Spooner, défenseur de la propriété intellectuelle (1ère partie)

Depuis déjà une bonne décennie, l’air du temps est à la stigmatisation du droit de propriété intellectuelle et, dans la foulée, du droit d’auteur – ou du « copyright » dans sa version anglo-saxonne. Pourtant, un auteur tout à fait libertarien défendait avec force la propriété intellectuelle.

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Plaidoyer pour la liberté intellectuelle - Spooner

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Spooner, défenseur de la propriété intellectuelle (1ère partie)

Publié le 17 avril 2012
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Depuis déjà une bonne décennie, l’air du temps est à la stigmatisation du droit de propriété intellectuelle et, dans la foulée, du droit d’auteur – ou du « copyright » dans sa version anglo-saxonne. Pourtant, un auteur tout à fait libertarien défendait avec force la propriété intellectuelle.

Par Alain Laurent.

Texte paru en préface à Plaidoyer pour la propriété intellectuelle de Lysander Spooner.

Depuis déjà une bonne décennie, l’air du temps est à la stigmatisation du droit de propriété intellectuelle et, dans la foulée, du droit d’auteur – ou du « copyright » dans sa version anglo-saxonne. Au-delà du discours et en mettant entre parenthèses la problématique spécifique des brevets industriels, c’est dans les mœurs courantes en fait d’un non-respect agissant et massif qu’il retourne. Et ceci aussi bien de la part d’innombrables internautes que de toutes-puissantes sociétés comme Google jusqu’il y a peu. Entrave inadmissible à la libre circulation des idées et à l’accès de tous aux œuvres et biens culturels, abus « protectionniste » et « monopolistique » de droit de la part des auteurs et créateurs avides et égoïstes, extension arbitraire du droit de propriété à la sphère intellectuelle dématérialisée où il perdrait tout son sens, intrusion intolérable de la protection légale de ce droit dans le domaine du partage privé d’œuvres numérisées : les griefs et chefs d’accusation formulés contre un droit pourtant si ancré jusqu’alors dans les usages et la législation sont aussi infinis que gravissimes.

Après que le photocopillage effréné lui a frayé la voie, c’est bien sûr l’irruption des nouvelles technologies numériques qui a été la raison principale de cette mise en cause généralisée. Mais la pratique massive, aisée, sans autorisation ni déboursement,  du copié-collé, du téléchargement instantané, puis désormais du « streaming » et de la reproduction-diffusion (l’occasion fait le larron…), semble bien en l’occurrence avoir précédé et justifié la théorie. Les revendications du « droit » à la gratuité et au partage  ou d’une « liberté numérique » illimitée relèvent plus de l’alibi et d’une tentative de justification après coup d’habitudes prises auxquelles on ne veut surtout pas renoncer que d’un argumentaire élaboré pour de pures raisons morales ou juridiques. Pour la plupart des politiques confrontés à ce phénomène essentiellement générationnel, la seule réaction qui s’impose est : puisqu’on ne peut pas s’opposer à des « pratiques culturelles » désormais entrées dans les mœurs sans une répression forcément impopulaire de la fraude, avalisons-les et supprimons tout ce qui pourrait les contrarier – par exemple en France la « liberticide » loi Hadopi.

Á ce réquisitoire imprégné d’une singulière conception « matérialiste » et donc réductrice de la propriété, les défenseurs du droit de propriété intellectuelle se contentent de riposter en soulignant seulement que sa révocation mettrait définitivement en péril la survie financière des auteurs/créateurs tributaires du marché et plus largement l’industrie culturelle. Et qu’en conséquence le plus clair de ses effets serait de considérablement tarir la production des œuvres. Ce à quoi ils pourraient ajouter qu’expérience faite, le respect du droit de propriété intellectuelle n’a visiblement jamais entravé la circulation des idées, l’accès public à la connaissance et aux produits de la création culturelle – pas plus qu’à la possibilité privée de donner ou prêter livres, CD et DVD. Cependant, l’objection la plus forte serait sans doute d’une autre nature : morale et ressortant de la philosophie du droit. Elle réaffirmerait la légitimité du droit fondamental qu’a tout individu de jouir pleinement et librement des fruits de son talent et de son travail quelle qu’en soit la nature. Que le caractère immatériel du droit de propriété intellectuelle ne change rien à l’affaire. Et que ce droit doit comme tout autre être  légalement  et effectivement protégé.

