Entre notre identité au sens biologique du terme et notre identité numérique (voire nos identités numériques) dans le monde virtuel se posent des problèmes similaires à ceux liant le Messie vis-à -vis de la divinité quant à leur unité ou non.
Par Frédéric Prost.
Consubstantialité des hypostases divines
La controverse a duré quelques siècles, et perdure encore d’une certaine manière. Les six premiers conciles Å“cuméniques, la réunion de tous les évêques du monde, avaient pour sujet l’épineux problème de la consubstantialité des hypostases divines : quels sont les rapports entre Dieu, Jésus et l’Esprit saint ? Selon la doctrine chrétienne il n’y a qu’un seul Dieu mais Jésus qui est le fils de Dieu est-il également une divinité et si oui est-il Dieu ou non (car même un Dieu ne peut pas être fils de lui-même). Comment s’articulent l’incarnation du divin dans le charnel ?
Bref tout un tas de questions très subtiles dont on peut se demander si elles ne reviennent pas à ratiociner sur le sexe des anges. Je ne rentrerai pas dans les subtilités théologiques nombreuses, ainsi que les schismes qu’elles ont provoqués, relatives à ces épineuses questions. Je soutiens cependant que les réflexions autour de cette dialectique entre multiplicité et unité sont éclairantes pour nos temps modernes notamment concernant les problématiques soulevées par la notion d’identité dans un monde numérique. Je soutiens la thèse qu’entre notre identité au sens biologique du terme et nos identités (ou identifiants) dans le monde virtuel (blogosphère, twitter, commentaires signés, forums etc.) se posent des problèmes similaires à ceux liant le Messie vis-à -vis de la divinité quant à leur unité ou non que ce soit conceptuellement, essentiellement ou substantiellement.
Monde réel, monde virtuel
La vraie révolution des technologies de l’information est tout à fait paradoxale, et quasiment oxymoronique : la technologie a permis de rendre concrète la virtualisation des idées, disons de l’information. Ces objets bien réels que sont les ordinateurs, les disques durs, les clefs USB, les réseaux de communication ont quasiment libéré le monde des pensées des contraintes matérielles. En effet depuis la naissance de l’humanité pour faire perdurer les pensées et les transmettre il n’y avait que deux manières de faire : la tradition orale et l’incarnation dans des objets physiques (peintures, sculptures, parchemins etc.). Ces deux approches avaient des implications concrètes évidentes : pour raconter et retenir une épopée comme l’Iliade il fallait du temps (car on ne peut faire mieux que d’écouter au moins une fois le poème en entier) et une très bonne mémoire. D’un autre côté si l’objet contenant la représentation de l’idée disparaît, l’information qu’il contient également (comme les peintures des grottes de Lascaux qui disparaissent sous les attaques des champignons depuis qu’on les a exposées à la lumière).
Depuis quelques années maintenant les informations numérisées échappent de plus en plus à ces considérations matérielles (même si in fine elles sont bien inscrites dans la matière d’une façon ou d’une autre) : le coût marginal d’un bit d’information est quasi nul (tout un chacun peut se payer de quoi héberger toute la connaissance du monde, et ce n’est pas juste une figure de style), la réplication de l’information est elle aussi aisée et gratuite (il me faut quelques secondes et une clef USB de quelques grammes pour copier plus d’informations qu’aucun être humain n’a jamais pu transmettre à un autre être humain de manière directe par la parole) ce qui implique sa permanence : il est tellement facile de faire des copies et de les disséminer que supprimer une information publiée sur internet est impossible (car quelqu’un, ou un robot l’a forcément enregistré même à mon insu voir par exemple google cache). Les nouvelles technologies de l’information ont donc rendu possible la coexistence de deux mondes aux lois fondamentales très différentes pour ne pas dire opposées. Le monde virtuel est sans identité, dans cet univers le partage est strictement positif, la permanence est l’état de base, la perfection de la copie est la norme etc. Dans le monde réel on peut reprendre chacun des points et voir qu’il en va de manière strictement opposée. Chaque objet que nous touchons est relié à nous par des traces physiques (celles que cherchent les experts pendant leurs enquêtes policières par exemple), le partage est à somme nulle : on ne possède plus ce qu’on a donné, les objets se dégradent, vieillissent, au cours du temps, les copies ne sont jamais parfaites (ne serait-ce que parce que la matière composant la copie n’est pas la même que celle de l’original).
