Par François Lévêque.
Un article de The Conversation
Bête noire des taxis, Uber compte dans le monde plus d’un million de chauffeurs utilisant sa plateforme. Oublions les premiers sans nous interroger sur leurs pertes et le caractère loyal ou déloyal de la concurrence que subit cette profession réglementée ; ignorons si les seconds sont des chômeurs en moins ou des travailleurs exploités en plus. Intéressons-nous aux bénéfices pour les consommateurs et à la concurrence dans la voiture de transport avec ou sans chauffeur.
Des débats divers selon le contexte national
L’entrée fracassante d’Uber dans le monde du transport urbain a soulevé, et continue de soulever, de nombreuses polémiques. Les plus vives portent sur l’inadaptation du cadre réglementaire des taxis, la façon de le faire évoluer, la baisse de recettes et du prix des plaques pour les chauffeurs, ainsi que sur les emplois créés par les VTC, leur nombre, mais aussi leur valeur sociale (petits boulots ou vrais emplois, rémunération de misère ou décente) et leurs caractéristiques contractuelles (salariat déguisé ou micro-entrepreneur indépendant). Bref, les débats portent avant tout sur la rivalité entre Uber et les taxis, ses raisons et ses effets.
Ils sont légitimes et méritent réflexion. Mais les éclairages que l’on peut apporter dépendent des situations locales et nationales. Les réglementations des taxis, le droit du travail et le taux de chômage varient d’une métropole et d’un pays à l’autre. Or les analyses documentées restent encore limitées à un petit nombre de marchés géographiques.
Prenons l’exemple de l’origine et du profil des chauffeurs Uber en France et aux États-Unis. En France, un quart d’entre eux était au chômage ; la moitié consacre plus de 30 heures par semaine à circuler ; et les trois quarts en tirent la majeure partie de leurs revenus. Aux États-Unis, moins de 10 % des chauffeurs Uber étaient auparavant sans emploi, et pour la très grande majorité d’entre eux il s’agit d’une activité à temps partiel et d’un revenu de complément.
En France, la proportion de chauffeurs Uber dans la population active locale est d’autant plus élevée que leur zone d’habitation se caractérise par un taux de chômage élevé et un revenu médian faible. Aux États-Unis, les chauffeurs Uber se distinguent peu de l’ensemble de la population active des grandes métropoles.
En schématisant, Uber offre aux États-Unis une opportunité pour ceux qui ne gagnent pas assez et en France pour ceux qui ne gagnent rien. Cette différence est liée à toute une série de conditions économiques particulières, mais aussi à l’interdiction en France d’Uber Pop qui aurait facilité, comme aux États-Unis, l’activité à temps partiel.
L’avantage pour le consommateur
Concentrons-nous alors sur les consommateurs. Lorsque vous avez utilisé pour la première fois les services d’un VTC comme Uber vous avez eu l’impression d’entrer dans un autre monde : un chauffeur qui vous ouvre la portière ; qui est aimablissime ; qui vous demande si vous voulez écouter la radio, et si oui laquelle ; qui vous offre des bonbons et de l’eau minérale ; et qui ne doit pas être payé en espèces. Vous avez peut-être ainsi évité – cela arrive parfois – l’odeur du chien sur le siège passager, la saleté dans l’habitacle, les jérémiades du chauffeur sur la circulation, le refus des cartes de crédit, etc.
Mais vous avez peut-être aussi observé que la qualité de service des taxis parisiens, concurrence des VTC oblige, s’était grandement améliorée. Idem pour les taxis à Chicago. Dans cette ville, le nombre de plaintes des passagers a décru avec l’essor d’Uber, notamment les plaintes pour impolitesse, chauffage en panne, lecteur de carte défectueux, et conduite en téléphonant.
