Par la rédaction de Contrepoints.
Contrepoints : Les lecteurs ont été marqués par l’excellence de la traduction d’un texte aussi long et philosophique. Est-ce que ce travail de traduction a été différent de celui que vous faites d’habitude ?
Sophie Bastide-Foltz : L’énorme avantage que j’ai eu pour cette traduction, c’est qu’Andrew Lessman, celui qui m’a confié ce travail, m’a accordé tout le temps que je voulais. Ce qui est exceptionnel. Pour la plupart des traductions aujourd’hui, on vous donne un délai extrêmement court, si bien que la qualité de la traduction peut s’en ressentir, c’est inévitable. Pour La Grève, il y avait donc un vrai confort de travail. J’ai mis deux ans, ce qui diffère notablement de mes autres traductions de 600 ou 700 pages en 6 mois.
Au départ, pour la version française, nous avions envisagé  de faire quelques coupures. Mais à la lecture de la version réduite, Andrew Lessman n’a pas reconnu « son » livre et il a préféré revenir à une version intégrale.
Ne pas faire trop long, en français, (langue toujours plus longue que l’anglais) était un véritable défi. Il fallait rester concis. Mais mon donneur d’ordre m’a accordé tout le temps nécessaire pour venir à bout de ce travail. Une traduction se fait en plusieurs étapes : traduction, réécriture, lecture, relecture, sans compter que, personnellement, quand j’ai terminé, et avant de remettre mon travail à l’éditeur, j’aime lire à voix haute à mon mari, Philippe Bastide, mon plus fidèle lecteur, le plus exigeant aussi, tous les livres que je traduis pour entendre si le rythme est bon. J’écoute la musique du texte. Avec toutes les phases de travail, j’ai relu sept fois La Grève. Je pense donc pouvoir dire que je connais bien cette œuvre, je l’ai vraiment disséquée.
Est-ce vous qui avez sollicité cette traduction ? Comment ce texte est-il arrivé jusqu’à vous ?
Sophie Bastide-Foltz : C’est Andrew Lessman, qui adorait l’œuvre d’Ayn Rand et la connaissait parfaitement, qui s’est mis en tête de faire traduire Atlas Shrugged en français. À l’origine, il souhaitait pouvoir la faire lire à ses amis français qui ne lisaient pas l’anglais. Il a commencé par en acquérir les droits, mais il avait aussi dans l’idée de la publier lui-même. Il s’étonnait que le livre, paru en 1957, ait été traduit en plus d’une quinzaine de langues, qu’il ait même été vendu à plus de dix millions d’exemplaires dans le monde, mais qu’aucun éditeur français ne s’y soit jamais intéressé.
Il m’a choisie parmi une centaine des traducteurs qu’il a contactés. Il voulait quelqu’un ayant les compétences, mais aussi des affinités avec les idées développées dans le livre.
Il a investi plus de 50 000 euros dans cette traduction, ce qui n’est pas rien ! Nous discutions souvent de points de traduction. Il connait l’œuvre par cœur. Quand le travail a été terminé, il a compris qu’en France, s’il le publiait lui-même, la promotion et la logistique ne bénéficieraient pas du professionnalisme requis. Il lui fallait le parrainage d’une maison d’édition ayant pignon sur rue.
Quels obstacles avez-vous rencontrés en vous lançant dans cette aventure ?
Sophie Bastide-Foltz : Le plus grand obstacle a justement été de trouver un éditeur prêt à publier Atlas Shrugged. Nous sommes partis « à la chasse aux éditeurs », littéralement.
Avec Andrew Lessman, nous avons eu une fausse joie : une des plus grandes maisons d’édition parisiennes était prête à le publier. Un deuxième rendez-vous avait même été pris pour finaliser l’affaire. Mais au dernier moment, l’éditeur a reculé. Peut-être pour ne pas froisser ses auteurs favoris et ménager des susceptibilités internes.
J’ai essayé de contacter plusieurs autres maisons, sans succès.
Finalement, c’est grâce à mon mari, qui connaissait personnellement William Bonner, un Américain propriétaire des Belles Lettres que nous avons pu entrer en contact avec Caroline Noirot, présidente du directoire de la maison d’édition. Et le fait est qu’Atlas Shrugged s’inscrivait parfaitement dans leur politique éditoriale. C’est ainsi que la traduction finie est arrivée jusqu’à Alain Laurent, directeur de la collection « les penseurs de la liberté » aux Belles Lettres.