Ce plaidoyer « déontologique » en faveur du droit de propriété intellectuelle que personne n’ose ou n’a l’idée  aujourd’hui de soutenir, il se trouve justement qu’au beau milieu du XIX° siècle un modeste citoyen américain né dans une ferme du Massachussets l’a argumenté : Lysander Spooner (1808-1887), en publiant The Law of Intellectual Property – or an Essay on the Rights of Authors and Inventors to a Perpetual Rights in their Ideas (1855). Bien que sa tournure et ses références soient naturellement marquées par l’époque, ce texte conserve l’essentiel de sa pertinence rationnelle et mérite à ce titre toute l’attention des actuels protagonistes de la polémique sur la propriété intellectuelle. Quelques précisions préalables sur la personnalité et l’itinéraire de Spooner permettront de mieux apprécier l’esprit dans lequel il a composé son ouvrage.

Après avoir été commis de magasin et employé aux écritures, il avait entrepris des études de droit puis fondé sa propre compagnie postale privée – initiative d’abord commercialement couronnée de succès. Mais l’État fédéral lui ayant fait obstacle, Spooner mène une campagne perdue d’avance contre le monopole étatique sur le courrier. Ensuite reconverti en « lawyer » (consultant juridique), il mobilise sa connaissance du droit pour promouvoir ce qui désormais lui tient le plus à cœur : le droit naturel des individus de jouir librement et pleinement de leur propriété, et avant tout dans le domaine des idées. C’est pour défendre ce principe que cet anti-esclavagiste s’engage au cours de la seconde partie de sa vie dans une brillante carrière de pamphlétaire radical, ponctuée par la publication de No Treason – The Constitution of no Authority (1867/70), contre la mainmise arbitraire et tyrannique des gouvernements sur la société civile, Vices are not Crimes (1875) contre la pénalisation des penchants privés ne nuisant pas à autrui, Universal Wealth (1879) contre l’intervention spoliatrice de l’État en économie qui maintient les plus modestes dans la pauvreté, et Natural Law (1882), une apologie du droit naturel. Dans les dernières années de sa vie, auréolé d’une certaine notoriété dans la mouvance anarcho-individualiste version « propriétariste », Spooner se lie d’amitié avec d’autres fortes personnalités de sa trempe qui laisseront également une trace durable dans l’histoire des idées: Josiah Warren et Benjamin Tucker ; il collabore activement à la célèbre revue « liberty » fondée par ce dernier.

L’argumentaire qu’expose Spooner dans son opus se cale primordialement sur deux principes basiques : la primauté du droit de propriété en général dans l’institution d’une société libre, et d’autre part le fait que dans l’action humaine, tout procède initialement du travail de l’esprit. Le droit de propriété, dit-il, « n’est rien d’autre que le droit de souveraineté » de l’individu sur lui-même – surtout  sur la jouissance, la maîtrise et l’usage de ses idées. C’est « le droit qu’a tout individu d’interdire à des tiers d’en disposer sans son consentement » (notion-clé comme on le verra plus loin). Par suite, « toute propriété constitue un monopole ». Plus important encore quant à sa légitimité morale, ce droit « se fonde d’abord sur le droit naturel que possède tout individu de pourvoir à sa propre subsistance, et ensuite […] à son bonheur et son bien-être en général ». Énoncé dès les premières pages de l’ouvrage (ch.1), cet enracinement jusnaturaliste est réitéré dans le chapitre 2 dans le cadre des réponses aux objections : « le droit de propriété trouve sa source dans le droit naturel de tirer profit de son propre travail ». En effet, « tout bien qu’un individu crée ou produit par l’exercice d’une quelconque de ses capacités à produire des richesses lui appartient évidemment de manière légitime ».