Un autre bénéfice pour les consommateurs apporté par Uber et quelques autres comme Heetch est d’offrir un service qui s’écarte des centres-ville et qui offre une plus forte présence la nuit. À New York, les courses en Uber réalisent moitié plus de trajets en dehors de Manhattan que les Yellow Cabs. En France, les trajets en VTC sont moitié plus importants que ceux des taxis entre minuit et le petit matin. Des millions de consommateurs qui ne prenaient jamais un taxi en commandent désormais sur leur téléphone portable.
Prix et valeur
Pour ce qui est des prix, la comparaison est compliquée. Les consommateurs sont en général gagnants dans la mesure où ils peuvent désormais opter pour des services low cost. Partager un véhicule avec Uber Pool ou faire appel à un chauffeur occasionnel de type Uber Pop permet de se déplacer en payant beaucoup moins cher qu’un taxi traditionnel. Aux États-Unis où ces services sont très développés, Uber est moins cher dans la très grande majorité des métropoles. À Paris, où Uber Pop a été interdit, les courses avec réservation G7 et Uber X sont de montants comparables.
Pour quantifier le bénéfice des consommateurs, les économistes calculent la différence entre ce qu’ils payent et ce qu’ils auraient été prêts à payer. Par exemple s’il pleut, vous paierez mettons 10 euros votre course alors que vous étiez prêts à la payer 18 euros pour éviter de vous faire tremper. Ce gain de 8 euros est votre surplus.
Une poignée d’économistes américains a estimé ce surplus pour les passagers d’Uber transportés en 2015 aux États-Unis à près de 7 milliards de dollars. Un chiffre qui vous parlera sans doute mieux : le passager d’Uber moyen engrange un surplus de 1,57 dollar pour chaque dollar qu’il dépense.
L’innovation tarifaire
Cette estimation n’a pas été réalisée en interrogeant les passagers, mais grâce à une politique de prix d’Uber particulière. À l’heure de sortie des cinémas, s’il pleut, ou encore le dimanche midi quand les chauffeurs préfèrent rester en famille, la course sera plus chère. Un coefficient multiplicateur du prix de base apparaît sur l’écran et le consommateur clique pour accepter la course ou bien décide de ne pas passer commande.
Ce sont ces informations qui sont utilisées pour construire la courbe de demande ainsi que pour calculer le surplus des consommateurs. Elles nous disent par exemple que le prix de la course sans coefficient multiplicateur est accepté dans 64 % des cas, mais seulement dans 39 % des cas quand le coefficient multiplicateur est de 2.
La possibilité de réaliser de tels calculs n’est cependant pas l’intérêt principal d’une tarification qui colle quasi-instantanément aux conditions de l’offre et de la demande. Il est de gérer efficacement la pénurie.
En premier lieu, attirés par une course qui sera mieux payée, les chauffeurs vont se diriger vers les zones où ils sont le plus demandés et vont adapter leurs horaires pour être présents au pic des besoins. Et ça marche. On observe ainsi que le nombre de courses Uber à New York est 25 % plus élevé quand il pleut ! Avec un prix constant, le nombre de véhicules disponibles serait resté le même et les clients en auraient attendu fort longtemps ou n’en auraient pas trouvé.
En second lieu, les passagers qui vont être transportés sont ceux qui valorisent le mieux ce service. Avec un prix constant, le principe du « premier arrivé, premier servi » se serait appliqué pour gérer la rareté. Les véhicules disponibles auraient été occupés indépendamment du consentement à payer plus ou moins élevé des passagers. Par exemple, à la station de taxis le troisième dans la queue aurait attendu son tour même s’il était prêt à payer beaucoup plus cher que ceux devant lui.
Derrière le prix d’une course
Vous êtes peut-être en train de vous dire que c’est bien qu’il y ait davantage d’Uber quand il pleut, mais que ce n’est pas juste de servir d’abord les plus riches. Vous êtes peut-être alors un partisan intransigeant de l’égalité absolue. Mais comprenez quand même qu’avec un tarif de base constant, les chauffeurs gagnent moins et que leurs efforts supplémentaires pour rouler quand il pleut malgré le trafic chargé, ou à l’heure du déjeuner dominical, ne sont pas rémunérés pleinement.
