Regard d’un gamin sur le siècle : 1963 et la francophonie américaine (6)

Nous sommes en 1963, je suis élève à l’École Centrale de Paris et je gagne un concours qui me permet de m’envoler vers le Québec…

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Drapeau du Québec by abdallahh(CC BY-SA 2.0)

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Regard d’un gamin sur le siècle : 1963 et la francophonie américaine (6)

Publié le 21 avril 2019
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Par Yves Montenay.

Nous sommes en 1963, je suis élève à l’École Centrale de Paris et mon violon d’Ingres est l’évolution de la situation du français dans le monde. J’écris aux maires des communes à cheval sur deux langues et je suis la situation au Québec qui semble avoir laissé tomber son catholicisme campagnard et prolifique.

Le démographe amateur que je suis remarque « la reconquête » de la partie du Québec envahi par les anglophones « loyalistes » suite à l’indépendance américaine. Grâce à leurs familles très nombreuses, souvent entre 10 et 20 enfants, les francophones catholiques (termes alors synonymes) renversent la majorité anglophone locale.

Une double mission

Je vois passer une annonce de France Canada offrant un billet d’avion pour Montréal à qui lui présentera une étude originale, avec en prime la possibilité d’en communiquer le résultat sur Radio-Canada.

Je saute sur mon stylo à bille, décris tous les chiffres un peu curieux que j’ai remarqués dans le recensement canadien (par exemple plus de francophones natifs que de francophones actuels) et conclus qu’il faut absolument aller sur place pour analyser la situation. Je me renseigne : les années précédentes, un lauréat avait été un poète et un autre un spécialiste des sols agricoles.

Je gagne le concours et m’envole !

Quelques jours plus tôt, j’avais reçu une mystérieuse demande de rendez-vous. J’arrive dans un somptueux appartement proche des Invalides, volets fermés et lumières éteintes. Une voix me dit :

« Jeune homme, excusez cette ambiance, mais je suis presque aveugle et ne supporte plus la lumière. J’ai plus de 90 ans et, dans cet état, je ne peux pas retourner en Acadie. Voici 500 francs, quittez Montréal et allez renouer des liens que je ne suis plus capable d’entretenir ».

Le vieil homme reprend :

« Renseignez-vous, ouvrez vos yeux et vos oreilles, rien ne vaut une connaissance du terrain. Tenez, je vais vous raconter une histoire qui le confirme. J’étais dans la délégation française menée par Clemenceau qui discutait avec les Anglais du découpage du Moyen-Orient (donc autour de 1918). Un soir il me dit : « expliquez-moi ce que c’est que les Kurdes, les Anglais m’en ont parlé toute la journée et j’ai fait semblant de savoir » . Je le lui explique et il s’aperçoit qu’il s’est fait rouler. »

Je réponds que j’ai bien compris et jure de faire de mon mieux.

Renseignements pris, il s’agissait de Robert de Caix devenu après 1918 représentant de la France à la Société des Nations pour les pays sous mandat, la Syrie et le Liban.

Montréal : la révolution tranquille

J’arrive au Québec en pleine « révolution tranquille ». Le nouveau gouvernement de Jean Lesage décide de « secouer la baraque ». Les francophones sont alors presque tous « pure laine » c’est-à-dire descendants des populations des côtes atlantiques françaises abandonnées par la France en 1763. Ils bénéficiaient des garanties du traité d’alors, leur donnant le libre exercice de leur langue et de leur religion.

Mais la perfide Albion avait peu à peu restreint au Québec actuel le territoire où ces garanties s’appliquaient au détriment des autres Français du Canada, notamment Acadiens et « Bois brûlés » (métis franco-indiens du Manitoba).

Et même au Québec, ces « pure laine » étaient des citoyens de seconde zone. De leur faute, disaient les Anglais : « Ce sont des bouseux papistes isolés dans leur campagne, dont les meilleurs ont une éducation classique avec du latin pour devenir prêtre ou notaire. Et, en plus, ils utilisent leur épargne à faire de grandes églises. Nous, nous vivons en ville, faisons des affaires, utilisons notre épargne pour développer nos entreprises et embauchons dans nos usines des ouvriers irlandais qui parlent notre langue. »

Mais voilà que les bouseux viennent à leur tour en ville, tombent dans un milieu économique et linguistique tenu par les anglophones. Ils se rebiffent. Le nouveau gouvernement se lance sur 2 fronts : l’économie en français et la nationalisation de l’école catholique.

Bref j’arrive un moment très intéressant. Pour Radio-Canada, je décris cette situation, taboue à l’époque, où le politiquement correct était de vanter « l’égalité des deux races fondatrices » et je m’appuie sur les recensements linguistiques pour montrer le statut inférieur des Québécois et donc l’anglicisation de ceux qui veulent y échapper.

Le gouvernement fédéral lance une grande commission d’enquête, dite « Laurendeau-Dunton » qui, après des mois de travail dans tout le pays, arrive au même constat d’infériorité de fait. Émotion ! Création du front de libération du Québec (FLQ) qui s’arrêtera au premier mort.

Bref une « révolution tranquille »

Le nouveau gouvernement québécois décrète la priorité du français, les entreprises privées et anglophones d’électricité sont nationalisées et travaillent en français, l’affichage doit être aux moins bilingue etc.

Quand je reviendrai en 1967 derrière les pas du général De Gaulle et de son « Vive le Québec libre » je retrouverai un pays transformé, au visage français affirmé, notamment par les multiples camionnettes des PME affichant des patronymes fleuris : « Laframboise, Bellehumeur et cie » disait-on ironiquement.

