Le mythe du peuple en armes

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Le mythe du peuple en armes

Publié le 18 septembre 2024
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Il est coutume dans nombre de régimes, où la contestation gronde, de lire ou d’entendre « mais que font les gens ? » tout en s’excluant soi-même de toute action immédiate ou à court terme. Le réflexe est très commun, et trouve son origine dans les mythes révolutionnaires.

C’est l’imagerie des peuples en armes ou des armées du peuple qui ont forgé cette fiction de masses d’individus capables d’infléchir le destin d’une communauté. En somme, faire accroire que les peuples sont les acteurs directs de leur propre histoire.

 

Le mythe démenti par l’Histoire

Or, l’Histoire est têtue : ce ne sont point les foules qui font celle-ci mais les hommes déterminés, les minorités agissantes selon la terminologie du sociologue Serge Moscovici (1925-2014), que l’on peut aussi désigner comme élites ou aristocraties. Tout mouvement de révolte qui n’aurait ni programme ni tête(s) pensante(s) en est réduit à n’être qu’une jacquerie sans lendemain. Plusieurs exemples historiques abondent.

Le premier : la révolte des barons en 1215 contre le roi anglais Jean sans Terre. Loin d’être majoritaires dans le pays (40 baronnies sur 200 environ), leur pugnacité et leur volonté d’imposer la Magna Carta forceront le nouveau monarque à transiger en dépit des victoires tactiques mais non décisives de son prédécesseur.

Le second : la révolution américaine de 1776. Les rebelles américains de 1776 furent soudés, malgré leur faible nombre initial, par une détermination et un corpus philosophique (formalisé sous forme de Constitution par Benjamin Franklin, James Madison, Thomas Jefferson et autres) qui leur permirent de tenir dans la durée et l’arrivée des renforts européens.

La Commune de 1871 est singulière puisqu’il y avait bien des hommes déterminés (Jules Vallès, Louise Michel et Eugène Varlin) et un corpus idéologique (le communalisme mâtiné de patriotisme). Elle a pourtant été un échec militaire mais aussi politique puisque les Versaillais en face avait aussi un programme (restaurer rapidement l’ordre en France et faire partir l’occupant prussien) et des troupes aguerries (les soldats prisonniers relâchés par les autorités allemandes). Le colonel communard Louis Rossel ne cessa à ce titre de déplorer les rivalités intestines des forces – théoriquement – à sa disposition et la défiance à l’égard de toute autorité (dont la sienne).

C’est un contre-exemple utile, puisque le succès d’une communauté d’individus agissants peut échouer par une opposition calibrée. À ceci près qu’une contre-insurrection ne peut aboutir que par une double opposition : l’une sur le plan des idées, l’autre sur le plan militaire.

 

À lire aussi : 

La Commune, 150 ans après (2) : les raisons d’un échec

Pourquoi, dès lors, la persistance d’un tel mythe ?

Parce que la majorité des régimes tente de raccrocher la légitimité à la légalité. A priori, a posteriori et surtout impraesentiarum. Si la légalité peut s’obtenir de bien des manières, y compris par des manœuvres dolosives, la légitimité ne s’acquiert que difficilement et temporairement.

Dans un idéal-type, l’élection permet la rencontre de la légitimité et de la légalité. En théorie seulement. En pratique, il y a de sérieuses distorsions et discussions en la matière. Ainsi, quel crédit peut-on accorder à une élection qui ne dégagerait aucun candidat capable de remplir la fonction en jeu, et qui sanctionnerait un choix par élimination et non par adoption ?

La légitimité peut exister sans la légalité. La légalité sert le plus souvent à lui donner une visibilité et une stabilité, même relative, car la légitimité est sensible aux revers de fortune pouvant prendre la forme d’impondérables (ex. maladie) ou de vicissitudes provoquées (ex. diffamation). La légitimité est souvent la rencontre d’aspirations initiales et de réponses à celles-ci, que ces dernières ne soient pas encore matérialisées ou non. Cette légitimité trouve généralement sa source dans la compétence, l’expérience et la renommée d’un individu ou d’un groupe d’individus.

