Massacrer le libéralisme au prétexte du « bien commun »
Pourquoi la plupart des auteurs qui écrivent dans notre pays sur le libéralisme au prétexte officiel de le défendre pensent-ils si mal ? C’est la question que nous nous sommes posés à la lecture de la note substantielle intitulée Du libéralisme rédigée par Nicolas Prévélakis, universitaire en sciences sociales à Harvard, et publiée sous les auspices de l’Institut Montaigne, septembre 2025.
Pourtant, les choses semblaient bien commencer : plusieurs dizaines de pages consacrées à notre sujet de prédilection, sous l’angle du « bien commun » qui a justement été le thème de la dernière université d’été des libéraux (nous renvoyons nos lecteurs au numéro à paraître du Journal des libertés, qui comprendra plusieurs contributions tirées des allocutions prononcées, et notamment à notre article « Bien commun, intérêt général et relativisme moral »). Nous avons hélas dû déchanter rapidement !
Nous avons coutume de lire en premier tout ce qui n’est pas le corps de l’ouvrage. La prise de connaissance de l’introduction fut rapide puisqu’elle n’existe pas… En réalité, c’est la première partie qui en tient lieu au fil d’un plan pour le moins confus. De la conclusion, nous retiendrons deux points, plus précisément deux points inquiétants. D’abord, la référence bienveillante à d’autres traditions que le libéralisme, qu’il s’agisse du marxisme, du socialisme démocratique ou des approches « postcoloniales et intersectionnelles » (p. 75), dont on comprendra qu’en fait l’auteur les utilise, fût-ce à la marge, pour construire son « réinvestissement du bien commun ». Ensuite, l’idée assez relativiste selon laquelle il serait « raisonnable de considérer que le libéralisme reste à ce jour la tradition politique qui a le mieux servi le progrès humain et la paix » (p. 76). On a connu des éloges plus flatteurs !
Le plus inquiétant est ce qui est coupablement appelé « bibliographie » (pp. 79-81) et qui n’est constitué bien entendu que d’indications bibliographiques. Certes, on y trouve -c’est bien le moins !- un certain nombre de penseurs libéraux : le Smith de la Richesse des nations, mais aussi de la Théorie des sentiments moraux, l’imposant recueil de textes de Benjamin Constant sur la liberté des Modernes ou encore le grand ouvrage de Robert Nozick. Mais d’autres penseurs libéraux sont réduits à un seul ouvrage, tel Milton Friedman ou Ayn Rand. Plus grave, Friedrich Hayek n’est mentionné que pour sa Route de la servitude et c’est même le seul ouvrage de pensée autrichienne qui se trouve cité ! Un élément révélateur qui se trouve confirmé par la présence d’une multitude d’écrivains aux rapports plus qu’évanescents avec le libéralisme, si nous pouvons utiliser un effet de litote ! Deux ouvrages pour Karl Marx, trois pour John Stuart Mill, sans parler des Dominique Bourg, Frantz Fanon, André Gorz, Antonio Gramsci, Hans Jonas, Herbert Marcuse, John Rawls, Pierre Rosanvallon et autres Michael Sandel !
La note de Nicolas Prévélakis se compose de six parties que nous étudierons successivement et de manière inégale.
La première, assez creuse, est consacrée au « libéralisme, une tradition de pensée mal comprise ». L’auteur constate que si la notion est omniprésente, elle se trouve fréquemment défigurée, ce qui nécessite « un effort de clarification conceptuelle et de réévaluation critique » (p. 11).
Cet effort est fait dans la seconde partie au titre passe-partout –« Une tradition de pensée plurielle en perpétuelle tension »-, mais elle est, de notre point de vue, la plus intéressante car elle présente la signification du libéralisme selon Nicolas Prévélakis et ses principaux concepteurs selon lui.
La note part de l’idée que le libéralisme émerge au XVIIe siècle comme « réponse à la concentration arbitraire du pouvoir » et qu’il se conçoit comme un « ensemble de principes visant à limiter l’absolutisme du pouvoir monarchique et à promouvoir l’autonomie individuelle dans le cadre d’institutions stables ». Elle distingue trois principes structurels : la liberté individuelle, l’État de droit et la « séparation des pouvoirs » (pp. 15-16), sans se référer de manière explicite à la propriété et au libre-échange. A cet égard, elle renvoie à différents auteurs, comme Locke, Montesquieu ou Constant, sans aller plus avant, et elle voit dans les révolutions américaine et française les ancrages institutionnels, sans toutefois rappeler l’importance de la révolution préalable en Angleterre. Elle distingue « historiquement (?) » plusieurs formes de libéralisme en reprenant une distinction traditionnelle entre « libéralisme politique » et « libéralisme économique », avec la figure tutélaire de Smith, mais en passant totalement sous silence la pensée contemporaine de Turgot. Il y ajoute un « libéralisme culturel », « favorable à la pluralité des modes de vie » et développé par John Stuart Mill (pp. 16-17) -dont l’auteur fait donc un libéral, nous allons y revenir !-.
