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dimanche 9 novembre 2025

Les droits de la personne dans une perspective libérale 

Temps de lecture : 7 minutes

Dans la présentation du cycle de conférences L’école du libéralisme de l’IREF, il est précisé que « le libéralisme n’est pas qu’une affaire d’économie ». Cette remarque me paraît essentielle. Trop souvent, le libéralisme est réduit à une simple défense du libre marché au mieux ou, au pire, il est confondu avec une droite nationaliste, au point que des figures comme Donald Trump, Giorgia Meloni ou Viktor Orbán se revendiquent libérales… alors même qu’elles défendent des positions clairement conservatrices, voire réactionnaires, sur les questions dites « sociétales » et souvent très protectionnistes en matière économique.

Or, comme l’a brillamment montré Benjamin Constant, on ne peut pas séparer liberté économique et libertés politique, morale, religieuse ou culturelle. Dans De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes (1819), il insiste sur cette unité. Plus récemment, Mario Vargas Llosa, dans La civilisation du spectacle, défend la même idée : un véritable libéralisme est un tout cohérent.

Même dans des cercles plus informés, on commet parfois une erreur en opposant libéralisme classique et libertarianisme. On présente souvent le libertarianisme comme une version radicale du libéralisme, qui irait jusqu’à revendiquer des libertés individuelles maximales, y compris sur des sujets sensibles comme l’euthanasie, la gestation pour autrui (GPA), la prostitution, le transhumanisme…

Opposer, d’un côté, les libéraux qui défendent la liberté appliquée aux biens et au patrimoine, et de l’autre, les libertariens qui revendiquent la liberté de la personne et du corps, apparaît comme une distinction artificielle et réductrice.

La liberté ne saurait être fragmentée. Elle concerne à la fois la disposition de soi et la maîtrise de ce qui nous appartient. Le libéralisme, en tant que doctrine affirmant la primauté de l’individu sur le collectif, repose sur plusieurs piliers tels que l’économie de marché, la propriété privée, la séparation des pouvoirs, l’égalité devant la loi, la neutralité axiologique de l’État, le principe de non-nuisance et la primauté du juste sur le bien dans la sphère publique. Il s’ancre ainsi dans une conception cohérente de l’être humain à la fois économique, politique et moral.

Mais ce que je veux interroger ici, ce n’est pas tant la pensée libertarienne, qui est complexe, mais plutôt la manière dont on l’utilise pour disqualifier certaines positions au sein du libéralisme, notamment sur les questions bioéthiques.

Il semblerait que, s’agissant des droits des personnes, la seule forme de liberté envisagée soit celle dite « libertarienne », que les détracteurs du libéralisme assimilent à une dérive du « capitalisme sauvage » et à une marchandisation de l’être humain. Pourtant, une telle lecture apparaît réductrice. En effet, même les conceptions libérales les plus classiques reposent sur une réflexion profonde quant au rapport de l’individu à lui-même, à son autonomie et à sa destinée, fondant ainsi sa relation aux autres et aux choses.

Corps, liberté et droits, retour aux fondements

Pour penser ces droits liés à la personne – à son corps, sa destinée, son identité – il faut revenir aux fondements moraux du libéralisme. Ces fondements s’appuient sur la tradition du droit naturel, notamment celui de John Locke, qui relie propriété de soi et propriété des biens.

Dès le XVIe siècle, la Seconde Scolastique espagnole posait déjà le principe du ius in se ipsum, c’est-à-dire le droit naturel de chaque individu à disposer de lui-même, de son corps et de sa personne. En plus de leurs contributions majeures en théorie monétaire (comme la théorie subjective de la valeur ou l’analyse de l’inflation), les théologiens de Salamanque affirmaient que la liberté morale est indissociable de la liberté économique. Francisco Suárez, dans De legibus ac Deo legislatore (1612), développe la notion de potestas : un droit subjectif que possède l’individu sur lui-même et sur les choses. Ce que Suárez appelle potestas, Locke le désignera plus tard par le terme de property, mais l’idée reste la même, à savoir un droit naturel, moral, inaliénable et antérieur à l’État, par lequel l’individu exerce sa maîtrise sur lui-même et ses actions.

