et des défis que devra relever la blockchain pour poursuivre son développement en tant que technologie disruptive majeure.
Ce livre ressemble parfois à une accumulation insuffisamment critique de pitchs survoltés de startups exaltées, et il manque d’éléments techniques crédibles qui viendraient expliquer et étayer certaines de ses affirmations et prédictions.
The Business Blockchain : Promise, Practice, and Application of the Next Internet Technology (2016) s’inscrit dans la même veine mais il est plus synthétique, plus conceptuel et moins grandiloquent. Son auteur, William Mougayar, adopte une approche de consultant en stratégie, à base de matrices et de décompositions analytiques sobres et efficaces (et parfois légèrement fumeuses).
Bien que préfacé par Vitalik Buterin, l’ouvrage ne semble pas trop biaisé en faveur d’Ethereum, même s’il évacue un peu rapidement des sujets comme le débat entre PoW et PoS. Comme le souligne Buterin, pour les pionniers de la blockchain, une des évolutions les plus étonnantes de ces deux dernières années est la vitesse avec laquelle les institutions se sont emparées de ce sujet.
Le livre présente donc les implications de la blockchain d’un point de vue business (smart property, transactions multi-signatures, smart contracts, choix délicat entre blockchain publique et privée, comparaison avec les bases de données classiques, etc.), et comment les grandes entreprises peuvent s’organiser pour prendre en compte cette technologie inattendue afin d’adapter/sauver/révolutionner leurs business models. De manière plus générale, l’auteur, se référant notamment à l’article classique de Hayek, « The Use of Knowledge in society », affirme que la blockchain va permettre une nouvelle phase de décentralisation aux conséquences insoupçonnables.
En conclusion, s’il ne fallait retenir que deux ouvrages, Bitcoin, Mode d’emploi s’imposerait pour la compréhension technique indispensable de la blockchain, et The Internet of Money pour la réflexion sur ses impacts économiques et civilisationnels.
- Par exemple bitcoin.fr, CoinDesk, Cointelegraph, Bitcoin Magazine ↩
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