Incarnation et ascension dans le monde moderne
Le plus immédiat est la virtualisation. S’exprimer sur internet, sur des forums, blogs, commentaires etc. virtualise la parole. Elle prend brutalement toutes les caractéristiques virtuelles que nous venons d’examiner. On peut l’opposer à la parole dans le monde réel qui émane d’une personne (celle qui parle), qui a une diffusion limitée (quelques mètres), qui est évanescente etc. Le passage du monde réel au monde virtuel peut se faire à notre insu (typiquement par l’enregistrement et la diffusion via un smartphone). Les exemples de virtualisations sont légions : numérisation d’œuvres diverses par exemple. Il en est une particulière : celle de la monnaie. Aller dans une banque pour y déposer des espèces (donc des billets réels) permet de les transformer en informations (on peut aller encore plus loin dans la virtualisation en achetant des Bitcoins : l’argent est totalement dématérialisé).
C’est principalement par ce moyen, la monnaie scripturale, que le passage inverse, du virtuel au réel, se fait. On peut plus généralement songer au commerce sur internet : des informations virtuelles (un numéro de commande, de carte bancaire, un compte en ligne) impactent directement la réalité (le livreur de colis). Mais ces interactions/incarnations sont de plus en plus fréquentes, un exemple parmi tant d’autres est fourni par les billets électroniques dont il suffit d’afficher le code barre sur l’écran d’un smartphone pour commander l’ouverture des portes lors de l’embarquement dans un avion.
Identité réelle et réseaux sociaux
Bien entendu la multiplicité des identités/pseudonymes, la prolifération de comptes (plusieurs pour une même personne ou inversement un seul compte pour toute la famille), la non-traçabilité etc. contrarient fortement toute volonté de contrôle. Les politiques de nom réel qu’essayent, sans grand succès, de mettre en place les géants du web que sont Google et Facebook, en témoignent. Récemment Facebook a même lancé, et rapidement arrêté étant donné la levée de boucliers qu’elle a provoquée, une campagne de tests consistant à demander à certains utilisateurs si le nom d’autres personnes de leur entourage était leur vrai nom. De même Google a du revoir sa politique d’identification pour des raisons similaires.
Les raisons de tels fiascos sont pourtant claires : cette politique de nom réel qui devrait s’étendre au monde virtuel n’est rien de plus que la négation des différences essentielles entre monde réel et monde spirituel. On pourrait dire qu’il s’agit d’une simplification consistant à récuser toute différence au sein de la trinité. On peut ne pas être croyant mais de là à jeter par la fenêtre des siècles de réflexion autour de cette consubstantialité des hypostases il y a une limite que certain auraient dû se garder de franchir. Les questions derrières ces interrogations théologiques trouvent un nouvel écho dans notre société où interactions entre mondes réel et virtuels sont de plus en plus importantes.
La zone du dehors
Plus trivialement on voit bien pourquoi ces politiques de nom réel ne prennent pas : quand vous discutez avec votre voisin lors d’un voyage en avion par exemple vous ne commencez pas par lui demander ses papiers. Qui plus est, quand vous parlez sur un réseau social quelconque vos paroles sont accrochées à votre identité pour toujours. On comparera cela avec ce qui se passe si vous participez à une manifestation publique contre le gouvernement, ou tout simplement à une discussion de bistrot : vous n’escomptez pas que ce que vous dites soit accolé à votre identité de manière permanente.
C’est pourtant ce à quoi conduit directement ces politiques de nom réel : à emprisonner la parole dans une identité jusqu’à faire disparaître la zone du dehors. Les seules manières d’assurer cette identification entre identité et entité est de graver l’une dans l’autre ou inversement : soit de tatouer un nombre sur la peau soit de coller un morceau de peau sur un document. La première technique n’a à ma connaissance été utilisée que par un régime bien peu regardant sur les libertés individuelles durant une période bien sombre. La seconde tend, au travers des diverses pièces d’identité biométriques, à se généraliser dans notre monde moderne.
Le moins qu’on puisse dire est que c’est un mouvement inquiétant quant aux libertés essentielles. Cette vision simpliste de l’identité ne permet pas de rendre compte des complexités inhérentes aux problèmes sous-jacents aux rapports entre monde réel et monde virtuel et ne peut conduire qu’à des catastrophes.
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