Des obstacles à  La Grève, il y en a eu d’autres. Le titre, par exemple. Je n’ai pas réussi à convaincre l’éditeur de l’appeler La Révolte d’Atlas. C’est Andrew Lessman qui a insisté pour qu’on l’appelle La Grève, qui est d’ailleurs le premier titre que Ayn Rand avait choisi. Je pensais que La Grève ayant en France des connotations germinalesques, ce n’était pas un bon titre. Mais l’éditeur a toujours le dernier mot !
Et puis enfin, le dernier obstacle, ce sont les libraires qui avaient et ont aujourd’hui encore une certaine réticence à vendre ce livre, car il ne correspond pas à leurs opinions politiques.
De nombreux lecteurs disent que La Grève a changé leur vie, changé leur regard sur le monde. Est-ce que cela a aussi été votre cas ?
Sophie Bastide-Foltz : Franchement, non. C’était déjà plus ou moins le regard que je posais sur le monde. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles Andrew Lessman m’a confié ce travail. Donc, non, le livre ne m’a pas bouleversée. Il m’a confortée dans l’idée que l’être humain vit avant tout pour lui-même, que le plus souvent, les sacrifices consentis ont une motivation initiale qui tient à la vision que l’on a de soi-même et de son projet de vie. Je suis convaincue de cela depuis très longtemps.
Les choix que fait l’être humain, il les fait pour lui-même. C’est ce qu’Ayn Rand appelle « l’égoïsme », et c’est ce qui est très mal compris par certains lecteurs. Peut-être faudrait-il choisir un autre mot ?
Il n’y a qu’un point sur lequel je suis en désaccord total avec Ayn Rand, c’est son athéisme militant. Enfin, je comprends qu’elle soit anti religieuse, mais pour ce qui est de la foi, je ne la suis pas. Quoique, si l’on en croit sa foi en l’Homme, je pense qu’elle n’était pas aussi athée qu’elle le prétendait. Mais c’est un autre sujet.
Pourquoi selon vous ce livre a-t-il un tel impact sur le lecteur ?
Sophie Bastide-Foltz : Ce livre est révolutionnaire. Quand il est sorti, les milieux intellectuels, éditoriaux et médiatiques parisiens étaient pratiquement tous inféodés à la pensée sartrienne, préférant « avoir tort avec Sartre que raison avec Aron ». Même si, dans le fond, la poursuite du bonheur, d’un épanouissement personnel dans la vie, est le but de tout être humain, notre société est pétrie de culpabilité (raison pour laquelle Ayn Rand haïssait la religion).
Et puis l’individu est aujourd’hui de plus en plus déresponsabilisé, soumis, au bon vouloir des États, notamment. L’être humain a une fâcheuse tendance à la paresse et à la soumission. Il est vrai que moins on décide, moins on prend de risques. Dans La Grève, l’individu est mis devant ses responsabilités, notamment celle de s’épanouir. C’est en cela que c’est révolutionnaire : beaucoup de gens ne veulent pas vraiment « vivre ». Si la France a été l’un des seuls pays à ne pas avoir publié La Grève,  ce n’est pas un hasard. Chez nous on aime les victimes, on aime les seconds. On n’aime pas beaucoup les gagnants.
Propos recueillis par Séverine B.
- Ayn Rand, La Grève, traduit par Sophie Bastide-Foltz, Les Belles Lettres, édition de poche, mars 2017.
Bonjour, moi-même, personnellement, en parÆ’ait égoïsme, je préƒère ce qu’a écrit Henri Bergson, sur « l’accomplissement de soi » (et « £’appel du Saint et du Héros »). Mais c’est différent sans être radicalement opposé. ßon week end, H.V.G.
Les livres et leurs auteurs peuvent avoir du succès, les traductions restent à l’ombre des parfois génies. Pourtant qu’il doit être ardu de traduire une oeuvre en respectant scrupuleusement la pensée de l’auteur et en même temps en captivant le lecteur, il faut avoir du talent pour combiner les deux. Merci à Sophie Bastide-Foltz: j’ai dévoré le livre. Quant aux difficultés de trouver un éditeur en France, il n’y a pas de quoi s’étonner étant donné l’état d’esprit général des habitants de ce pays. Merci aux Belles Lettres de l’avoir publié.
J’ai quasiment mis un an pour le lire, mais je ne regrette en rien: ce livre est personnellement l’un des meilleurs ouvrages que je n’ai jamais lu (Avec la Bible 🙂
Il existe une traduction en français depuis 2009. Officieuse car non autorisée par les détenteurs des droits, qui en ont cependant été informés. Traduction de Monique di Pieirro, aux Editions du Travailleur.