En effet, l’augmentation du prix de la course profite d’abord et avant tout aux chauffeurs ; Uber n’en bénéficie qu’à hauteur de sa commission de 20 %. Comprenez aussi que l’ensemble des consommateurs est aussi gagnant car le gain des passagers additionnels transportés grâce au plus grand nombre de véhicules disponibles dépasse en général la perte de ceux qui, le prix étant trop élevé, ont dû se rabattre sur un moyen de transport alternatif moins onéreux.
Il est possible que ces arguments ne vous convainquent pas complètement. D’autant que vous avez peut-être eu vent du quadruplement du tarif d’Uber lors d’une prise d’otage dans le centre de Sydney en 2014.
Quelques heures se sont écoulées avant qu’Uber ne reprenne la main sur son algorithme et propose la gratuité en prenant à sa charge le paiement bonifié des chauffeurs. Mais notez qu’au Bataclan, les taxis, les Uber et autres VTC ont fait preuve de courage et de générosité en se portant au secours de blessés et en transportant gratuitement des centaines de personnes. Dans un registre moins dramatique, au Nouvel An à New York ou à Paris, les prix d’Uber peuvent quintupler.
Ce qui choque en général dans le coefficient multiplicateur d’Uber et de ses concurrents, à l’instar de Lyft, est lié à un sentiment de déloyauté. D’abord, il est indubitable que certains bénéficient de la situation sans avoir rien fait. Il y a des véhicules qui se trouvent dans la zone où apparaît tout d’un coup une offre inférieure à la demande et donc le déclenchement d’une majoration.
Le partage asymétrique
Ces chauffeurs ne se sont pas rendus exprès dans le quartier alors qu’ils perçoivent quand même le tarif majoré. C’est un gain qui leur tombe du ciel. Ensuite et surtout, nos comportements s’écartent de la rationalité économique parfaite. Le refus de l’échange en cas de partage asymétrique d’un gain ou d’une perte est un résultat bien connu en économie expérimentale. Il repose sur l’expérience suivante : un sujet reçoit une somme d’argent et doit proposer à un autre sujet de la partager selon son bon vouloir ; ce dernier peut accepter ou refuser l’offre ; et, s’il la rejette, la somme d’argent est alors perdue pour tout le monde. Dans la plupart des cas, quand le partage laisse moins de 30 % à celui qui reçoit l’offre, il la refuse. Il préfère ne rien gagner plutôt qu’empocher de l’argent ; il préfère signifier ainsi à l’offreur que sa règle de partage est injuste en le punissant puisqu’il n’aura rien non plus.
Une façon classique des vendeurs de réduire le nombre de réfractaires aux majorations de prix instantanées, et limiter ainsi leurs effets négatifs sur la réputation, consiste à en exonérer en totalité ou partiellement les clients fidèles. Je n’ai pas connaissance qu’Uber ait mis en œuvre cette pratique, mais peut-être que d’autres VTC le font ou s’apprêtent à le faire. N’oublions pas en effet qu’Uber fait bien face à des concurrents en dehors des taxis réglementés eux-mêmes.
Un marché mondial et très local
Uber détient une longueur d’avance sur ses rivaux par sa couverture géographique. L’entreprise californienne est aujourd’hui implantée dans 72 pays et 425 villes. Cependant elle n’est pas partout dominante. Certes, elle est loin devant Lyft et Curb dans presque toutes les villes des États-Unis ; et en France également devant Chauffeur Privé et LeCab. En revanche, elle est devancée de beaucoup en Russie par Yandex, en Indonésie par Gojek, en Inde par Ola, ou encore en Chine par Didi Chuxing. Ce sont toutes de firmes locales. Ce n’est pas une surprise car les marchés sont locaux et la connaissance des situations locales, en particulier politique et réglementaire, peut être un atout décisif.