Après avoir fait de « la limitation du pouvoir », de la « diversité humaine » et de la « construction d’un ordre politique non autoritaire » la « matrice fondatrice », la note distingue trois courants principaux du libéralisme. D’une part, la « tradition française », « héritière des Lumières, de la Révolution et (ce qui incite à beaucoup de prudence !) du républicanisme », se caractérise entre autres par son insistance sur le rôle de l’État et sa « méfiance durable à l’égard des féodalités économiques » -là encore, nous tiquons !-. Nos préventions sont confirmées quelques lignes plus bas lorsque l’auteur écrit que « le libéralisme s’accommode d’interventions de l’État, pourvu qu’elles demeurent compatibles avec la liberté individuelle et la cohésion nationale » et il renvoie pour exemples au « socialisme républicain » ou à la « planification gaullienne » (pp. 17-18). Une conception particulièrement élastique du libéralisme version française qui rappelle fortement Lucien Jaume, pourtant non cité, et son libéralisme français à « l’individu effacé » et à l l’État très présent ! D’autre part, la « tradition anglaise », « plus pragmatique », avec John Locke, David Hume et… John Stuart Mill (p. 18) ! Enfin, la « tradition libertarienne », principalement américaine, qui « radicalise l’autonomie individuelle » et se défie de l’État (p. 19). Si Hayek est considéré comme l’un des inspirateurs de cette pensée -alors même qu’il refusait le terme-, Nicolas Prévélakis passe par pertes et profits le libéralisme autrichien.
S’ensuit une critique du « néolibéralisme » -selon un terme inadéquat- qui recouvre selon l’auteur les « propos » de Hayek et de Milton Friedman (p. 21) -alors même que les pensées des deux amis sont très différentes, mais passons-. De manière étrange, la note en vient à accuser le « néolibéralisme », tout à sa primauté du marché et à sa réduction du champ d’action de l’État, d’avoir rendu péjoratif le mot de libéralisme, « associé à l’austérité étatique, à la financiarisation de l’économie et à l’accroissement des inégalités » (p. 22) !
Dans un paragraphe relatif aux « tensions internes » du libéralisme, l’auteur oppose , John Rawls à l’appui, la liberté individuelle à la souveraineté démocratique (p. 22), puis la liberté économique à l’égalité sociale, en alléguant que le libéralisme « peut produire des inégalités flagrantes, qui affectent l’égalité réelle des chances et menacent à terme la cohésion sociale » (p. 23), enfin la morale à l’ordre libéral, citations de son cher John Stuart Mill à l’appui doublées de celles de Michael Sandel ! Il prétend que la « neutralité » libérale risquerait de faire « perdre sa finalité de recherche du bien commun et donc sa capacité à susciter l’adhésion collective » (p. 25). Une affirmation d’autant plus étonnante que l’auteur se réfère par ailleurs à Raymond Aron et qu’il oublie que ce dernier avait magnifiquement écrit que l’ordre libéral laissait à chacun la charge de trouver, dans la liberté, le sens de sa vie.
La troisième partie traite du « libéralisme face à ses critiques ». Elle est assez étrange, elle aussi, car elle considère qu’il faudrait tenir compte des critiques du libéralisme dont la pratique ne serait pas aujourd’hui à la hauteur des principes. Répondre à la crise ouverte par les « contradictions et dérives du libéralisme dans ses pratiques supposerait de « réhabiliter une vision plus humble et plus inclusive (sic) du bien commun » (p. 36).
