Hayek et le problème de l’information

Pour comprendre Hayek et apprendre de lui, il faut se préparer à penser conjointement avec lui à mesure qu’il écrit. Ses Å“uvres présument un esprit ouvert et disposé à aborder les plus complexes des sujets, en particulier celui de l’information en société.

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Hayek et le problème de l’information

Publié le 10 novembre 2016
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Par Jeffrey Tucker.

Hayek et le problème de l’information
By: Purple SlogCC BY 2.0

Friedrich A. Hayek est une grande figure de l’histoire de la liberté humaine : un défenseur de la liberté à une époque où la plupart des intellectuels du monde entier se tournaient vers les idéologies du commandement et du contrôle. Son héritage littéraire continue de fournir certains des arguments les plus puissants en faveur de la dépolitisation de l’ordre social, y compris dans le domaine du commerce.

Mais, d’après mon expérience, il reste aussi un des penseurs les plus difficiles à bien saisir.

Hayek, la pensée complexe

Ainsi, après sa mort en 1992, un magazine m’a chargé de produire une synthèse finale de sa vie et de son œuvre, résumant ses principales contributions, à destination d’un public non-averti. C’est le type de travail qui vous fait le mieux prendre conscience de tout ce que vous savez vraiment – ou ignorez – d’un sujet donné.

Je m’imaginais que ce serait simple et rapide. Je survolais avec aise sa biographie et ses idées politiques ; je mentionnais ses études du cycle d’affaires et son travail sur la théorie du capital. Mais en matière de science sociale, ses principales contributions peuvent se résumer au terme « le problème de l’information ». Bien qu’ayant lu ses plus grandes œuvres, ainsi que ses articles fondateurs sur le problème de l’information, j’étais stupéfait de me retrouver incapable d’écrire.

J’ai fini par réaliser que je ne comprenais pas, et que je n’appréciais pas à leur juste valeur, ses textes sur ce sujet. Je couvrais donc les fondamentaux (le savoir nécessaire pour organiser l’ordre social est distribué à travers tous les esprits individuels et reste inaccessible aux planificateurs), mais je me trouvais incapable de m’investir dans ces explications. Je suis resté figé dans cet état pendant environ vingt années.

L’utilisation de la connaissance dans la société

Je me suis efforcé de comprendre comment Hayek avait pu consacrer une si vaste littérature à ce seul sujet, pourquoi son article fondateur « L’utilisation de la connaissance dans la société » est resté l’article le plus cité pendant la seconde moitié du XXème siècle, pourquoi un nombre incalculable de dissertations ont traité des apports d’Hayek, et pourquoi il a influencé tant d’intellectuels de tant de disciplines différentes pendant tout ce temps.

Le premier écueil c’est que Hayek n’écrivait pas toujours avec un plan et des conclusions déjà en tête. Son style d’écriture n’est pas tant docte et encourageant mais plutôt exploratif et animé de curiosité. On en retire l’impression qu’il réfléchit au problème alors même qu’il écrit, cheminant peu à peu vers la bonne formulation, la bonne approche, les exemples les plus parlants, pour capturer au mieux ses raisonnements – qui semblent ainsi se dérouler au long de la lecture plutôt qu’être présentés tout faits, comme un plat prêt à consommer.

Une écriture frustrante

Pour qui cherche des réponses définitives et de la théorie pure, ce type d’écriture est souvent frustrant. S’ajoute à cela le fait que Hayek peut se montrer énervant, avec sa manie de soutenir des programmes politiques qui contredisent sa propre théorie. Il rechigne aussi régulièrement à pousser sa logique jusqu’aux conclusions les plus critiques. Inutile de rechercher dans l’œuvre de Hayek une définition claire de concepts comme la liberté ou le droit de propriété. C’est comme si la complexité du monde lui avait paru si vaste qu’il s’était distancié de toute clarté par peur d’avoir manqué un élément essentiel. Un lecteur cherchant des déductions implacables et des arguments tranchés pourrait presque prendre cette approche pour de l’obfuscation.

Pour comprendre Hayek et apprendre de lui, il faut se préparer à penser conjointement avec lui à mesure qu’il écrit. Ses œuvres présument un esprit ouvert et disposé à aborder les plus complexes des sujets, en profondeur. Il pose et tente de résoudre des questions d’un ordre complètement différent de ce que la plupart des gens oseraient même considérer. Peu de lecteurs en sont capables. C’est un point qu’il m’a fallu des années pour comprendre.