Et encore plus tard, dans les années 1975, quand je viendrai fonder une filiale de notre entreprise, j’apprendrai que le président, « anglais » bien sûr, d’une grande banque, héraut de l’anglophonie en 1963, était remplacé par un francophone et que la langue au travail avait changé.

Et je profiterai de la coopération franco-québécoise en matière juridique, tandis que l’agence de coopération lancée par le gouvernement gaulliste deviendra peu à peu l’Organisation Internationale de la Francophonie.

Mais l’effondrement du catholicisme rural a entraîné celui de la fécondité, et pour ne pas disparaître, le Québec encourage l’immigration francophone, française bien sûr, mais aussi maghrébine, subafricaine et haïtienne, ce qui froisse parfois les « pure laine ». Mais les problèmes semblent moindres qu’en France.

Et maintenant, l’Acadie

À l’époque, même les Québécois ne savaient pas ce que c’était. En deux mots, il s’agit d’une autre branche des Français du Canada dont le territoire fut annexé dès 1713 par la perfide Albion et qui furent tolérés jusqu’en 1755 avant d’être déportés à la demande des Anglais de Boston, jaloux de leurs terres et de leur pêche.

Ceux qui y échappèrent se replièrent chez leurs amis indiens dans des mauvaises terres et n’eurent d’existence légale que dans le courant du XIXe siècle. Donc contrairement aux Québécois, ils n’eurent aucun droit à la langue et se replièrent sur l’organisation des paroisses catholiques. En 1963 une partie, « les chialeux », ne se sentait toujours pas légitime et avait la réputation de baisser les yeux devant les Anglais.

J’arrive donc au Nouveau Brunswick, une des trois « provinces » (en fait des États autonomes, comme le Québec, mais anglophones) où les Acadiens étaient minoritaires, et annonce venir de la part de Robert de Caix : « Ah ! Monsieur de Caix ! Un grand homme ! On arrêtait les trains pour lui. Il nous a bien défendu. Mais, mon pauvre monsieur, ses amis sont morts depuis longtemps. On va vous présenter nos jeunes d’aujourd’hui, dont nous sommes très fiers ».

Il s’agissait d’Adélard Savoie, recteur d’un collège catholique en train de créer l’université acadienne, de Gilbert Finn, représentant la Société Nationale des Acadiens et d’un représentant de la coopérative financière communautaire qui fournissait « le nerf de la guerre ». Donc des « privés » sans rôle politique.

Ils m’expliquent avec leur accent moins typé que les Québécois, peut-être parce que je suis comme eux d’origine poitevine : « On a ben d’la misère, comme on dit chez nous, pensez que la télévision en français vient à peine d’être recevable, et seulement dans une partie de l’Acadie ».

En effet, cet organisme fédéral, donc théoriquement paritaire français-anglais voyait l’implantation des relais de sa chaîne francophone mystérieusement retardée. Or on sait le rôle clé de ce média dans les habitudes linguistiques, qui arriva « trop tard » dans les régions où des Acadiens avaient pris l’habitude des programmes anglophones. Perfide Albion encore…

Je fis de mon mieux et à mon retour, me vit convoquer par un dénommé Philippe Rossillon, futur organisateur du voyage de De Gaulle au Québec, déjà ou futur secrétaire général du Haut comité de la langue française. Bref « l’homme de De Gaulle pour le français », hélas disparu en 1997. Il fit son travail, appuyé par Bernard Dorin, autre croisé de la francophonie qui vient de disparaître en cette année 2019.

Dans la foulée mobilisatrice du « Vive le Québec libre ! » les représentants informels de l’Acadie que j’avais rencontrés, entre-temps dénommés « les 3 mousquetaires » car ils étaient devenus 4, sont reçus par de Gaulle. Ils signent en 1968 un traité avec la France enclenchant la coopération franco-acadienne.

Une véritable curiosité juridique, l’un des signataires n’étant pas un État.

L’épisode de « la tête de cochon »

Autre curiosité juridique, l’épisode dit « de la tête de cochon ». Un avocat acadien militant dépose une tête de porc sur les marches de la mairie de Moncton, ville considérée comme particulièrement méprisante envers les Acadiens. Procès. Il se défend en français.

« Parlez anglais, c’est la langue du tribunal !
– Pourquoi ?
– C’est dans la constitution du nouveau Brunswick.
– Ah bon ? Apportez-la ! »

Vérification faite, rien d’écrit sur l’anglais (nous sommes en pays de droit coutumier, contrairement au Québec, et la coutume est de parler anglais), mais la phrase suivante : « dans le silence de cette constitution, se référer à la constitution britannique ». « Apportez-la ! ».

Après recherche, le juge doit constater que les Anglais n’ont pas de constitution. « Cherchez des éléments officiels ». On trouve « Honni soit qui mal y pense » et « Dieu et mon droit ». Donc du français (merci Guillaume le Conquérant). Le procès sombre dans le ridicule.

Je suis revenu depuis plusieurs fois en Acadie, qui a eu la même évolution que le Québec, en partant de plus bas et de façon moins décisive, puisque ce peuple est minoritaire : le français devenu co-langue officielle, une égalité des droits et, dans les autres domaines, la déchristianisation et la chute de la fécondité qui a interrompu la reconquête démographique. Mais l’Acadie est bien connue maintenant.

Nous sommes en 2019, et au fond de l’Afrique ou de l’Inde, il y a souvent un Québécois dans les colloques relatifs au français. Plus souvent qu’un officiel français en tout cas…

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