La légalité est un cadre, la légitimité est un instantané qui prend position dans le cadre.

 

Les masses sont indolentes

Dans toutes les crises ou les guerres, la majorité de la population d’une communauté concernée est plus que silencieuse, elle est indolente. Le seuil d’acceptabilité de mesures contraignantes, y compris contraires à ses traditions, est souvent très haut en raison du respect collectif, non des compétences du dirigeant, mais de son statut légal. La liberté, ou plutôt les libertés, sont pour elle, non pas une courroie, mais une monnaie d’échange à toute mesure visant à contrarier son mode ou niveau de vie. C’est ainsi que l’une des plus grandes forfanteries de la science politique est d’opérer un troc grossier sécurité contre libertés.

Or, comme je l’avais signifié il fut un temps, « l’opposition entre sécurité et libertés est dissonante, puisque l’une sert à assurer les effets des autres. Il n’y a pas lieu de sacrifier les libertés pour la sécurité mais bien de s’accorder à ce que la sécurité permette le plein exercice de ces libertés tant que celles-ci ne menacent pas l’ordre civilisationnel. »

Ce marché fallacieux n’a jamais donné cours à satisfaction puisqu’il repose sur un tout autre objectif latent : le contrôle politique, sociologique et économique au profit des intérêts d’une minorité.

Cette minorité au pouvoir entretient en certaines occasions et en certains lieux l’indolence naturelle des masses : par l’usage immodéré de la consommation, de la surabondance du divertissement et de l’accès facilité aux médicaments (anxiolytiques) ainsi qu’aux drogues récréatives.

Il est assez savoureux de constater que le léninisme prend acte de cette réalité des minorités déterminées sur des masses veules en modelant le concept d’avant-garde. Prenant pour acquis que l’éveil à la condition de classe n’est pas suffisamment avancé au sein de la population visée, Vladimir Ilitch Oulianov (Lénine) promut la conception d’une élite de révolutionnaires professionnels servant de brise-glace de la révolution.

L’Histoire démontre amplement que les grands bouleversements du passé, qu’ils soient lointains ou proches, sont, au départ, souvent le fait d’une poignée d’individus qui peuvent et réussissent à agréger une masse critique pour faire basculer un régime en leur faveur.

 

À lire aussi : 

Stéphane Courtois : comment Lénine a « inventé » le totalitarisme

Les minorités contre la majorité ?

En vérité, la dichotomie ne devrait pas exister, puisque la minorité qui l’emporte, et qui par voie de de conséquence prend possession de l’appareil politico-administratif, est censée synchroniser la légalité avec la légitimité comme indiqué précédemment. Et si elle n’est pas encore au pouvoir, cette minorité d’individus doit capitaliser, en la formalisant, sur les attentes et les frustrations d’une part conséquente de la population.

Les frictions, qui ne peuvent qu’être croissantes, surviennent lorsque ces minorités au pouvoir entreprennent d’imposer des politiques qui ne peuvent recevoir l’assentiment de la majorité. Certes, les artifices de communication et/ou la coercition peuvent, pour un temps plus ou moins long, pallier cette divergence. Cependant, nous sommes précisément dans le cas où cette minorité ne répond ni totalement ni partiellement à des aspirations de la majorité. Le risque n’est pas de voir la majorité se soulever, puisque celle-ci est indolente, mais ces frictions fomentent l’émergence d’une contestation et d’une nouvelle minorité agissante en son sein apte à menacer la position du groupe d’individus en place.

L’un des meilleurs exemples de cette synchronisation est la conversion du roi mérovingien Clovis à la religion catholique. Conscient que son pouvoir sur l’immense territoire conquis reposait sur ses quelques milliers de Francs (on les estime à 200 000 maximum), il ne pouvait tenir face à une population romano-gauloise bien plus nombreuse (10 millions d’habitants). Il entreprit de se convertir à la religion majoritaire pour s’assurer d’une stabilité politique en son royaume, avec le concours d’un clergé lui assurant précisément cette connexion entre légalité et légitimité.