La réalité du problème de l’information

Qu’est ce qui a changé pour moi ? Il me fallait une application visuelle du problème de l’information, un moyen de connecter la théorie à la réalité. C’est ce qui m’est arrivé dans un bar situé dans les hauteurs de São Paulo au Brésil, un lieu d’où l’on peut faire un tour complet et voir les lumières de la ville aussi loin que porte le regard. C’était la vision d’un monde sans fin, dans toutes les directions.

J’étais dépassé par sa totale insaisissabilité. C’était bien trop pour mon esprit car c’était bien trop pour n’importe quel esprit. Cette révélation m’a frappé comme un seize-tonnes : une organisation d’une complexité telle que personne ne peut la comprendre en totalité ou même en partie, et donc un ordre que personne ne pourrait jamais prétendre contrôler. Nul architecte n’a présidé à sa construction : c’était un ordre bâti seulement par des processus étendus et hyper-complexes mûs par des foules d’individus, sur de nombreuses générations.

Le danger de la planification

Un tel ordre ne peut qu’être endommagé par quiconque prétendrait le maîtriser – ce que tentent certainement les bureaucrates et politiciens de cette ville. Le législateur écrit des réglements. Les planificateurs peuvent ordonner la destruction et la construction de bâtiments. Ils peuvent piller ceux qui se laissent faire. Mais au final, dans cette ville de plus de 11 millions d’habitants, même empêtrée dans un gouvernement prégnant, la société trace son propre chemin, ce qui pose la question de comment et pourquoi cela se produit.

« La connaissance des circonstances dont nous avons besoin pour évaluer nos actions n’existe jamais sous une forme concentrée ou intégrée » explique Hayek, « mais seulement comme les pièces dispersées du savoir incomplet et fréquemment contradictoire que possèdent ensemble des individus distincts. »

J’ai réalisé, à cet endroit, que ce n’était pas juste são Paulo. Il s’agit en fait de n’importe quelle ville dans le monde. Et même, de n’importe quel environnement social, petit ou grand. Il s’agit du monde entier. Seuls les individus possèdent le savoir que pratiquement tous les chercheurs en science sociale – et les bureaucraties – imaginent qu’ils peuvent et doivent obtenir, voire même croient posséder effectivement. Quiconque tente de contrôler l’ordre social présume implicitement que les questions auxquelles il est impossible de répondre ont préalablement reçu une réponse, et construit sa pensée en partant de là. Hayek creuse plus en amont, et constate qu’il est tout simplement impossible d’obtenir le savoir nécessaire pour concevoir le monde qui nous entoure, avant même de pouvoir prétendre le diriger. Ce savoir est dispersé et, par nature, impossible à collecter.

Un monde d’institutions

Hayek décrit-il un monde de chaos disjoint et d’aléas sans coordination, un ordre social nihiliste d’imprévisibilité permanente ? Ce n’est pas le monde dans lequel nous vivons. Pourquoi pas ? Parce qu’il existe des institutions comme les prix, les coutumes, les habitudes, les signaux issus des systèmes culturels et d’instruction – de la connaissance que nous possédons collectivement, pas toujours consciemment mais généralement de manière latente. Ce sont les institutions que nous n’avons pas conçues, mais qui nous assistent dans la poursuite de nos existences.

« Nous faisons un usage constant de formules, symboles et règles dont le sens nous échappe » écrit Hayek, « et par cet usage nous recevons l’assistance de savoirs que nous ne possédons pas nous-mêmes. Nous avons développé ces pratiques et institutions en conservant, renforçant et développant les habitudes et institutions qui avaient déjà fait leurs preuves dans leur propre sphère et qui sont devenues ainsi la fondation de la civilisation que nous avons bâtie. »

Du macrocosme au microcosme

Alors que je me tenais dans ce bar de São Paulo, regardant autour de moi, ma vision est passée du macrocosme au microcosme. J’observais deux personnes près de moi. Elles s’embrassaient avec passion. Je me demandais s’il s’agissait d’un premier rendez-vous ou si elles étaient ensemble depuis des années. Je n’avais aucun accès à cette information, et rien de ce qu’elles faisaient ne pouvaient m’en donner la réponse. Elles semblaient se plaire mutuellement mais je ne pourrais jamais savoir à quel niveau et de quelle manière. Et pourtant ce type d’information est essentiel, fondant tout ce qui leur traversait alors l’esprit. Pour comprendre cette relation, il m’aurait fallu savoir non seulement ceci, mais une quantité incalculable d’autres petites informations similaires, qui m’étaient inaccessibles.