La quatrième partie entend « redécouvrir le libéralisme classique » et ce, autour de trois auteurs : Smith, Tocqueville -mais uniquement celui de De la démocratie en Amérique, pas celui de L’Ancien régime et la Révolution, encore moins celui du discours contre le « droit au travail » de 1848-, enfin… John Stuart Mill (p. 37), dont le libéralisme serait « soucieux de justice sociale » (p. 44) -alors même qu’il s’agit de l’un des plus grands destructeurs du libéralisme classique !-. Le trait commun de ces trois penseurs ? « Une pensée de la limite, de la responsabilité et de la modestie », « contrairement à certaines versions contemporaines qui valorisent une liberté sans contrainte ni finalité (?) ». Et Nicolas Prévélakis d’ajouter : « La pensée libérale, dans son versent le plus riche (sic), n’a donc jamais été une célébration de l’individu tout puissant, mais une réflexion sur les conditions de possibilité de la liberté dans un monde partagé (?) » (p. 47). Exeunt donc la pensée autrichienne, aux abonnés absents, Ludwig von Mises, jamais cité, Friedrich Hayek dont l’humilité à l’égard du processus social aurait pourtant dû retenir l’attention de l’auteur…
Nous passerons sur la cinquième partie fourre-tout qui a pour titre « La place du libéralisme aujourd’hui », pour dire quelques mots de la sixième et dernière qui pose la question « Comment penser un libéralisme français ? ». Une nouvelle fois, l’auteur développe de manière implicite une pensée proche de celle de Lucien Jaume selon laquelle le libéralisme français serait indéfectiblement attaché à l’État. Cette doctrine se serait toujours inscrite dans une « tradition spécifique » marquée par la « forte légitimité de l’État républicain » (p. 65). Mais l’auteur relie de manière plus que problématique libéralisme et républicanisme alors qu’il s’agit de traditions distinctes. Et si certains grands penseur français du libéralisme, à commencer par Frédéric Bastiat, cité une fois en passant, ou Jules Simon, jamais cité, étaient d’indéniables républicains, cela ne signifie pas pour autant qu’ils adhéraient au républicanisme. D’après Nicolas Prévélakis, la liberté et l’État ne s’opposeraient pas, la puissance publique devenant un « vecteur d’émancipation » : « Repenser un libéralisme français suppose d’articuler cette tradition étatique qui associe à l’autorité de la puissance publique la générosité et la justice sociale » (p. 71). L’auteur entend « redonner un sens aux finalités (?) » en se permettant même de citer avec faveur Thomas Piketty (p. 72) -un grand libéral ?…- et de vitupérer certains libéraux et leur « caricature du marché dérégulé » (p. 74) !
Concluons en quelques mots. Nous constatons une nouvelle fois que lorsque l’on adopte des prémisses erronées, il s’ensuit des catastrophes. Le fond de la note est un rejet viscéral du libéralisme autrichien et de ses multiples déclinaisons contemporaines. En réalité, l’auteur oppose un bon libéralisme français par l’État à l’horrible libertarianisme, entendu au sens large. Malheureusement, la pensée libérale classique française aura, elle aussi, été largement passée par pertes et profits : un comble s’agissant d’une note qui entendait opérer un « retour aux sources » ! Hormis Montesquieu, Tocqueville et Aron, aux libéralismes d’ailleurs complexes, c’est plutôt le désert français : Turgot absent ; Constant et Bastiat non étudiés ; Simon, Laboulaye et Guyot non mentionnés, des détails ! Il est vrai qu’à citer continument le « socialiste libéral » John Stuart Mill, ainsi qu’une multitude de penseurs contemporains tous rétifs au libéralisme, pour ne pas dire pathologiquement antilibéraux, cela laissait peu de place… Nous nous référerons pour finir à l’un de nos auteurs de prédilection, aux abonnés absents ici, sa pensée n’étant sans doute pas assez « riche » : le pire pour le libéralisme, écrivait Bastiat, ce n’est pas d’être attaqué, c’est d’être mal défendu.
2 réponses
//Deux ouvrages pour Karl Marx, trois pour John Stuart Mill, sans parler des Dominique Bourg, Frantz Fanon, André Gorz, Antonio Gramsci, Hans Jonas, Herbert Marcuse, John Rawls, Pierre Rosanvallon et autres Michael Sandel !//
C’est en effet complètement délirant, compte tenu de la pensée de chacun de ses auteurs, par exemple l’illuminé écolo-socialiste Dominique Bourg (voir sa citation recensée ici https://fr.liberpedia.org/Les_perles_de_la_Folie_fran%C3%A7aise ).
Bien.
Toutefois,  » C’est la question que nous nous sommes posés » >= « posée »! Vous ne vous êtes pas posés mais vous avez posé une question à vous-mêmes. Le complément d’objet étant placé avant le verbe, ce dernier s’accorde.