Actuellement, les tenants de nouvelles orientations sociétales au sein des régimes démocratiques imposent une voie politique qui ne recueille pas l’assentiment des populations occidentales. Ceux-ci se reposent sur une légalité très bancale, puisque les suffrages exprimés le sont en termes de votants et non d’inscrits, faussant la visibilité de leur réelle adéquation avec la légitimité, mais permettant de perpétuer le mythe d’un assentiment populaire qui n’existe fondamentalement que dans l’esprit de cette minorité active. La radicalité de leurs mesures est d’ailleurs inversement proportionnelle à leur faible représentativité au sein de la population.

 

Conclusion

Le peuple en armes n’a jamais existé par lui-même : c’est parce qu’une minorité au pouvoir a réussi à canaliser les aspirations d’une frange conséquente de la population administrée qu’elle a pu estampiller son action de populaire. Et non le contraire.

Les foules sont émotives, et sensibles à l’émulation. Rappelons par exemple La psychologie des foules de Gustave Le Bon (1841-1931), Le viol des foules par la propagande politique de Serge Tchakhotine (1883-1973) ou la Commission Creel avec son plus éminent spécialiste, Edward Bernays (1891-1995), par ailleurs neveu et lecteur assidu des travaux de Sigmund Freud (revoir à bon escient le document Propaganda : la fabrique du consentement diffusé sur Arte).

En revanche, elles ne se meuvent aucunement par elles-mêmes.

« L’Histoire est un cimetière d’aristocraties », comme l’écrivait l’économiste Vilfredo Pareto (1848-1923) : l’on ne saurait mieux dire, toujours à l’heure actuelle.

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  • « Le peuple en armes n’a jamais existé par lui-même » : quel sophisme ! Comme si « la minorité » au pouvoir ou en volonté de l’être ne faisait pas partie du « peuple » , comme si les « minorités agissantes » étaient des aliens planant au dessus de la mêlée séparés par un cordon sanitaire dudit « peuple » . Curieuse vision des peuples. La mienne : à un moment donné les peuples accouchent de minorités agissantes, élixir concentré , composé des couches que ce même peuple; si ce concentré correspond vraiment aux aspirations d’une majorité du peuple et qu’il est assez motivé et organisé , il peut remporter la timbale et arriver au pouvoir . Franchement , quel libéral en carton pâte peut avoir une vision aussi dichotomique des sociétés humaines ?

    -1
    • Je pense qu’une minorité agissante peut être ou peut ne pas être en accord avec la majorité. Tout dépend des circonstances et cela reste à mon avis, si c’est le cas, toujours fragile et réversible. Le propre d’une minorité c’est d’être campé sur des positions fermes, le propre d’une majorité c’est d’être dans une zone floue sur ces positions.
      C’est pour cela qu’affirmer que « Le peuple en armes n’a jamais existé par lui-même » est assez juste. Mais qu’est-ce qu’on entend comme majorité pour utiliser le terme de peuple ? je ne sais pas !

    • Cher commentateur,
      Je vous invite chaleureusement à dépasser la lecture du titre et des deux premières phrases.
      Cordialement.

      • @YH c est ce que j ai fait. Cette opposition : masse indolente versus élites, aristocratie déterminée agissante est inepte

        -1
        • La France des année 40 45 se caractérise par 2 minorités agissantes les résistants et les collaborateurs soient 10% chacun de la population quant ventre mou il va évoluer d un petainisme protecteur vers la libération du pays
          La langue de bois populiste est un vrai morceau d anthologie……🤣🤣🤣🤣🤣

  • Le wokisme actuel en est l’excellente illustration. La majorité est anti-immigrationniste, eux sont favorables à une immigration incontrôlée!

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