Et encore, cette micro-société de deux personnes n’était pas non plus compréhensible à ces deux personnes. Une partie de l’étincelle de leur relation était cette danse émotionnelle dans laquelle elles étaient engagées à l’instant. Leur intimité était leur moyen d’accéder, quoique partiellement et brièvement, à l’esprit véritable et l’état émotionnel de l’autre. Elles pouvaient s’en approcher, par de nombreux moyens, mais jamais complètement atteindre cette union totale qui est l’idéal de l’amour.

Individualités connectées

Pourtant ces deux personnes, formant cette micro-société duelle, tendaient vers cet idéal avec passion, par la coordination de leurs actions via des indices mutuels, le langage et les symboles. Ce faisant elles créaient leur propre micro-ordre social, sur place, comme chaque autre personne dans ce bar, comme n’importe lequel des 11 millions d’habitants de cette ville, comme chacun des 7 milliards d’individus sur cette planète.

Nous cherchons tous une forme d’individualité mais aussi une connexion à l’autre. Nous pouvons créer des institutions qui rendent cela possible, mais en général nous nous installons simplement au creux de ces institutions. Elles émergent de la structure de nos expériences communes, choisies et non imposées, et nous gravitons vers celles qui fonctionnent en nous éloignant de celles qui ne fonctionnent pas, dans un processus perpétuel d’auto-découverte.

Mettons que vous vous mettiez en tête d’organiser et planifier le monde entier. « Si nous possédions toute l’information requise » écrit Hayek,  « si nous pouvions partir d’un système connu de préférences, et si nous avions le plus complet commandement du savoir accessible, le problème qui resterait serait un simple exercice de logique. » Nous n’aurions plus besoin alors que d’entrer les données dans la formule de calcul et distribuer les ordres. Le problème c’est que cette solution présume que l’impossible problème – celui de l’obtention de ces informations nécessaires – a déjà préalablement été résolu.

L’impact de la révélation

Quel est l’impact de cette révélation ? Elle ruine rien de moins qu’un siècle – voire plusieurs siècles – de prétention intellectuelle. L’ordre social est bâti par la coordination de plans. Si ces plans sont toujours des plans individuels, radicalement individualisés et subjectifs, coordonnés seulement à travers des institutions ayant évolué sans supervision, alors les rêves de tous les appprentis-maîtres-du-monde volent en éclats.

La conclusion la plus évidente est aussi la plus puissante, d’un point de vue politique. La source de tout ordre n’est pas le gouvernement, quand bien même tant de gens s’accrochent à cette croyance en dépit des preuves. La classe bureaucratique et les politiciens qui arment cette classe ne sont ni plus ni moins intelligents que nous autres. Ce sont des individus ordinaires dépourvus d’inspiration ou connaissance spéciale. Comme le gouvernement a le droit de piller légalement, le gouvernement est donc corrompu et exploiteur. Il prend au peuple. C’est tout ce qu’il fait, il n’est la source d’aucun ordre particulier.

Alors quelle est la source de l’ordre social ? Il s’agit de nos esprits individuels, si imparfaits soient-ils en matière de jugement. La liberté est la seule option. Tout le reste est fondé sur un mensonge – une « prétention de savoir » dirait Hayek. Tout ce qui suborne la liberté, donc toute forme d’État, revient finalement à une attaque contre la véritable source de l’ordre social.