D’autre part, nouvelle et décisive considération, dans toute activité productrice se tient l’esprit : « c’est toujours et partout une idée qui conduit le travail », « tout travail physique résulte d’un travail intellectuel » préalable. Et Spooner d’y insister : « Une richesse, tant matérielle qu’intellectuelle, produite ou créée par le travail humain ne l’est donc en réalité que par le travail de l’esprit, de la volonté, de l’âme, et par lui seul. », « Sans richesse intellectuelle – sans idées – la richesse matérielle ne pourrait être ni accumulée, ni mise au service de la subsistance ou du bonheur des hommes ». Non seulement il est impossible de produire quoi que ce soit sans qu’auparavant une activité intellectuelle ne s’y mêle et justifie son appropriation en rendant donc arbitraire toute distinction entre propriétés intellectuelle et matérielle, mais le travail est foncièrement de nature immatérielle puisqu’il consiste à modifier une forme (transformation), immatérielle par nature. En conséquence, « nier l’existence d’un droit de propriété sur les choses incorporelles [immatérielles, intellectuelles…] revient à en nier l’existence sur le travail car le travail lui-même est incorporel » – comme le sont le droit de propriété et tout droit en général. D’ailleurs, sur le marché, « on n’échange jamais que des droits de propriété, jamais des objets » (chapitre 2 : réponse à la première objection).

De ces prémisses, Spooner conclut que la transmission des droits de propriété ne peut en aucun cas se faire sans le consentement (clé de voute de sa démarche) express de l’individu qui les détient – sauf à être spolié et à ce que son droit soit violé. Le droit de propriété n’est en effet pas autre chose que « le droit qu’a tout individu d’interdire à des tiers de disposer [de ce qu’il possède légitimement] sans son consentement ». Et, bien entendu, cela vaut aussi sinon d’abord pour les biens intellectuels, quand bien même ils auraient à la différence des biens matériels « la capacité à être utilisés en même temps par plusieurs personnes ». Comme il en est pour lesdits biens matériels, ils ne peuvent être cédés que « par volonté ». Partager leur jouissance en les divulguant ou les proposant sur le marché n’implique nullement qu’on renonce à en conserver la maîtrise. Et cela à plus forte raison lorsque les idées ont une valeur marchande : « Il n’existe aucun fondement, ni juridique ni rationnel, pour refuser à un auteur d’une idée le droit d’en réclamer une somme correspondant [à celle-ci] ». Le droit de propriété intellectuelle est même inaliénable, à jouissance perpétuelle et par suite automatiquement transmissible par héritage. Ce qui exclut qu’il doive « tomber » dans le domaine public au décès de son détenteur ou au terme d’un certain délai après celui-ci. Prise de position inattendue de la part d’un anarchiste radical tenant l’État pour « une association de malfaiteurs » à éradiquer de la surface de la planète, Spooner affirme que « le gouvernement est mis en place [pour veiller] à ce qu’un individu puisse jouir de tout ce qui lui appartient », et qu’il lui revient en particulier de faire intégralement respecter le droit de propriété intellectuelle.

En fin de plaidoyer, c’est tout juste si Spooner fait une petite allusion à l’argument conséquentialiste devenu de nos jours le seul à être invoqué par les défenseurs du droit de propriété intellectuelle : « Si nous désirons encourager les esprits innovants à poursuivre leur production d’idées nouvelles, le meilleur moyen d’y parvenir, si ce n’est le seul, est assurément de respecter le droit de propriété sur celles qu’ils ont produites ». En revanche, il caractérise et dénonce à plusieurs reprises un monde d’où serait bannie l’application de ce droit à la création intellectuelle. Si tel devait en effet être le cas, cela reviendrait à admettre que « tout devrait être à tous » et que « tous les hommes ont parfaitement le droit de s’emparer des produits du travail de chacun et de les utiliser comme ils l’entendent, sans son consentement ni contrepartie » (réponses aux objections 2 et 11). Ce serait « un système de spoliation généralisée » (chapitre 5) – et le plein « communisme » (réponse à l’objection 2).