Des expressions comme « Omni homini est indubitata potestas naturalis super se ipsum » (« Tout homme possède un pouvoir naturel incontestable sur lui-même ») ou « Homo est dominus sui ipsius et potest disponere de se et bonis suis » (« L’homme est maître de lui-même et peut disposer de sa personne et de ses biens ») annoncent ainsi la théorie du self-ownership de Locke, qui déclarera un siècle plus tard : « Every man has a property in his own person. »

Cette liberté fondamentale, encadrée par des principes éthiques comme le consentement libre et l’absence de tort à autrui, constitue le socle de toutes les autres libertés.

Il s’agit d’un libéralisme fondé sur une vision anthropologique, où l’individu, et non l’État, est à l’origine du droit. La seule limite à cette liberté n’est pas imposée par la loi mais par la morale personnelle, notamment lorsqu’il s’agit de disposer de son propre corps et de sa propre vie.

Libéralisme ou conservatisme ?

C’est pourquoi, à mes yeux, le vrai clivage ne passe pas entre libéraux et libertariens, mais bien entre libéraux et conservateurs. Ces derniers s’appuient fréquemment sur la notion de dignité humaine pour justifier certaines interdictions, en particulier sur des sujets sensibles tels que l’euthanasie, la gestation pour autrui ou la prostitution. À leurs yeux, certaines pratiques, même librement choisies et ne portant pas atteinte à autrui, compromettent intrinsèquement la dignité de la personne et doivent, pour cette raison, être proscrites, y compris au détriment de la liberté individuelle. Il y a des réalités auxquelles le consentement, même librement donné, ne saurait conférer de légitimité.

Dans cette logique, le droit français interdit de nombreuses pratiques : la gestation pour autrui, le suicide assisté, l’accès libre aux tests ADN, le tri embryonnaire, la propriété des données personnelles, le clonage thérapeutique, les services sexuels, la libre disposition du cadavre. De plus, le régime du don d’organes repose sur le principe du consentement présumé, plaçant l’individu dans une posture par défaut de don.

Tout cela pose problème dans une perspective libérale. Car si je dois évidemment respecter la dignité d’autrui, ma propre dignité ne peut pas être utilisée contre ma propre liberté. Si un individu, en pleine conscience, choisit librement une action qui ne nuit à personne, il n’appartient pas à l’État de le lui interdire même si cette action est perçue comme « indigne ».

La notion de dignité humaine, envisagée comme une obligation que l’individu a envers lui-même, a légitimé la mise en œuvre d’un interventionnisme étatique particulièrement fort. Cet interventionnisme s’inscrit dans une culture politique marquée par une méfiance à l’égard de l’individu, perçu non comme un acteur autonome et créatif, mais comme un être potentiellement dangereux, égoïste et irresponsable.

Dans cette logique, la bioéthique n’a pas pour vocation d’éclairer ou d’accompagner, mais plutôt d’interdire, de contrôler et de se substituer aux personnes concernées.

Le dispositif bioéthique français, davantage centré sur l’établissement de limites que sur l’ouverture de nouveaux droits, repose moins sur une éthique du dialogue que sur un pouvoir où l’État exerce un contrôle sur les corps et les vies au nom de la dignité humaine.

Investi par des forces conservatrices (de droite et de gauche), le débat bioéthique se détourne souvent des libertés individuelles, sous couvert de protection de la dignité humaine, des plus vulnérables ou de lutte contre la marchandisation du corps. Celui-ci devient un enjeu public, un territoire à réguler, et l’État prétend décider, à la place des individus, de ce qui est bon pour eux.

Or dans une démocratie libérale, nul n’est mieux placé qu’un autre pour déterminer comment chacun doit vivre sa vie. On ne peut contraindre une personne à agir pour son propre bien, ni l’empêcher de se nuire à elle-même. Comme le rappelle John Stuart Mill, l’autorité de l’État ne se justifie que par la protection de la liberté individuelle. Cela implique que seules les actions causant un tort à autrui doivent être interdites, tandis que les vices privés, en tant que choix personnels, ne relèvent pas du droit pénal.

Le piège du paternalisme

Derrière ces arguments de « dignité », on trouve souvent une forme de paternalisme. On suppose que certains sauraient mieux que nous ce qui est bon pour nous. Par exemple, on considère qu’une demande d’euthanasie serait toujours le signe d’une détresse à « corriger », plutôt qu’un choix réfléchi à respecter ou qu’une gestation pour autrui est toujours une forme d’exploitation.

