Par Daniel Borillo.
C’est au sein des sociétés démocratiques de type libéral que l’attirance érotique pour les personnes du même sexe a cessé progressivement de constituer une entrave à la jouissance des droits fondamentaux. Pendant longtemps, ce trait de la personnalité fut l’objet des condamnations les plus sévères trouvant leur origine dans l’Ancien Testament.
Si la philosophie stoïcienne avait déjà beaucoup influencé la morale sexuelle romaine par la valorisation du contrôle des pulsions et l’encouragement du sexe orienté exclusivement vers la procréation, l’homosexualité n’était condamnée que d’une manière diffuse.
C’est la prédication de l’apôtre Paul qui jettera les bases d’une nouvelle norme sexuelle fondée non pas sur le rôle du partenaire (actif/passif), son statut social (libre/esclave) ou son âge (imberbe/mature) mais sur la référence au caractère naturel de l’accouplement hétérosexuel. Tout au long du Moyen Âge, ce fut autour de l’acte de sodomie que les rapports sexuels entre personnes du même sexe ont été punis.
Une parenthèse homoérotique
De par sa référence fondamentale au passé gréco-romain, la Renaissance a constitué une période de relative tolérance de l’homosexualité. « Vivre et laisser vivre », fut le mot d’ordre des aristocrates italiens lesquels, sans l’approuver moralement, ne trouvaient pas non plus nécessaire de la punir.
C’est surtout par le biais de l’art que l’homosexualité masculine émerge à la superficie sociale. Beccadelli, Cellini et Montaigne, pour la littérature, Ariosto, Pietro Aretino et Poliziano pour le théâtre. Mais ce sont surtout la peinture et la sculpture qui développent le plus l’homo-érotisme : Donatello, Michel-Ange, Léonardo da Vinci, Botticelli et Caravage…
Libéralisme vs totalitarisme
Cet esprit d’indulgence s’est étendu au siècle des Lumières, lequel, malgré les condamnations explicites de certaines de ces principales figures, prônait le respect de la vie privée. Toutefois, aussi bien pendant la Renaissance que tout au long du XVIIIe siècle les bûchers de l’Inquisition ne se sont jamais éteints.
C’est grâce à l’influence du juriste italien Cesare Beccaria que le premier Code pénal révolutionnaire de 1791 ainsi que le Code pénal napoléonien de 1810 cessent d’incriminer les « mœurs contre-nature ».
Le libéralisme – qui dissocie clairement le crime de la faute morale – et la laïcisation de l’ordre public prônaient l’abstention de l’État dans la sphère de la vie privée des individus majeurs et consentants. Mais la philosophie libérale sera rapidement éclipsée au XIXe siècle par un appareil médico-psychiatrique extrêmement violent.
Les condamnations religieuses et le discours clinique furent à leur tour dépassés au siècle dernier par les deux grandes idéologies anti-libérales : le stalinisme et le nazisme.
En Allemagne dès 1936 les homosexuels furent envoyés en masse dans les camps de concentration auxquels très peu survécurent1. De même, la loi anti-sodomie promulguée par Staline en 1934 (et maintenue en vigueur jusqu’en 1993) fut à l’origine de la répression et de la déportation de milliers d’homosexuels au goulag2.
Le 6 août 1942, quelques mois après la promulgation de la loi sur le statut des Juifs, la France réintroduit dans la loi une disposition pénalisant l’homosexualité.
En effet, Pétain modifiera le Code pénal en insérant le délit d’« actes impudiques et contre nature avec un mineur de 21 ans ayant le même sexe que l’auteur », alors que pour les actes hétérosexuels la majorité était établie à 13 ans. À la libération en 1945, le général de Gaulle maintiendra cette incrimination en la replaçant dans le chapitre des « atteintes aux mœurs ».
Homosexualité vs homophobie
Dans le sillage de la lutte des féministes, le mouvement LGBT (lesbien, gay, bi, trans…) a utilisé l’arène judiciaire pour faire avancer son agenda, en particulier auprès de la Cour européenne des droits de l’Homme.
Grâce à son action, en vingt ans nous sommes passés de la pénalisation de l’homosexualité à la criminalisation de l’homophobie. Bien que les termes « orientation sexuelle » et « homosexualité » n’apparaissent pas dans la Convention européenne des droits de l’Homme, la CEDH a construit une protection en fonction des principes généraux tels que le respect de la vie privée, de la vie familiale, de la liberté d’expression ou l’interdiction des traitements inhumain et dégradants notamment.