J’ai parcouru le texte original en anglais, cette traduction (pas simple à trouver sur le web…) et la version brochée achetée il y a quelques mois. Deux traductions différentes mais toutes les deux étrangement fidèles au texte…
Un ouvrage magnifique, dévastateur, déprimant pour certains : des amis à qui je l’ai conseillé ont choisi de le lire en plusieurs tranches tant ils le trouvaient déprimant. Stimulant mais déprimant…
Un petit point technique : il est imperatif de lire la version brochée. La version Poche est économique mais la mise en page est désastreuses, les césures approximatives, certaines coupures de paragraphes faites à la va-vite, etc. Le tout rendant la lecture pénible et décrédibilisent la qualité de l’ouvrage et de sa traduction…
Superbe travail Madame Bastide Foltz. Félicitations.
j’en suis à ma troisième lecture.
m’a t’il influencé ? oui, je vois d’un oeil de plus en plus favorable la possibilité d’entrer en grève, ce que je vais finalement faire.
enfin, officiellement, je serai en grève. en réalité, j’entrerai en clandestinité (travail au noir, liquide, bitcoins…)
Atlas Shrugged est une Å“uvre quelconque d’un point de vue littéraire mais extraordinairement féconde d’un point de vue philosophique et tout simplement humain.
De la pure pornographie intellectuelle pour les bien-pensants, bobos, gauchos, marxo, énarques, et autres, il s’agit d’un des écrits fondateurs d’une révolution morale qui n’arrivera hélas jamais chez nous, notre république populaire de France étant en phase terminale de décomposition sociétale.
Cette dernière est d’ailleurs fort bien decrite par Rand, et se finit mal.
Nos terroristes « Intellectuels » ont bloqué à desseins la diffusion de la pensée randienne dans notre pays, qui en avait tant besoin. Ils portent la responsabilité de notre suicide collectif.
La « grève » étant impossible pour les gens productifs, il reste l’expatriation, la fuite,, comme chez Rand vers sa vallée cachée du Colorado.
Au passage, et à l’intention de la traductrice: on ne peut être randien et religieux. Toute religion est comprise par l’auteur comme une forme d’oppression totalitaire, sans exception. Elle a bien entendu absolument raison.
L’objectivisme est assimilable à une religion, dans le sens qu’il définit une métaphysique, une éthique et une préconisation politique – ce que je ne pense pas être la définition de religion pour Rand, qui réduit la religion à l’aspect sociologique.
Une religion suppose une divinité (ou des divinités) et leur culte me semble-t-il. L’objectivisme est un courant de pensée, une philosophie, pas une secte à mon sens.
Rand a très bien compris que toute religion est une manipulation mentale visant à créer ou renforcer un pouvoir de type politique, en jouant sur les frayeurs des humains (mort, déchéance physique, etc…).
Cette définition de la religion est un homme de paille qui réduit les religions à une dimension sociologique.
Les religions sont avant tout des communautés unie par un courant de pensée unis par la définition d’une nature supérieure. Le matérialisme athée définit une nature supérieure.
#1 des ventes catégorie littérature américaine sur Amazon : Bravo !
Oui, il reste une toute petite minorité de français encore capable de penser « out of the box ». Mais ce qui me frappe et m’attriste chez certains lecteurs pourtant intelligents est l’assimilation de l’objectivisme à une forme de marxisme. Absurdité radicale, ontologique ! Elle donne la mesure de la pollution des esprits.
Le marxisme est un piège : il n’admet aucune contradiction, vu que la dialectique matérialiste intègre toute contradiction pour mieux la réfuter : le marxisme a toujours raison !
Marxisme et objectivisme partagent le culte de la raison et la croyance d’une vérité universelle associée au réel, ce qui fait que de nombreuses personnes voient l’objectivisme comme un constructivisme « vrai »…. long débat 🙂
Long débat en effet! En fait le marxisme se fonde sur un axiome: l’aspiration à l’égalité « vraie » serait l’alpha et l’omega de l’humanité. Pour l’objectivisme ce serait plutôt le désir de réalisation personnelle, d’expression du talent individuel. A partir de là les deux constructions intellectuelles se développement de manière structurées et souvent brillantes. Elles ont aussi des implications pratiques radicalement différentes et souvent en opposition frontale.
Vous avez raison de noter que la contradiction est exclue du marxisme… A Normale Sup’, à l’époque d’Althusser et des autres purs et durs de son acabit, n’affirmait-on pas que « si on n’était pas marxiste c’est qu’on n’avait pas lu ou pas compris Marx »?
Par ailleurs il est intéressant de noter que chez Rand, la nécessaire et bénéfique solidarité humaine découle naturellement du succès des individus productifs. C’est peut être un peu ce que l’on observe aux Etats-Unis avec la tradition charitable pratiquée par beaucoup de milliardaires, surtout de fortune récente.
Pardon pour les « smart typos »