« Si nous pouvons accepter que le problème économique de la société consiste à s’adapter rapidement aux changements particuliers des circonstances en lieu et temps donnés » conclut Hayek, « il apparaît que les décisions ultimes doivent être laissées à ceux qui sont les plus familiers de ces circonstances immédiates, qui connaissent directement les changements significatifs et les ressources immédiatement disponibles pour y faire face. »

« Nous ne pouvons espérer que ce problème sera résolu en transmettant tout ce savoir à un comité central qui, après avoir intégré toute la connaissance, élaborera des ordres. Nous devons le résoudre par une forme de décentralisation. Mais même cela ne répond qu’à une partie de notre problème. Nous avons besoin de décentralisation parce qu’alors seulement nous pouvons garantir que les connaissances des circonstances particulières au lieu et au moment donnés seront promptement utilisées. »

Les termes rapidement et promptement de Hayek m’intéressent. Avec ces mots il introduit l’ennemi ultime de tous ceux qui voudraient contrôler le monde : le passage du temps. Avec lui vient le changement, et avec le changement viennent les variations de savoir. Même s’il était possible d’obtenir un instantané total du monde et de tout le savoir y existant, le temps d’être en mesure de l’exploiter pour quelque but que ce soit, ce savoir serait déjà obsolète et donc inutilisable. Même dans les meilleures des circonstances imaginables, les planificateurs ne peuvent que planifier le passé.

Voilà donc le problème de l’information. Il s’agit de bien plus que la capacité à planifier une économie. Il s’agit de l’intégralité de nos vies. Il s’agit de la capacité à planifier et conduire la marche de la civilisation. Cette capacité à gérer le monde, même dans sa plus petite partie, sera à jamais hors de notre portée. C’est une réflexion magnifique car elle révèle la vérité de la liberté humaine.

La liberté n’est pas juste une façon parmi d’autres d’organiser la société. C’est la seule.

Traduction de Jesrad

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  • On pas le choix de faire des choix, en groupe, en sous-groupe. Puisque le battement d’aile d’un papillon dans un pays peut provoquer un ouragan à l’autre bout de la planète, personne ne peut strictement agir seul, à moins de vivre dans une bulle de verre dans l’espace, et encore… La question des agissements en groupe mène systématiquement au problème principal-agent.

    Que le groupe (marco), sous-groupe, sous-sous-groupe (micro) fonctionne par vote démocratique, par représentation, par dictature, ce qui compte est le comportement du groupe. Que l’on parle de l’État, d’une entreprise, d’une famille, d’un couple, d’un club social, peu importe. Il ne s’agit que de groupes qui agissent – donc qui peuvent être examinés avec praxéologie.

    Les groupes, sous-groupes, sous-sous-groupes, etc. se structurent en fractale. L’approche systémique permet de mieux comprendre la complexité, sans devenir fous!

    Pour aborder ces sujets, la physique devient pratique:
    1- chaque individu contient une quantité d’information (néguentropie)
    2- la différence entre les informations contenues entre deux individus est l’asymétrie d’information (entropie – au sens de Shannon).
    3- Chaque groupe d’individu contient un volume d’information et un volume interne d’asymétrie.
    4- Les humains ont une capacité à partager l’information. Le partage d’information est contraint en vitesse et en volume par le langage, la culture, l’éducation, la santé mentale, etc. L’information est donc un marché visqueux, au sens de Stiglitz.
    5- Plus un groupe comporte de volume d’information, plus ce groupe a de capacité à s’adapter à son environnement.
    6- Plus un groupe comporte d’individus, plus ce groupe a de force de travail pour s’adapter à son environnement.
    7- Plus un groupe possède de ressources naturelles, plus ce groupe a des ressources pour s’adapter à son environnement.
    8- Au sens de capital en économie autrichienne, les ressources matérielles, le travail et les connaissances permettent de créer le capital.
    9- Au niveau économique, les défauts de marché – répartition non-optimale du capital – sont provoqués par l’asymétrie d’information. Plus il y a d’asymétrie d’information dans un groupe, plus le groupe prendra des décisions qui comportent des aléas moraux et des sélections adverses, au détriment d’individus ou de sous-groupes qui le composent.

    Ainsi, l’objectif de la civilisation devrait être de maximiser le transfert de l’information afin de minimiser les asymétries, pour prendre des décisions en groupe qui s’approchent de la maximisation optimale du capital.

    • Un commentaire riche de contenu qui mériterait un (plusieurs ?) articles dans Contrepoints tant le sujet y est structuré et cohérent.
      L’article est édifiant (au sens littéral du terme), le commentaire tout autant !

      • J’avoue que c’est chargé! J’essaie de résumer pour faire mon point au tout dernier paragraphe: l’objectif de l’humanité sur l’angle de l’information.

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