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  • Ce qui exclut qu’il doive « tomber » dans le domaine public au décès de son détenteur ou au terme d’un certain délai après celui-ci.
    => N’importe quoi. Avec de telles raisonnements, on paierai encore pour les roues d’une voiture 🙂 Le fait que la propriété soie limité dans le temps motive à commercialiser rapidement le fruit d’une invention.

  • Qu’est-il arrivé aux 3 premiers commentaires de ce matin ?

  • Dans tout ce debat suyr les droits d’auteurs, on oublie souvent de faire la difference essentielle entre **l’auteur** et le **producteur/distributeur** (les « majors »). Deux acteurs completement differents et aux interets fondamentalement opposes — malgre leur collaboration forcee pendant l’ere antique de l’impression/la gravure physique. Donc on peut tres bien etre contre les tentatives illiberales des corporations d’imposer des business modeles obsoletes (SOPA, PIPA, etc. : CD/DVD imprimes, livres imprimes, paiement sur chaque copie, etc.) par rapport aux echanges electroniques modernes, tout en etant completement en faveur du droit d’auteur — c.a.d. de l’auteur original qui, aujourd’hui, peut de mieux en mieux se passer des intermediaires exploitants et exploiteurs

  • C’est assez étrange, cette défense de la propriété intellectuelle au 19e siècle par des libéraux ou anarchistes.
    Le célèbre Frédéric Bastiat lui-même défendait de la même façon la propriété intellectuelle éternelle et transmissible par successsion.

    • Molinarie aussi, mais pas les auteurs moderne libertarien, tel Stephan kinsella (AGAINST INTELLECTUAL PROPERTY) la science social comme toute science fait des progrès, les auteurs du 19° siècles, comme tout être humain, n’était pas infaillible surtout qu’ils était les tout premier a explorer le domaine économique.

  • La chanson de la pub des années 1970,  »Sico Sico par ci, Sico Sico par là » n’est pas une idée de Jacques Bouchard où Marcel Lefèbvre mais bien d’un inconnu qui travaillait à l’époque dans une succursale de Val Royal de Boucherville, 100 rue Demuy coin De Montbrun. Agée d’environ 22 ans je travaillait dans la cour à bois, mais un jour j’ai dû aider un confrère à l’intérieur, pour le montage d’un présentoir d’échantillons de couleurs SICO qui venait de faire son entrée en magasin.
    Pendant que j’effectuais l’assemblage du présentoir, je fit le lien avec mon enfance, d’une chanson que ma mère chantait en faisant ses tâches ménagères. Cette chanson était tico tico d’Alyse Roby . Je remplaçai les mots tico tico par sico sico, tout en tentant d’agencer une suite possible.
    Le gérant de l’époque, G.Bellazzi, écoutait discrètement la chanson sans laisser transparaitre quoi-que-ce soit. Un jour ce gérant invita des gens intéressés, qu’il installa dans son bureau et ouvrit la fenêtre afin que ses invités entendent bien . Il sorti pour me demander de chanter la chanson que j’avait chanté quelques temps auparavant. Pour lui faire plaisir, je lui ai chanté la chansonnette. En levant les yeux je me rendit compte que la fenêtre de son bureau était grande ouverte .
    Il était clair que ce qui intéressait le gérant c’était la chanson et surtout les paroles pour en tirer un profit quelconque. Je me suis dirigé vers le sous-sol pour fuir l’arnaque, mais le gérant m’a suivi afin de me soutirer la suite des paroles. Jamais le gérant ou tout autres personnes ne m’a offert d’utiliser mes paroles et mon idée pour une pub SICO.

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