Mais faire primer la dignité sur la liberté, dans ce cas, revient à nier le consentement de la personne. Un libéralisme conséquent ne peut pas accepter que l’État empêche un individu d’agir selon sa volonté, dès lors que cela ne nuit pas à autrui, sous prétexte de le protéger… de lui-même.

Le rôle de la puissance publique n’est ni de rendre les citoyens vertueux ni de promouvoir des fins spécifiques, mais seulement de garantir les libertés fondamentales. Contrairement à l’État paternaliste, l’État libéral ne se substitue pas aux choix des individus. C’est à eux seuls de déterminer leur manière de vivre et de décider de ce qui est bon pour la réalisation de leurs objectifs vitaux. Le politique est ainsi appelé à éviter de prendre position dans le conflit des conceptions du monde qui doit rester confiné à la sphère privée.

Pour un libéralisme cohérent

Il est courant d’opposer libéralisme et libertarianisme, particulièrement sur les questions sociétales, mais cette distinction sert souvent à justifier une idée conservatrice selon laquelle la dignité humaine devient un prétexte à la limitation des libertés (I. Berlin, Two Concepts of Liberty, 1958). Or, dans une perspective véritablement libérale, la liberté individuelle doit demeurer la valeur première, conformément à la tradition classique du libéralisme politique (J. Locke, Second Treatise of Government, 1689).

Partant de cette liberté y compris sur les sujets les plus sensible, on peut concevoir une société qui respecte pleinement les droits de chaque individu. Tant du point de vue libéral que libertarien. A cet effet, une règle fondamentale s’impose : chacun possède un droit inviolable sur sa propre personne, hérité de cette conception scolastique de la potestas, et qui implique que toute action portant atteinte à cette personne sans son consentement constitue une violation du principe de non-nuisance (non-aggression principle, Rothbard, The Ethics of Liberty, 1982) et doit être prohibée.

La propriété de soi, telle que formulée par Suárez puis Locke, établit le fondement moral du droit de chaque individu à disposer de son corps et de sa vie. Le principe de non-nuisance délimite la portée de cette liberté : la liberté de chacun s’arrête là où commence le préjudice causé à autrui (cf. Mill, On Liberty, 1859). Ensemble, ces principes offrent un cadre éthique et juridique rigoureux, garantissant la protection de la liberté individuelle tout en assurant le respect mutuel entre les individus.

Ainsi, le libéralisme authentique ne peut se limiter à une simple doctrine économique : il implique une défense cohérente de l’autonomie individuelle, la reconnaissance pleine et entière des droits subjectifs hérités de la Seconde Scolastique et relayés par la modernité anglo-saxonne, ainsi que l’affirmation de la liberté totale de l’individu sur lui-même, indissociable du respect d’autrui.

Daniel Borrillo, professeur de droit à l’Université de Paris-Nanterre membre de Génération Libre

Les points de vue exprimés dans les articles d’opinion sont strictement ceux de l’auteur et ne reflètent pas forcément ceux de la rédaction.

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4 réponses

  1. Ah ! Ça fait plaisir à lire… Enfin !

    Seul petit regret, comme un in cauda venenum, la réticence finale : « Les points de vue exprimés dans les articles d’opinion sont strictement ceux de l’auteur et ne reflètent pas forcément ceux de la rédaction. »

    Eh ben, c’est une erreur, parce que ça devrait. Un mag libéral devrait en faire sa bible de cet article. Quand donc l’Iref sautera le pas et abandonnera son conservatisme de droite ? Qui permettrait enfin d’élargir le socle électoral du libéralisme…

  2. On ne peut réduire le libéralisme à sa fonction économique. Car son but principal est la défense de la personne humaine contre toute oppression. Quelle soit politique, économique, sociale.

  3. Merci à vous de rappeler les fondamentaux du libéralisme.
    En effet le libéralisme ne se résume pas à faire du business librement et à polluer librement son voisin mais place l’individu au centre de la société. Celle ci existe pour servir l’individu et non l’inverse. Les relations entre individus étant régies par : ma liberté s’arrête là où commence la tienne. C’est là que cela se complique…

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