Considérer que le problème n’est pas l’homosexualité mais l’homophobie n’est pas une idée nouvelle. Elle avait été théorisée en 1785 par le philosophe libéral Jeremy Bentham dans son Essai sur la pédérastie où ce n’est pas tant l’étiologie de l’homosexualité qui intéresse le philosophe mais les justifications morales et politiques de sa brutale répression, considérée par lui comme une barbarie d’autrefois.
Cette antipathie contre les homosexuels, que nous appelons aujourd’hui homophobie, est due, d’après Bentham, à la haine du plaisir, au rôle néfaste de la religion et à la vision étroite de la sexualité propre à la morale occidentale qui la justifie uniquement dans un but de reproduction de l’espèce.
À la fin de son essai, le philosophe anglais va comparer l’homosexualité avec l’un des actes les plus banals de la vie quotidienne, ridiculisant ainsi plusieurs siècles d’homophobie :
Il est étonnant que jamais personne n’ait pensé que c’est un péché de se gratter où cela démange et qu’on n’ait jamais décidé que la seule façon naturelle de se gratter est avec tel ou tel doigt et qu’il est contre-nature de se gratter avec un autre.
Libéraux vs conservateurs
En 1957 la controverse entre deux professeurs de droit lors du débat sur la dépénalisation de l’homosexualité au Royaume-Uni illustre parfaitement le positionnement conservateur et libéral sur la question.
Le conservateur Lord Patrick Devlin considère que la société a le droit de faire prévaloir une vision de la morale majoritaire qui, par le biais de la loi, peut s’imposer aux individus et à leur vie privée.
Cette morale constitutive de la société (society’s constitutive morality) doit dans certains cas compter davantage que la morale individuelle. Pour Hart, le professeur libéral, l’État doit demeurer neutre en matière de morale sexuelle du moment où l’acte est choisi librement et ne porte préjudice à personne.
Provenant d’un autre philosophe libéral, John Stuart Mill, ce principe de non-nuissance (harm principle) établit que la seule raison légitime d’interférer avec les affaires des autres est d’empêcher que du tort soit causé à autrui.
Homosexualité : tolérance, reconnaissance ou indifférence ?
Si dans un premier temps, l’angle libéral pour penser l’homosexualité a été celui de la tolérance, aujourd’hui cette perspective me semble dépassée puisqu’elle suppose implicitement un jugement défavorable ou négatif de la majorité à l’encontre de ceux, minoritaires, que l’on tolère.
La notion de reconnaissance n’est pas non plus pertinente puisqu’elle présuppose, non sans paternalisme, une hiérarchie entre celui qui reconnait et celui qui est reconnu. Aussi, la politique de la reconnaissance implique l’existence des communautés différentes.
Or, l’attirance sexuelle ne me semble pas susceptible de constituer un élément capable de former une identité collective. Il y a des homosexuels de toutes les races, religions, classes sociales, âges, nationalités et genres. Comme les hétérosexuels, les homosexuels ont une palette de goûts variés : ceux qui aiment les personnes plus âgées ou plus jeunes, blondes, brunes, asiatiques, chauves, poilues, imberbes, intellectuelles ou sportives…
Le regard que l’État libéral peut porter sur l’orientation sexuelle est à la fois celui de la liberté et de l’indifférence. C’est dans cet esprit qu’ont été menés les combats politiques depuis quarante ans.
De l’égalité de l’âge de consentement entre rapports homosexuels ou hétérosexuels en 1982 à l’ouverture de la PMA à toutes les femmes en 2021 en passant par le Pacs en 1999 et le mariage pour tous en 2013, il est toujours question d’accès aux libertés fondamentales et de participation au droit commun et non pas l’exigence des droits spécifiques. Et c’est cette même participation au droit commun qui demain justifiera l’ouverture de la GPA à tous les couples, homosexuels comme hétérosexuels.
Enfin, l’homosexualité n’est pas autre chose que l’expression de la liberté sexuelle et de la liberté de mœurs et elle s’inscrit dans le sillage de la libre disposition de soi, de son corps et de sa destinée, notions fondatrices du libéralisme moral.
Un article publié initialement le 6 juin 2021