Évidemment, la stratégie planétaire d’Uber lui coûte cher. Dans cette industrie, il est en effet nécessaire de détenir rapidement une part de marché élevée. À défaut, les chauffeurs ne gagnent pas assez car ils roulent trop souvent à vide, et les clients attendent trop longtemps.
Inversement, plus le nombre de clients est élevé, plus les tarifs au kilomètre peuvent être bas car les chauffeurs roulent presque toujours à plein. Mais gagner des parts de marché sur les concurrents passe par des remises et des prix attractifs. En deux ans Uber a perdu 2 milliards de dollars dans l’Empire du Milieu à s’échiner à contester la suprématie de Didi. La firme de Travis Kalanick a finalement jeté l’éponge en préférant vendre sa filiale chinoise et entrer au capital de Didi à hauteur de 18 % pour un montant non communiqué.
Une telle stratégie d’alliance est commune chez Uber et ses concurrents. Lyft est par exemple partenaire d’Ola en Inde et de Grab en Asie du Sud-Est. Notons que les alliances commerciales ou capitalistiques ne se limitent pas au transport urbain VTC que nous connaissons aujourd’hui.
Uber est partenaire de Volvo et Nissan, Lyft est associé à General Motors, Daimler possède MyTaxi et les géants de l’Internet sont très présents : Apple a investi un milliard de dollars dans Didi qui a également pour actionnaire Tencent et Alibaba ; Google est un des premiers investisseurs d’Uber et David Drummond, un des dirigeants d’Aphabet, siégeait encore récemment à son conseil d’administration.
La concurrence de demain… sans chauffeur
Tout ce petit monde se prépare à la concurrence de demain, celle qui devrait voir les voitures sans chauffeurs remplacer les véhicules des particuliers. Pourquoi posséder une voiture dès lors que les rues et les boulevards seront sillonnés de machines intelligentes à quatre roues qu’il suffira de héler électroniquement ? Le tout pour une dépense annuelle moindre qu’une voiture personnelle.
Le marché visé n’est plus seulement quelques pourcentages des trajets automobiles en ville, mais leur quasi-totalité. C’est ce next big thing qui explique la valorisation d’Uber à près de 70 milliards de dollars, un montant supérieur à celui du premier constructeur automobile américain.
Il n’est cependant pas sûr qu’Uber domine ce nouveau mode de transport individuel sans chauffeur. Aujourd’hui, Uber réalise des marges élevées sans détenir d’actifs matériels, l’essentiel des voitures appartenant aux chauffeurs. Demain, il lui faudra opérer avec ses propres véhicules dans une industrie à faible marge à l’instar des compagnies low cost aériennes. Grâce à sa marque et sa capacité d’innovation, Uber a cependant toutes ses chances pour réussir cette grande transformation. Mais on ne peut pas exclure qu’elle soit à son tour ubérisée…
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Les véhicules Tesla, tous compatibles Level V aujourd’hui, en attendant que la législation et l’IA les y autorisent, interdisent spécifiquement de passer par des sociétés tiers (Uber par exemple) pour réaliser des locations de conduite sans chauffeur.
A moins d’un rapprochement entre les deux sociétés, j’ai peur qu’Uber ne se fasse uberiser plus vite que prévu.
et qui paiera les charges sociales? qui servent aussi à payer les gens aux chomages et l’education de nos enfants?
Ah non, l’éducation, c’est pas du tout du tout les charges sociales.
Je vous rassure : l’éducation nationale est financée non par les charges sociales… mais par l’impôt sur le revenu !
😀
Les charges sociales seront payée par les sociétés qui exploiteront les véhicules voyons.. et les chauffeurs comme moi devront ce recycler dans le dispatching pour gérer les véhicules. La tête devant un écran toute la journée !! Quel horreur ! Un avenir effroyable 🙂